Les chaises dissonantes

Par Enthea

Nous n’avons pas vocation à être un journal tout court, mais davantage un journal intime de notre société. Au fil des jours, nous vous proposons donc de plonger dans les réflexions de cette génération qui navigue dans un monde bouleversé, et qui a fait du questionnement son mot d’ordre. Ces chroniques sont des points de vue sur le monde, elles reflètent donc la subjectivité de leurs auteurs et autrices. Elles se veulent intimes, pour regarder les grandes questions par le petit trou de la serrure.

Chaque mois dans sa chronique La Dialectique du Pet de Rupture, Enthea vous parle de relations, et des enjeux de pouvoir qui les entourent. Aujourd’hui, elle nous raconte l’héritage familial, et la place des femmes autour de la table, leurs chaises disposées pour ne pas déranger, et la dissonance qui vient aussi s’y asseoir.

Illustration réalisée gracieusement pour cette chronique par Aloÿse Mendoza, merci à elle!

« Mets le plus gros plat du côté de ceux qui mangent le plus »

Régulièrement, je mange chez mes grands-parents, en famille. Ma mamy est une personne qui a toujours fait énormément de choses, mais qui commence à être âgée et à avoir des difficultés à garder ses habitudes, à cause de ses douleurs aux mains. Ce détail a son importance, parce que justement…. Dans mon histoire, il n’a pas tant d’importance.

Depuis aussi loin que je me souvienne, ma grand-mère cuisine pour toute la famille, elle y met un point d’honneur, elle met les petits plats dans les grands, fabrique de la décoration, pour que nous déjeunions toujours autour d’une table magnifique. Elle préparait même des repas spéciaux supplémentaires pour mon frère et moi, quand on était petits. La cuisine, c’est une institution. C’est son institution. La boisson, le choix du bon vin, du bon crémant, c’est celle de mon grand-père.

Ça arrive peu mais ça arrive qu’elle parte en vacances avec ses copines, abandonnant la maison au patriarche. Je m’amuse, à l’imaginer jongler avec des casseroles, se tromper dans les torchons à vaisselle, et se perdre dans le frigo. Mais pensez vous. Non. La solution était toute trouvée ; puisque la personne qui cuisine gratuitement n’est pas là : payons une autre personne pour réaliser cette tâche : appelons le traiteur.

Voici le décor de l’histoire, mais ce n’est pas le sujet. Le déclic qui me fait écrire, c’est cette éternelle musique familiale, que l’on rejoue à chaque moment de retrouvailles, et qui commence à me vriller les oreilles.

Nous sommes une tablée de neuf convives, et nous sommes tous valides et suffisamment qualifiés pour savoir débarrasser des assiettes, rassembler les couverts, apporter des plats, remporter ceux-ci quand ils sont vides, changer la bouteille d’eau, prendre le pain au passage… Etc.

Nous sommes 3 femmes : ma grand mère, ma mère, et moi.

Neuf moins trois égal six.

Il y a donc 6 hommes, soit deux fois plus d’hommes que de femmes. Et pourtant, nous sommes seulement trois, les trois femmes de chaque génération, à nous lever pour gérer entre chaque plat le bon déroulement du repas et le confort des convives. Nous sommes également assises côte à côte, sur les trois chaises les plus pratiques pour se lever et aller directement à la cuisine sans déranger. Il ne faudrait pas les déranger. Qu’est-ce qui justifie que nous agissions ainsi ? Ma grand mère a été éduquée dans cette posture, et elle met un point d’honneur à la tenir. D’ailleurs elle est toujours si coquette et si parfaite, que son mari ne l’a jamais vue démaquillée : elle se réveille avant lui pour pouvoir s’apprêter. Quant à ma mère, je l’ai toujours vue à la cuisine, pendant que mon père attend d’être servi, ou part avant d’avoir débarrassé la table. Alors, si j’en ai conscience et que ça m’agace pourquoi je perpétue la tradition ? Au début, c’était instinctif : il y a quelque chose de rassurant à former des « clans », à trouver une place, une identité et une utilité qui fait plaisir à tout le monde. La sensation est valorisante. Mais je ne trouve plus ma valeur dans la satisfaction des besoins d’autrui. Je devrais donc m’arrêter « d’aider » (faire ma part, en fait) et rester à table avec les vrais hommes, boire du vin, et continuer à parler fort comme si de rien n’était ? Pendant que les deux autres femmes de la famille s’agitent pour faire disparaître les preuves du festin, en bonnes petites fées discrètes et efficaces ?

Ne pas prendre ma part ne changera rien.

Mon frère vient parfois prendre/ramener des choses en cuisine avec moi. On discute beaucoup tous les deux, donc il me suit, et propose naturellement une « aide » parce qu’il est gentil. Parce que c’est une « aide » et non pas la place qu’il se sent de prendre naturellement. Parce que pour beaucoup, on « aide » encore à débarrasser la table. On « aide » au ménage. On ne partage pas, on ne prend pas en charge sa part du moment passé ensemble, on « aide » par gentillesse, ponctuellement. Et tout le problème se situe là. La répartition éclatée au sol des tâches domestiques dans un couple influence les interactions en famille. Qui elles-même influencent la construction des couples. Et on tourne en rond.

« Sur une table, il y a 9 personnes. Si toutes les femmes sont occupées à préparer le dessert, qui va faire la vaisselle ?

Blague de Chat GPT, février 2023

Et toi, est-ce tu « aides » ? (1)

(1) Les excellentes BD de Emma Clit sur la répartition des tâches dans les relations : https://emmaclit.com/2017/05/09/repartition-des-taches-hommes-femmes/

La chronique précédente d’Enthea : https://motuslemedia.fr/2023/02/18/deterrer-ses-baleines/

Déterrer ses baleines

Par Enthea

Cette saison, l’équipe de rédaction de Motus s’est étoffée. Nous n’avons pas vocation à être un journal tout court, mais davantage un journal intime de notre société. Au fil des jours, nous vous proposons donc de plonger dans les réflexions de cette génération qui navigue dans un monde bouleversé, et qui a fait du questionnement son mot d’ordre. Ces chroniques sont des points de vue sur le monde, elles reflètent donc la subjectivité de leurs auteurs et autrices. Elles se veulent intimes, pour regarder les grandes questions par le petit trou de la serrure.

