Par Charlotte Giorgi
L’addiction pour sortir d’une addiction, le travail comme paravent à une vie affective en loques, et ce que ça dit de notre société en burn out, incapable de ressentir ses propres émotions.
Je crois que tout m’a éclaté à la figure au quarantière « ah, tu es courageuse ! » de la journée. Comment expliquer, que je n’ai pas le choix ? Comment leur dire que si là, tout s’effondre professionnellement, je n’ai plus rien comme paravent ?
Pour fuir une autre drogue, rien de mieux que tomber dans une autre. En espérant qu’elle soit plus forte. Plus dingue. Qu’elle nous hache menu, qu’elle nous coupe en morceaux. Quand on dit drogue, on pense souvent à la coke, ou pire, ou à la clope, ou à l’alcool. Quand on dit drogue, on parle rarement du travail. Ce serait lui accoler un truc un peu trop péjoratif pour la société ultra productiviste dans laquelle nous vivons.
Pourtant, je suis droguée du travail. Je ne pense qu’à ça. Je me sens terrible. Même en vacances, mon poids mort et inutile me déprime plus que la rentrée qui me donne à nouveau un sens, qui m’adoube, qui me prend par la main et m’emmène dans ces endroits où je suis quelqu’un qui compte et qui réussit. Tout l’inverse de ma vie intime. Au travail, je peux être heureuse pour quelque chose, attendre une réponse, poser des questions, construire, élaborer, anticiper, prévoir. Je suis parfaite pour ce que la société attend de moi : organisée, rigoureuse, infatigable. Je suis un robot.
Quand le robot s’arrête, tout retombe. L’essentiel me revient en pleine poire et je me rappelle le décalage entre l’ambition professionnelle et le chantier affectif qu’est devenu ma vie. Je n’ai plus le temps de baiser, c’est à peine si je me rappelle vaguement à quoi ça peut bien ressembler. Dans mon sac invidable, je trimballe avec moi mon histoire, celle que j’ai arrêté d’écrire dans les billets, parce qu’à force de l’explorer sous toutes les coutures elle m’a donné la gerbe. À vous aussi sans doute. Mais c’est la rentrée depuis quelques temps déjà, j’ai l’air courageuse, et je crois qu’il faut que vous soyez au courant : y’a ce truc-là sous le tapis et c’est pas joli à voir. Ça me donne parfois envie de hurler bien fort, de vomir une sorte de haine toute moche et déguingandée, juste pour que les gens autour s’en souviennent : je ne suis pas courageuse, je fuis. Je fuis par tous les côtés d’ailleurs, comme un robinet merdique, comme de l’eau dégoulinante, je fous le camp.
Ce matin en me mettant devant la page blanche, j’avais plus rien à vous dire. C’est le truc le plus terrible qui puisse m’arriver. J’y crois pas, moi, au syndrome de la page blanche. C’est n’importe quoi. Mon astuce, c’est juste d’aller chercher ce qui te remue. Ce qui te fout hors de ton lit le matin, hors de toi. Y’a toujours un truc qui titille, dans les boyaux. Qu’on ait envie de le lire ou non, je m’en foutais, j’étalais ça comme de la confiture et considérais que c’était ce que j’avais de plus précieux à vous offrir en mots.
Mais merde, je suis là, devant cette foutue page, terrifiée. Pas parce que je n’arrive pas à sortir un mot mais parce que ça veut dire quelque chose d’absolument ignoble. Il n’y a plus rien. L’intérieur est mort, vide. Comme quand on part en vacances, l’été, et qu’on retrouve le potager dont on s’est stupidement entiché complètement calciné par le soleil. Mon jardin intérieur n’existe plus, il a disparu. J’ai beau chercher les émotions qui dirigent ma vie, je n’en vois plus une seule à l’horizon. Elles ont été renvoyées après m’avoir fait tant de mal. Ce n’est pas parce que je suis pessimiste ou quelque chose comme ça, non vraiment, je parle de ce que j’aimerais trouver en moi et qui a disparu après y avoir trop été.
Je crois qu’à la pause, je me mettrai en quête de tout ça. Ça sera peut-être un peu douloureux, un peu à vif. Mais au moins, j’aurais des choses à écrire.