Par Charlotte Giorgi
À propos d’un salon de coiffure qui subsiste au milieu de ce siècle destructeur, et de toutes les jolies choses que cela peut vouloir dire.

Elle tourne autour de moi, ses grands ciseaux, son peigne, la pince pastel coincée entre les dents. Virtuose. Ses mots m’enveloppent, m’atteignent plus ou moins bien selon l’insistance des sèche-cheveux en arrière-plan.
J’ai toujours beaucoup admiré les coiffeuses. Je l’écris au féminin, parce qu’elles sont des femmes pour l’écrasante majorité.
« La France compte plus de salons de coiffure que de boulangeries. Ils sont tenus par des dames plutôt que par des messieurs même s’ils portent des noms franchement masculins : Jean-Louis David, Jacques Dessange, Jean-Marc Maniatis ou Franck Provost. » peut-on lire dans Les Echos.
Leur dextérité, leur légèreté de geste, la profondeur de leur métier dont on se moque si volontiers.
Je me sens toujours un peu gauche, un peu idiote, vissée sur ma chaise alors qu’elles s’activent, vives, rapides, efficaces, autour de ma chevelure fatiguée. Je me sens peu soigneuse, enivrée soudain par l’odeur des soins en tous genres, mêlés à leur parfum.
Mais je m’émerveille aussi du lieu, le salon de coiffure. J’y ai tant été qu’il ne me manque pas quand je n’y suis pas. Pourtant, il suffit que j’y mette un pied pour me rappeler comme j’aime ces ambiances, dans le salon. Celui de la ville dans laquelle j’ai grandi, dans lequel se sont déroulées la plupart de mes révolutions capillaires, est assez central, et entouré de larges baies vitrées qui le baignent de lumière. Il se trouve au cœur de la ville, à l’endroit stratégique où peuvent se nouer les discussions, les pensées communes, les rires locaux. Les coiffeuses parlent. Les passants marchent de l’autre côté des baies vitrées, leur baguette sous le bras. Ils vont à la pharmacie, ou à l’épicerie du coin. Ils saluent d’un geste les coiffeuses qui s’activent. Je m’y sens partie d’un tout. Je m’y sens partie d’une certaine communauté, et pour une Parisienne, ce n’est pas rien. J’ai l’habitude ma vie d’électron libre, parfois volontiers et parfois en sentant bien que l’on a perdu une composante essentielle de la vie en chemin, alors j’oublie qu’il existe encore des endroits où l’on tutoie, où l’on se moque gentiment de toi, où l’on te connaît, vraiment, d’une manière désintéressée, pas seulement marchande, juste humaine. Des endroits qui ressemblent à la paix, et aux liens. C’’était mon rêve d’enfant, d’ailleurs. Vivre dans un village où il se passe sans cesse quelque chose puisque tu as la possibilité d’être en interaction avec tout le monde. Où tu peux aller voir la porte à côté si tu t’ennuies, et demander qu’on t’aide à changer une ampoule ou à déboucher ton évier. Où tu es au milieu de la vie, toujours. Pas juste à t’activer à sa périphérie. Fantasme d’urbaine, peut-être. Mais que je retrouve, bien palpable, au salon.
Les coiffeuses parlent, peut-être parce que ce sont majoritairement des femmes, et que c’est ce qu’on encourage les femmes à faire, après tout. Ce sont elles qui tissent les fils qui relient, qui ouvrent les boîtes de pandore, qui passent le peigne dans les sacs de nœuds, dans tous les sens du terme.
C’est cela, aussi, que j’ai toujours admiré. Moi, timidement engoncée dans mon siège, la serviette autour du cou. Elles, sincères inquisitrices, pro de l’intelligence relationnelle qui fait tant défaut à notre monde. Le salon de coiffure comme l’un des seuls lieux professionnels où il est encore possible de discuter sincèrement, avec un peu trop de points d’exclamation peut-être, parfois une lèvre qui se soulève de manière exagérée, mais c’est tout. Un endroit de discussions coincées entre deux tâches, et qui pourtant n’ont pas cédé aux sirènes des conversations convenues qui ne grattent que la surface superficielle des gens.
Ce jour-là, je me suis laissé bercer, comme à mon habitude, par les débats jetés au travers de la pièce. Et mon cerveau est parti en digression… Quand on y réfléchit, dans nos sociétés aseptisées, robotisées, isolantes, il existe peu d’endroits avec un potentiel politique plus grand que les salons de coiffure, dans lesquels la parole est libérée, décomplexée par le bruit des rasoirs et autres ustensiles, et par l’apparente futilité du lieu. Rien de futile ici pourtant. Mardi dernier, j’y ai passé quatre heures, l’idée de me blondir jusqu’au blanc comme une retraite anticipée ne m’ayant pas quittée depuis plusieurs mois jusqu’à aboutir à une logique mise à l’exécution. Pendant des heures, j’ai donc pu assister à l’arrivée, au séjour et au départ de chacun des clients du salon, et écouter leurs conversations. Ici, une retraitée habituée, acculée par la hausse des prix, mais qui ne lâche pas son dernier plaisir : les reflets roux de ses cheveux grisonnants. Là, une mère accompagnant son enfant, un petit cœur de dix ans à peine, défiguré par ses camarades de classe. Mais aussi un père guindé et un père gêné, un jeune pompier qui travaille la nuit, et une dame qui parle fort.
On se demande souvent à quoi bon le local, à quoi bon toutes ces valeurs qui ont l’air de choses de bobos. Voilà : à ce que des endroits, au milieu de nos villes tourmentées, subsistent pour faire lien. Des places où l’on cause, et où les mots se déplient, comme une thérapie de groupe. Des centres dans lesquels les marges peuvent venir se réfugier, trouver de la solidarité, se rappeler que l’entraide existe encore, que les gens se parlent et peuvent s’allier, que rien n’est futile, qu’on peut créer ensemble nos conditions d’existence, si l’on préserve les commerces de proximité, les centres-villes, mon salon de coiffure.
Il fait partie de ces lieux, aussi ordinairement oiseux et négligeable qu’il paraisse, aussi frivole et insignifiant qu’il ait l’air, qui me donnent une force folle, qui me procurent une joie incommensurable. La politique qu’on ne soupçonne pas peut s’y tisser en toute quiétude, et les bulldozers ne l’ont pas encore remplacé par l’un de ces grands centres immaculés. Puissions-nous le garder encore longtemps au creux de la ville…