Dans sa chronique La Dialectique du Pet de Rupture, Enthea nous emmène dans les méandres des relations et des réflexions qu’elles amènent. Elle a du mal à écrire, ce mois-ci. Et ça ne l’a pas empêché de l’écrire pour vous raconter, car ça fait toujours drôle de se prendre les pieds dans les sujets de ses propres chroniques. Ce mois-ci, elle vous parle donc d’honnêteté avec honnêteté, mais aussi de prendre des postures qui ne sont pas les nôtres, de se mentir à soi et de mentir aux autres… En espérant que sa sincérité puisse résonner en vous, peu importe comment vous comprenez ce billet très intime.

Illustration par Aloÿse Mendoza

Ce mois-ci, c’était compliqué. J’ai commencé plein de sujets d’articles. J’ai réfléchi et écrit sur la manière dont les relations libres sont un pare-feu pour éviter de morfler. Puis j’ai recommencé un document sur l’évolution des relations : en une centaine d’années, nous sommes passés des annonces maritales dans les journaux locaux, à Tinder et aux dickpick en air drop. Ça rend fou, tout ça. J’ai plein de choses à vous dire, en fait j’ai plein de textes inachevés qui attendent que j’en comprenne le sens, avant de les laisser voir le jour.

Mais parfois je bloque sur cette chronique. Parce que, tout ce que vous lisez ici, je le rédige avec mes tripes, avec mes larmes parfois, avec mes angoisses souvent, et bien sûr toujours avec beaucoup d’amour.

Et au-delà de la recherche, de l’idée d’approfondir des réflexions, cette démarche me demande quelque chose de parfois un peu violent : le maximum d’honnêteté possible. (et donc, courage.)

Ça faisait deux semaines que je n’arrivais plus à griffonner plus de 4 lignes. Je n’en comprenais pas la cause jusqu’à ce soir. C’est venu d’une pensée anodine, qui s’est répercutée en échos sur plusieurs souvenirs, jusqu’à sonner comme une réponse : je ne suis pas honnête en ce moment.

Pour des raisons qui m’échappent. Mais ce que je sais, c’est que j’ai un incroyable talent : je peux tout faire disparaître sous un tapis. Des petits mensonges ou des problèmes de la taille d’une baleine, ou de tout le reste de l’écosystème aquatique. Je peux gérer ça encore plus efficacement que la pêche au chalut négocie les fonds marins.

Génie dans l’art de la fourberie, parce que le mensonge c’est le pouvoir, et la vérité c’est la vulnérabilité.

C’est nulle comme phrase.. Et c’est encore plus nul que parfois, ce soit les bases sur lesquelles on décide de construire des relations.

La fourberie, ça n’est pas forcément la grosse trahison. Ça n’est pas forcément l’information scandaleuse. C’est ce mensonge par omission qu’on laisse glisser par confort, c’est celui dont on aime dire qu’il ne concerne que nous. Mais pas tant, en fait. C’est confortable d’oublier que l’on a un impact sur les autres.

Et puis, c’est ce qui permet de garder un ascendant, parfois. On en revient au pouvoir. Toujours.

Il y a sans doute mille raisons de souhaiter ce pouvoir. Mais ça me tracasse, parce que la domination, les rapports verticaux, la manipulation, c’est plutôt des choses que je veux éloigner de ma vie.

…Mais voilà, quand ça m’arrange, je mets les pieds dedans, c’est ça ?

Un peu, visiblement. C’est futé, de garder ses sentiments pour soi, qu’ils soient doux, ou aigres, dès lors qu’ils n’appartiennent qu’à nous, ils restent des ingrédients et des outils qui servent l’image que l’on veut renvoyer. 

Il ne va pas en ressortir grand chose de bien, de mes impostures. A plus forte raison si je continue à fabuler avec un tel détachement. J’te jure, si mon mensonge était un être humain ça serait un petit gars avec une casquette nulle qui sifflote en balayant des feuilles, ses écouteurs dans les oreilles. Un gars hyper détaché, quoi.

Alors j’ai regardé le passé pour essayer de comprendre. J’ai remonté le temps, de plusieurs années en arrière, jusqu’à maintenant. Et je n’ai vu presque que des jeux de non dits. Volontaires, ou non. Envers soi-même, envers et de la part d’autres personnes. On ne dit rien, parce qu’une fois que les mots sont lâchés, ils ne nous appartiennent plus, et pire encore, ils peuvent être des armes. Et puis parfois on a besoin de se convaincre soi même, on préfère projeter ce que l’on souhaite être, plutôt que la réalité crue, et pas si incroyable. Pour peu qu’en plus, ça arrange tout le monde…Est-ce que ça n’est pas mieux ?

J’ai envie de dire qu’il y a bien plus chouette que le mensonge. J’ai envie de croire qu’être la plus intègre possible, dans la transparence et la vulnérabilité, c’est ce qui m’apportera l’épanouissement.

Mais puisqu’on se dit tout… Je vous le souhaite fort si ça vous chante, mais pour ma part, je ne suis pas encore sûre d’être assez solide pour lâcher les postures qui me protègent de me faire casser les dents, si je baisse la garde.

Donc… je perpétue un jeu qui m’épuise.

Mais je vais aller voir ce type détaché qui joue avec les feuilles, là, et qu’il m’aide à balayer devant ma porte pour déterrer des baleines.

Etre niais incite à déboulonner le patriarcat (oui)

Par Charlotte Giorgi

Photo de Pixabay sur Pexels.com

Hier, c’était la Saint Valentin. Et l’on dit souvent de la Saint Valentin que c’est une fête commerciale. 

On a sûrement raison. 

Le truc, c’est que cette fête, elle existe, qu’on la trouve sympa ou pas. Et que l’amour, c’est quand même un sacré pilier de nos sociétés. Ce serait quand même chouette de s’en préoccuper.

Mais voilà, c’est un peu niais, tout ça. 

Et alors ? 

Ben, la niaiserie, c’est les sentiments. Les émotions. Se rendre vulnérable. Le foyer. L’intérieur. 

Traditionnellement, ce sont les attributs dont on a doté les femmes. Les hommes eux, dans nos éducations sexistes bien souvent inconscientes, ont appris à gérer la conquête, la guerre, la force. 

Comme nos sociétés sont patriarcales, on a donc appris à dévaloriser tout ce qui a traditionnellement attrait au féminin. 

On se retrouve à rire des sentiments. Et les femmes se retrouvent à porter, dans une grande majorité, la responsabilité de la communication, de la gestion émotionnelle de leurs relations. 

Sauf que voilà, les sentiments, c’est ce dont on a besoin pour sortir des crises qui s’accumulent au-dessus de nos têtes, et qu’on appréhende trop souvent comme des robots, au risque de se faire remplacer par eux (coucou ChatGPT). Un peu d’empathie, de sensibilité, voilà qui pourrait secouer un peu ceux qui prétendent nous diriger sans s’être jamais laissé aller à ressentir le monde.

Pour faire trembler le vieux monde on a donc besoin : de défoncer le patriarcat, pour commencer. La bonne nouvelle ? Ça passe par s’aimer.

Les temps changent. Et de nouvelles manières d’aimer s’inventent, on le constate tous. Mais faisons attention : le patriarcat s’y infiltre parfois tout autant. Ni le polyamour ni les relations libres ni le libertinage ni rien, en fait, ne justifie d’être gaslighté, ignoré, violenté. 

Pour qu’on puisse s’aimer différemment, il faut d’abord se permettre d’aimer. Ça reste ça l’important. La forme, c’est l’enrobage. 

L’amour, c’est pas niais. C’est un truc très puissant qui peut créer des révolutions. Prenons-en soin.

La complainte du plan cul

Par Enthea

Cette saison, l’équipe de rédaction de Motus s’est étoffée. Nous n’avons pas vocation à être un journal tout court, mais davantage un journal intime de notre société. Au fil des jours, nous vous proposons donc de plonger dans les réflexions de cette génération qui navigue dans un monde bouleversé, et qui a fait du questionnement son mot d’ordre. Ces chroniques sont des points de vue sur le monde, elles reflètent donc la subjectivité de leurs auteurs et autrices. Elles se veulent intimes, pour regarder les grandes questions par le petit trou de la serrure.

Dans sa chronique La Dialectique du Pet de Rupture, Enthea nous emmène dans les méandres des relations et des réflexions qu’elles amènent. Aujourd’hui, on parle plan cul, et ce que ça sous-entend.

Illustration de la complainte du plan cul réalisée gracieusement par Aloÿse Mendoza.
  • Plan cul : Composé de plan (« événement préparé ») et de cul (« relation sexuelle »). Relation sexuelle consentie pratiquée dans l’unique but de plaisir. 

 « Mais mon beau, tu es obligé de parler de plan cul si tu parles de cette petite salope de Kay » — (Mathieu Croizet, Polka, Paris : Chemins de tr@verse, 2010, page 287) 

  • Salope : (Vulgaire) (Péjoratif) (Injurieux) Suivant les époques : Femme portée sur le sexe, dévergondée, débauchée, adultère, ou ayant perdu sa virginité hors-mariage. 

Wikipédia

Je me suis toujours demandé pourquoi est-ce qu’il est si courant de parler de quelqu’un en affirmant que c’est n’est «que» un plan cul. Le «que» me pose question. M’interpelle. Me peine, un peu ?

Évidemment, nous avons toustes des manières différentes et plus ou moins sélectives de définir avec qui l’on souhaite partager nos vies, explorer nos sexualités. Mais le point commun entre les diverses branches de nos existences, reste que nous avons choisi et désiré, ces personnes.

Que sous-entend ce «que» ? Qu’est ce qui justifie cette minimisation de l’importance du plan cul ? En comparaison de quoi quoi est-il minimisé ?

N’est-il/elle «que» un plan cul, parce que ce n’est pas quelqu’un·e avec qui partager de l’amour ? Est-ce parce qu’il est admis collectivement que sentiments > sexe ? Tout comme il est admis que nous sommes « seul·e » s’ il n’y a pas de statut relationnel stable et officiel(1). Comme si nos amours d’une nuit ou nos rendez-vous sensuels réguliers avaient si peu de valeur, qu’ils ne sont même pas dignes d’être mentionnés dans notre existence. Nous sommes dit «seul·e·s» tant qu’un·e partenaire ne peut pas venir affirmer le contraire. Peu importe la richesse et la folie de nos nuits, de nos relations.

Mais l’énergie collective à désinvestir le plan cul de toutes formes d’attention, est-elle nécessaire, ou bénéfique à la viabilité de ce type de liaison ?

Si l’on peut se déglinguer avec quelqu’un sans avoir pour autant envie de partager des pancakes le lendemain, alors ne serait-ce pas également possible de se préoccuper du bien être d’une rencontre d’un soir, en sachant sereinement que ça n’empiète pas sur la décision de ne pas se revoir ? Ce cloisonnement, qui ne souffre aucun débordement, ne va-t-il que dans un sens ? Sommes-nous dignes de nos partenaires, si nous partons du principe que leur confort émotionnel ne compte pas ?

C’est donc ça « séparer le sexe des sentiments » ? Ne pas se préoccuper du bien être de la personne avec qui on relationne ? L’absence d’amour/ de sentiments romantiques, est-elle une justification valable à n’avoir que faire de la personne qui est dans notre lit ?

Nous avons perdu l’habitude de rester à l’écoute de nos propres besoins, par conséquent, rien d’étonnant à ce qu’être à l’écoute des besoins d’un·e inconnu·e ne soit pas une évidence.

Nous avons peur.

Peur que l’attention se confonde avec l’attachement. 

Peur de la méprise, peur d’être vulnérable, peur d’être coincé·e, dans une prise d’otage imaginaire. 

Peur de parler, pour éclaircir les zones d’ombres. 

Peur de blesser, mais trop lâches pour être honnêtes.

A chacun·e ses bonnes raisons de justifier son déni.

Mais pour autant, je pense que nous avons beaucoup à gagner, à considérer que le care (2) doit faire partie intégrante des relations, quelles qu’elles soient. 

Et, si tu n’es pas capable de prévenance et d’empathie envers ta ou ton partenaire de la soirée : rends lui service et abstiens toi d’aller plus loin. Très franchement, de toutes façons, avec un état d’esprit pareil, il y a fort à parier qu’il ou elle n’aurait pas passé un bon moment. 

Que désire-t-on au final ? 

Kiffer ensemble.

Une heure, ou des mois, cela importe peu. Chacun·e rédige ses contrats, ajuste ses besoins. 

Mais nous sommes indéniablement toustes réunis en milieu hostile, à jongler avec nos traumas, à espérer le beau, le doux, le fulgurant, le satisfaisant, ou le pas chiant. A essayer de comprendre et se faire comprendre un minimum, et attraper ce qui nous est accessible. 

Alors, une bonne dose de douceur et de prévenance, même si on ne se revoit plus, est-ce que ce n’est pas finalement la meilleure idée ?

(1) Le cœur sur la table – ep. Le plan cul et la vieille fille à chat – BINGE Audio

(2) Le terme care, mot d’origine anglaise, regroupe des valeurs éthiques au sujet de la relation avec l’autre. Basé sur des notions telles que l’empathie, la prévenance, la sollicitude ou les qualités de cœur, le care offre une appréhension morale de l’individu.

Une bouteille à la mer

Par Une Voyageuse Heureuse

Cette saison, l’équipe de rédaction de Motus s’est étoffée. Nous n’avons pas vocation à être un journal tout court, mais davantage un journal intime de notre société. Au fil des jours, nous vous proposons donc de plonger dans les réflexions de cette génération qui navigue dans un monde bouleversé, et qui a fait du questionnement son mot d’ordre. Ces chroniques sont des points de vue sur le monde, elles reflètent donc la subjectivité de leurs auteurs et autrices. Elles se veulent intimes, pour regarder les grandes questions par le petit trou de la serrure.

Aujourd’hui, un départ, une secousse, de l’amour et du voyage pour la chronique d’Une Voyageuse Heureuse.

Aujourd’hui je souhaite lancer une bouteille à la mer. Parler de mon vécu, qu’il résonne en vous, d’une manière ou d’une autre, pour peut-être, réveiller en vous cette petite étincelle qui sommeille au fond de votre cœur.

Dans ma dernière chronique, je vous parlais de l’origine du voyage, du Grand Tour destiné à perfectionner les connaissances des jeunes aristocrates. Selon moi, c’est le grand enjeu du voyage. De grandir. Bien sûr, il y a des milliers de façons de le faire. Mais il y a dans le voyage, cette notion de quête de soi, d’aller à la rencontre de l’autre, pour au final, mieux se comprendre soi-même (toujours de la manière la plus vertueuse possible). 

Je me suis professionnalisée dans le milieu touristique depuis maintenant 4 ans. J’y voyais un moyen de parcourir le monde. Grande rêveuse, j’ai toujours été attirée par les cultures étrangères, les paysages romanesques et les langues. Mais peu à peu, la société m’a aspiré dans un carcan que je n’ai jamais accepté. Métro, boulot, dodo. Je justifiais cela par les études que je réalisais. Je suis très contente et fière de les avoir terminé, tant elles m’ont appris. Mais à la sortie en septembre 2022, je n’ai pas ressenti le désir de me lancer dans une quelconque carrière professionnelle, j’ai encore bien trop à apprendre. Patrick Modiano disait : 

“La notion du vieillissement, du temps qui passe, c’est un truc qu’on n’a pas jusqu’à vingt ans.”

J’ai 24 ans, et le temps qui passe, je le sens déjà. Je félicite celles et ceux qui ont lâché leurs études, qui ont eu le courage de partir avec, pour tout bagage, l’envie de se challenger. Cette envie de partir, ça fait plus de 5 ans que je l’ai. Mais il m’a fallu attendre. Attendre d’être prête, de mûrir, et surtout, de le rencontrer. Et oui, je vais parler d’un mec. Ce mec avec qui il n’y avait rien de concret, à part de forts sentiments naissants. Ce mec qui est parti solo en sac à dos découvrir le monde. Celui qui a réveillé mon âme d’enfant. Cette enfant qui aspire à de grandes choses, courageuse, aventurière, qui s’est laissée dompter par la morosité de la vie. Ce mec que j’ai retrouvé à son retour, et qui m’a tellement apporté. Ce mec avec qui j’ai tenté une relation, parce qu’après tout, pourquoi ne pas essayer ? Mais quand on est empêtré dans un schéma du couple traditionnel qui ne nous plaît pas, il est dur d’en sortir, même si le mec à tout pour plaire (ou presque). Ce mec a fait bien plus que réveiller mon coeur (ça a fait pas mal de remue-ménage), il a réveillé mon âme. Alors, à toi qui lit peut-être ces lignes, je te dis merci, merci du fond du cœur. Pour la première fois de ma vie, je vais réellement vivre. Quand on rompt, on renonce à une relation amoureuse, pas à la personne en elle-même. Une rupture, ce n’est pas forcément chaotique. On n’est pas obligé de laisser la personne derrière soi, de l’oublier. Alors, le temps de pleurer est terminé pour moi. Le temps de la peur s’arrête aujourd’hui. J’ai décidé de partir.

Ça y est, ma bouteille à la mer est jetée, et moi je me lance dans la grande aventure qu’est le voyage. Sans oublier cette personne qui a réveillé en moi cette flamme qui n’est pas prête de s’éteindre. J’espère à travers cette chronique, allumer la votre.

« Ne traversez pas la vie en dormant. » Amina Slaoui

Paramètres de jeu [par défaut]

Par Enthea

Dans sa chronique La Dialectique du Pet de Rupture, Enthea nous emmène dans les méandres des relations et des réflexions qu’elles amènent. Aujourd’hui, elle nous parle du modèle du couple par défaut, et de paramètres à questionnner.

Illustration par Alöyse Mendoza

Lors de l’écriture du deuxième billet de cette chronique, j’avais choisi de m’intéresser aux relations capitalistes, et j’y développais les problématiques de ce que l’on appelle l’escalator relationnel.

Le concept de “l’escalator relationnel” à été défini dans le podcast « La princesse et l’escalator » du Cœur sur la table(1), et présente la relation de couple comme ultime idéal, et vecteur des étapes censées nous mener au mariage, à la parentalité et à la propriété.

Et le premier step de cet escalator infernal, est le couple comme on l’apprend depuis très jeune, comme un lifegoal. Je ne dis pas ça pour fusiller une institution dans laquelle évoluent et s’épanouissent beaucoup de personnes. C’est génial de trouver un mode relation qui nous fait du bien, quel qu’il soit. Zéro jugement, vivons heureux. Parfois par chance, c’est ce schéma relationnel qui nous sied parfaitement. Parfois, c’est quelque chose qui convient de manière ponctuelle. Parfois ce n’est qu’une cage. Et souvent, on a besoin de chercher, essayer, varier, et composer par nous même notre propre schéma.

Mais ce qui me terrifie au quotidien, c’est que le couple straight(2) est pensé comme une base, comme un acquis, à tel point qu’il est devenu le mode de jeu par défaut, dès lors que l’on entame une relation intime avec quelqu’un·e.

Il y a quelque temps, je discutais avec un homme, de son habitude de partir de chez moi au milieu de la nuit, et je lui proposais, si il le souhaitait, de rester un peu plus. Et c’est là qu’il m’a appris quelque chose que je n’avais jamais envisagé : son départ avant la levée du jour était un message. Et cela signifiait «Retiens tes ardeurs, femelle, on est pas en couple !». Ça m’a fait rire, de surprise. Ensuite j’ai trouvé cette méthode à mi-chemin entre la lâcheté et la prévenance. Et puis en y réfléchissant je me suis demandé quel niveau de satisfaction il fallait qu’il ait de lui même, pour penser qu’à la deuxième nuit passée ensemble, j’allais avoir envie de lui laisser une place si conséquente dans ma vie ?

En creusant l’idée générale, on se rend compte que la source de ce genre d’action ne se trouve pas dans des problématiques individuelles liées à l’ego, mais dans les croyances qui ont été insidieusement intégrées dans nos esprits depuis extrêmement longtemps.

Pour vulgariser l’histoire en une ligne : les personnes considérées comme femmes étaient jusqu’à trop récemment, présentées comme des êtres inachevées, qu’un homme devait venir compléter (épouser/sauver/accueillir dans un foyer, etc)(3). Le poids de l’histoire hypocritement hétérosexuelle, des contes pour enfants, des transmissions intergénérationnelles, nous ramène à ces destins binaires et réducteurs :

  • pourvoyeur financier sans émotion pour les hommes
  • mère de famille assigné à résidence pour les femmes.

Quel autre avenir construire, puisqu’en France, les femmes n’ont pu disposer de leur compte en banque uniquement depuis 1965. Je te laisse compter. Voilà. Ça fait 57 ans.

Cinquante-sept ans seulement, qu’une femme à légalement le droit de subvenir elle même à ses propres besoins. (et on ne dit pas que c’est possible ou facile. Juste, que c’est enfin légal.)

Et nous d’être là, en 2022, avec toute notre énergie, notre rage, et notre amour, à essayer de gagner des droits (et de ne pas en perdre), à essayer de gagner la possibilité de vivre de manière épanouissante, en esquivant tous les pièges que le patriarcat met sur notre chemin. On essaie, on fait des erreurs, on s’englue par amour dans des relations douteuses, on essaie de garder la foi, sans avoir d’autres modèles que nos adelphes, dans la même sauce que nous.

Mais maintenant que nous avons la possibilité de toustes prendre en charge notre propre existence : quel est le ratio bénéfice/risques (poids) à laisser entrer quelqu’un d’autre aussi intimement dans notre vie ? Y gagne-t-on vraiment quelque chose « par défaut » ?

Est-ce vraiment une bonne idée que les contraintes, les sacrifices, l’énergie que nécessitent le maintien d’un couple straight soit notre premier choix ? Qu’a-t-on de moins dans nos vies, si on esquive cette problématique ? Et combien de situations critiques seraient évitées en choisissant de remettre ce réflexe en question ?

Love.

Fight.

  1. Le Coeur sur la table, podcast de Binge Audio, écrit par Victoire Tuaillon
  2. Straight (dans ce contexte) : le couple cisgenre hétérosexuel monogame qui suit l’escalator relationnel
  3. La pensée straight, Monique Wittig, Balland, coll. « Modernes », 2001

Éloge des ruptures

(la liberté du radis-beurre)

Par Enthea

Dans sa chronique régulière La Dialectique du Pet de Rupture, Enthea nous entraîne dans les méandres de nos relations. Aujourd’hui, elle nous parle de ruptures… et paradoxalement, en dit pas mal de bien.

 Illustration d’Aloyse Mendoza pour la chronique.

Rupture : Nom féminin. Cessation brusque (de ce qui durait). (Le Robert)

Durée : Nom féminin. Sentiment du temps qui passe. (Le Robert)

Sentiment : Nom masculin. Capacité d’apprécier (un ordre de choses ou de valeurs). (Le Robert)

Il est assez rare d’entendre « Ohhhh félicitations » lorsque l’on annonce rompre avec la personne qui partageait notre vie. On nous offre, en général, des regards tristes et compatissants, ainsi que des petits mots de soutien…

C’est sympa.

Mais quel est le sous-entendu derrière cela ?…Est-ce que rompre doit inévitablement être tragique ?

Est-ce qu’une action aussi simple et indispensable, doit impérativement se vêtir d’une dimension dramatique ? Est-ce au risque, sinon, de nier toutes les valeurs et qualités de la relation rompue ? Pourrait-on résilier une relation comme un abonnement téléphonique ?

Mieux : a-t-on appris à se réjouir d’une rupture ?

Est-ce possible de s’en féliciter, même et surtout, si on a toujours du respect et de l’affection pour la personne dont on souhaite s’éloigner ?

Tirer un trait sur une partie importante de notre vie, est souvent difficile, douloureux, et pas toujours consenti. Mais au final,on fait ce choix pour s’offrir le meilleur. Et c’est souvent à ce moment que l’on découvre à quel point on s’était laissé amoindrir par feu la relation, au point de mettre de côté des choses très simples qui nous plaisaient tant. Pour quelle raison ? Qu’est-ce qui nous pousse à nous adapter, nous sacrifier au quotidien, jusqu’à cesser de manger des radis au beurre alors que ça nous fait plaisir, parce que nous sommes en couple ?

Il n’y a de prime abord aucun lien entre oublier de pratiquer quelque chose qui nous fait du bien, et vivre avec quelqu’un que l’on aime.

Mais pourtant nous avons ce réflexe, tout spécialement pour les personnes éduquées en tant que femmes, à mettre nos envies de côté de manière irrationnelle et non sollicitée, pour mieux s’adapter à la relation. S’oublier devient une qualité et une (fausse) garantie de la solidité du lien. On le fait comme ça, par réflexe. Par adaptation, j’imagine.

A force de pratiquer la rupture avec assiduité, j’ai compris que me retrouver face à moi même rendait visible les moments où j’ai oublié de me respecter ou de m’offrir ce que j’attends de ma vie.. A chaque fin, j’en apprends un peu plus sur ce que je ne désire plus faire, ni vivre. Et particulièrement, sur mes besoins, ce qui est bon pour moi et que je ne veux plus jamais oublier.

Par moment, on se construit en contre, en réaction à quelque chose qui nous a fait du mal. Mais l’intérêt de la rupture va être d’apprendre à se rendre compte de nos besoins profonds et de nos envies futiles, de ce qui nous a manqué, de ce qui était en trop. 

Alors, merci pour ça. Merci mes exs, les trous du cul, les géniaux, ou ceux que j’ai oublié, car tous m’ont apporté involontairement (et parfois avec quelques degrés de violence), une compréhension plus précise de la personne que je suis et que je souhaite être. Toutes ces séparations ont, les unes après les autres, fait ressortir les excuses que je me donnais pour ne pas être entièrement moi-même, pour ne pas vivre entièrement mes désirs et aspirations.

Et pour finir, une tendre apologie de la solitude, qui nous apporte (liste non exhaustive, et pas forcément valable pour tout le monde, à compléter à l’envie) :

  • Ne plus avoir à rendre de comptes. Pouvoir faire absolument tout. Carrément tout. Même si ça paraît stupide. Même si c’est risqué.
  • La confiance en soi retrouvée, du fait de pratiquer les choses par soi même.
  • Le soulagement de vivre dans son bordel autogéré.
  • Manger en roue libre. Ce que l’on veut à l’heure que l’on veut, où l’on veut.
  • Retrouver des finances entièrement adaptées à ses besoins.
  • Découvrir du temps disponible pour de nouvelles passions ou de nouvelles personnes.
  • La diminution drastique de la charge mentale (et si tu ne comprends pas, c’est possiblement parce que c’était toi la charge mentale.)

Et puis, ça laisse aussi vachement plus de temps pour s’aimer soi même.

Love.
Fight.

Cette colère qui m’échappe

Par Charlotte Giorgi

Demain, samedi 19 novembre 2022, auront lieu dans toute la France des marches contre les violences sexistes et sexuelles. Et moi hier, j’ai pensé à toi sans colère. Ça m’énerve.

Photo de Andrea Piacquadio sur Pexels.com

            Hier pour la première fois depuis longtemps, j’ai pensé à toi avec la tête au frais. Les vagues qui se fracassaient en moi il y a quelques mois ne se sont pas levées. J’ai pensé à toi. Les tripes intactes, vidée, presque fatiguée des propres émotions que tu as suscitées pendant si longtemps.

            Quand je l’ai formulé pour la première fois à un ami, ça sonnait tellement faux que j’en ai rigolé, nerveusement. « J’ai pensé à lui et ça ne m’a rien fait de particulier ». Rire. Mon ami a dit que ça sonnait un peu bizarre et je lui ai dit que c’était parce que c’était la première fois que je disais cette phrase-là, cette phrase-là à voix haute. Il m’a dit que c’était bien, alors, avec une interrogation dans le ton.

            Oui, c’est bien. C’est bien, non, que mon ventre ne se torde plus dès qu’il entend ton nom, ou que les journées puissent se dérouler, commencer le matin et finir le soir sans que tu m’aies traversée comme un coup d’épée ?

            Je ne sais plus tout d’un coup. J’ai l’impression que cette incandescence, c’était ma colère. Et je ne supporte pas de n’avoir plus de rage quand je pense à toi, à ce que tu as fait et à ce que tu fais encore, avec d’autres qui un jour, comme moi, auront aussi épuisé leur colère. Qu’est-ce qu’il nous reste, quand la peur et la tristesse et la hargne sont parties et nous ont laissée, lisse et vide ? Comment s’intéresse-t-on encore au combat des autres femmes, comment ressent-on encore les injustices, quand ce qu’il s’est passé est resté derrière nous et que c’est mieux ainsi ?

            Je pourrais me laisser couler dans l’eau du bain, l’eau chaude, brûlante, anesthésiante. Je pourrais fermer les yeux et me laisser aller. Mais il y a quelque chose qui ne va pas, à propos de justice et d’équilibre, de société et de justice.

            Il y a que toi, tu te réveilles, tous les jours, impuni. Que tu vois les couleurs d’automne aussi distinctement que je les vois, que tu dors d’un sommeil profond, peut-être même que tu baves pendant la nuit. Tu baves, dis-moi ?

            Ce déséquilibre des forces me rend folle. Que tu trouves de quoi continuer à tracer ton chemin et que je ne trouve plus de quoi vouloir t’arrêter. Que s’est-il passé pour que je chasse l’envie de vengeance, pour que sois si épuisée par la bagarre que je cherche à tout prix l’apaisement, qu’est-ce qui m’empêche à ce point de t’en vouloir encore ?

            Quelques fois je me dis que je te méprise, que je te prends en pitié. Que c’est pour cela que tu me traverses sans me transpercer, que tout a repris sa place. Tu n’as pas le droit à ma haine. Tu es si petit et médiocre que je ne veux plus t’accorder que des pensées de surface, que tu n’atteignes plus jamais le cœur des choses, et le mien.

            Mais ce serait romantiser un peu les choses. Se voiler la face. Se croire apte au jugement. Je ne suis pas capable de ça. Je suis au bout de la route. Au bord de la route. Je suis en périphérie de mes propres émotions. J’étais en colère, c’était ta faute. Je suis de marbre, c’est encore de ta faute. Je sais que je n’en resterai pas là, que je passerai par d’autres arrêts, d’autres choses. Ce sera toujours de ta faute et jamais une responsabilité que tu respecteras. Au bout du compte, tu ne te souviendras peut-être même plus de ce que tu m’as fait. De comment tu l’as mal fait. Même me faire mal, oui, tu as réussi à être mauvais dans ta destruction méthodique du beau et de l’espoir.

            Demain, comme tous les ans, il y aura une marche dans toute la France contre les violences sexistes et sexuelles. Et cette nuit je dormirai mieux, car demain, je ne serai pas la seule à me souvenir de toi, à chercher cette colère qui m’échappe, à vouloir que l’histoire ne s’arrête pas là, en laissant les femmes sur le côté de leurs sentiments. Je ne serai pas la seule à lutter pour que tu n’oublies pas, parce que nous, jamais nous ne pourrons oublier.  

Les précédents billets qui retracent cette histoire :

POUR OUBLIER

Par Charlotte Giorgi

L’addiction pour sortir d’une addiction, le travail comme paravent à une vie affective en loques, et ce que ça dit de notre société en burn out, incapable de ressentir ses propres émotions.

Photo de Andrew Neel sur Pexels.com

            Je crois que tout m’a éclaté à la figure au quarantière « ah, tu es courageuse ! » de la journée. Comment expliquer, que je n’ai pas le choix ? Comment leur dire que si là, tout s’effondre professionnellement, je n’ai plus rien comme paravent ?

            Pour fuir une autre drogue, rien de mieux que tomber dans une autre. En espérant qu’elle soit plus forte. Plus dingue. Qu’elle nous hache menu, qu’elle nous coupe en morceaux. Quand on dit drogue, on pense souvent à la coke, ou pire, ou à la clope, ou à l’alcool. Quand on dit drogue, on parle rarement du travail. Ce serait lui accoler un truc un peu trop péjoratif pour la société ultra productiviste dans laquelle nous vivons.

            Pourtant, je suis droguée du travail. Je ne pense qu’à ça. Je me sens terrible. Même en vacances, mon poids mort et inutile me déprime plus que la rentrée qui me donne à nouveau un sens, qui m’adoube, qui me prend par la main et m’emmène dans ces endroits où je suis quelqu’un qui compte et qui réussit. Tout l’inverse de ma vie intime. Au travail, je peux être heureuse pour quelque chose, attendre une réponse, poser des questions, construire, élaborer, anticiper, prévoir. Je suis parfaite pour ce que la société attend de moi : organisée, rigoureuse, infatigable. Je suis un robot.

            Quand le robot s’arrête, tout retombe. L’essentiel me revient en pleine poire et je me rappelle le décalage entre l’ambition professionnelle et le chantier affectif qu’est devenu ma vie. Je n’ai plus le temps de baiser, c’est à peine si je me rappelle vaguement à quoi ça peut bien ressembler. Dans mon sac invidable, je trimballe avec moi mon histoire, celle que j’ai arrêté d’écrire dans les billets, parce qu’à force de l’explorer sous toutes les coutures elle m’a donné la gerbe. À vous aussi sans doute. Mais c’est la rentrée depuis quelques temps déjà, j’ai l’air courageuse, et je crois qu’il faut que vous soyez au courant : y’a ce truc-là sous le tapis et c’est pas joli à voir. Ça me donne parfois envie de hurler bien fort, de vomir une sorte de haine toute moche et déguingandée, juste pour que les gens autour s’en souviennent : je ne suis pas courageuse, je fuis. Je fuis par tous les côtés d’ailleurs, comme un robinet merdique, comme de l’eau dégoulinante, je fous le camp.

            Ce matin en me mettant devant la page blanche, j’avais plus rien à vous dire. C’est le truc le plus terrible qui puisse m’arriver. J’y crois pas, moi, au syndrome de la page blanche. C’est n’importe quoi. Mon astuce, c’est juste d’aller chercher ce qui te remue. Ce qui te fout hors de ton lit le matin, hors de toi. Y’a toujours un truc qui titille, dans les boyaux. Qu’on ait envie de le lire ou non, je m’en foutais, j’étalais ça comme de la confiture et considérais que c’était ce que j’avais de plus précieux à vous offrir en mots.

            Mais merde, je suis là, devant cette foutue page, terrifiée. Pas parce que je n’arrive pas à sortir un mot mais parce que ça veut dire quelque chose d’absolument ignoble. Il n’y a plus rien. L’intérieur est mort, vide. Comme quand on part en vacances, l’été, et qu’on retrouve le potager dont on s’est stupidement entiché complètement calciné par le soleil. Mon jardin intérieur n’existe plus, il a disparu. J’ai beau chercher les émotions qui dirigent ma vie, je n’en vois plus une seule à l’horizon. Elles ont été renvoyées après m’avoir fait tant de mal. Ce n’est pas parce que je suis pessimiste ou quelque chose comme ça, non vraiment, je parle de ce que j’aimerais trouver en moi et qui a disparu après y avoir trop été.

            Je crois qu’à la pause, je me mettrai en quête de tout ça. Ça sera peut-être un peu douloureux, un peu à vif. Mais au moins, j’aurais des choses à écrire.

L’amour capitaliste & l’attachement éphémère

Par Enthea

Cette saison, l’équipe de rédaction de Motus s’est étoffée. Au fil des jours, nous vous proposons donc de plonger dans les réflexions de cette génération qui navigue dans un monde bouleversé, et qui a fait du questionnement son mot d’ordre. Ces chroniques sont des points de vue sur le monde, elles reflètent donc la subjectivité de leurs auteurs et autrices. Elles se veulent intimes, pour regarder les grandes questions par le petit trou de la serrure. Sans compromis, elles vous entraînent dans les pensées de la jeunesse d’aujourd’hui, celle qui repeint l’époque à son image.

Aujourd’hui, Enthea vous emmène dans une réflexion sur l’amour et le capitalisme, poursuite de sa chronique La dialectique du pet de rupture sur les relations.

Amours capitalistes. Illustration d’Aloyse Mendoza pour la chronique.

J’ai envie d’exploser d’amour.

En permanence, et pour tout ce, celles et ceux qui me font vibrer. Mais c’est compliqué d’exploser d’amour dans ce monde frileux des sentiments, comme si c’était menacer l’équilibre des choses.

J’ai envie parfois, de déposer cet amour comme un petit cadeau pour la personne concernée, et disparaître. « Fais en ce que tu en veux, je n’ai pas besoin d’être là, je n’attends rien de toi. Je voulais juste te donner ça. Ça n’est pas fragile. Ça n’est précieux que si tu le décides. Mais j’imagine que ça pourrait te faire du bien.»

Ça ne fonctionnerait pas, parce qu’il y a confusion entre amour et attentes. Entre sentiments et attachement.

« Je m’attache pas, moi. »

Moi je m’attache aux gens qui ne s’attachent pas. C’est plus simple, parce que je sais qu’on ne va rien construire ensemble. Et leur non-engagement me permet de vivre toute l’amplitude de mes sentiments, très forts, très vite, sans avoir à redouter les conséquences. (Les conséquences, par exemple : un couple monogame ennuyeux, dans lequel je me perdrais pour finir par oublier mon identité et où l’on devrait discuter de qui a laissé l’éponge moisir au fond de l’évier)

Mais au final, je me demande ce qui nous a à ce point ruiné le cœur, pour en arriver à vouloir des relations, en cherchant à ne surtout pas avoir de relation.

Ou alors, est-ce que tout va bien ?

J’ai été éduquée en tant que fille, je me suis identifiée dans mon enfance, aux modèles féminins que l’on nous proposait. L’imaginaire collectif m’a appris à attendre que l’amour de ma vie m’apporte mon propre bien être, et à me dévouer à mon entourage, à mon détriment.

Imaginez, à l’âge adulte, les dégâts que ce genre d’habitudes peut avoir sur l’équilibre des relations. Et le rapport à soi même.

M’attacher à quelqu’un·e sans en faire une priorité dans ma vie est un combat de chaque instant, contre les réflexes que j’ai depuis toute jeune. Prendre du recul sur cette danse étrange que fait mon cerveau lorsque je tombe sous le charme d’une personne, qui m’a apporté de nouvelles perspectives. J’ai découvert la possibilité d’aimer pour ce qu’iels sont. Sans projeter ni avenir, ni attente, ni résultat.

Cette notion de résultat me paraît avoir beaucoup de place dans la manière dont nous percevons les relations. On nous apprend que faire entrer quelqu’un·e dans notre vie, de manière sensuelle ou romantique, doit se faire dans l’optique de combler ou faire aboutir

quelque chose. Du plan cul au futur mari, la notion de rentabilité de la relation est induite. Nous sommes, du fait, les parpaings, le ciment, (ou la bétonneuse, pour les plus motivée·e·s) des un·e et des autres.

Aujourd’hui je suis gênée de cela. Gênée pour les personnes que je veux fréquenter, et gênée pour moi. Je me demande si l’on a pas abîmé un paquet de relations qui étaient simplement belles, juste parce qu’on a essayé de les rendre rentables, de les faire fonctionner sur une durée qui n’était pas adaptée, ou bien de focaliser sur ce qu’il manquait pour que ce soit « une vraie relation ».

Est-ce que l’on y gagnerait pas, à apprendre à se regarder, s’écouter, se vivre, au-delà de nos failles ? J’aime et ai aimé plusieurs personnes. Fort. Mais j’ai peur, sur un instant d’inattention, d’oublier de les considérer dans toute la beauté de leurs identités, et du lien que nous avons, et de projeter des envies de rentabilité, et injonctions. J’ai peur de demander un avenir dont je ne suis pas vraiment sûre de vouloir, en sacrifiant le présent. J’ai peur d’attendre des comportements différents de leur part, alors que l’on a pas signé pour ça. J’ai peur d’oublier tout ce que je commence à comprendre, et de me laisser embarquer par mes vieux réflexes. D’abîmer ce lien précieux, potentiellement éphémère, qui existe parce que nous sommes deux à en prendre soin.

Je ne veux plus capitaliser sur mes relations, ni leur donner un sens précis, une case dans laquelle rentrer, un but, et une identité sociale. Je ne veux plus de statut pour apaiser mes insécurités, je ne veux plus posséder ni appartenir, je veux juste aimer. Autant qu’on en a besoin et envie.

Parce que c’est chouette, à la base.