Par Charlotte Giorgi
Parce que nous sommes beaucoup à expérimenter la chute libre dans la vie d’adulte. C’est mon cas : aujourd’hui j’irai au derniers cours de ma vie étudiante. Alors j’avais envie de poser ça là, sur le papier, avant de poser le stylo.

Voilà, j’en suis là. Précisément ici. J’en suis là : ce moment pour lequel j’ai l’impression d’avoir été élevée. Celui que j’ai imaginé et qui ne ressemble à rien de tout ça.
J’en suis à la fin d’une ère, au début de l’entrecroisement des choses.
Je suis face au grand précipice de la vie d’adulte, et sans trop m’avancer, je crois que j’apprécie cette liberté plus qu’elle ne me fait peur.
Aujourd’hui, c’est ma dernière journée étudiante. De ma vie. Je partirai plus tôt, parce qu’ensuite on va à un concert avec une amie, et j’espère que ça préfigure ma vie future. Rien de tout cela ne sera solennel. Plus tard j’en ferai des caisses, je dirai que c’est là, ce soir-là, dans la fosse, que la vie d’après a commencé. Comme si cette vie n’était constituée que de ruptures franches, d’époques marquées, de périmètres parfaitement délimités. Comme si dans l’étudiante ne s’entrechoquait pas déjà la suite, comme si la suite n’était pas un amas dispersé de l’étudiante.
La vie étudiante, ça n’a pas été les meilleures années, quoique c’était pas mal. Comme chacune des ères, finalement. Ni plus ni moins qu’un bout du parcours. Assez déterminant, sans doute, mais aussi déterminé par tous les cheminements internes qui avaient débuté bien avant. Toutes mes passions d’enfant constituent ce que je compte faire de mes journées maintenant qu’il n’y a plus personne pour me les quadriller.
Une chose est sûre : j’ai grandi dans ces lieux, dans cette école que j’avais tant désirée. J’ai fini par la détester, par comprendre ce qu’elle incarnait dans une société que j’ai aussi appris à combattre au lieu d’accepter sa forme comme aboutie et définitive. Mais je crois que j’en suis aussi revenue, au nom du privilège que j’avais par rapport à d’autres, et aux choses qu’elle m’a apprise dans les interstices, en dehors des cours, dans le creux des choses. Au nom des luttes qu’elle m’a permis d’intégrer, de comprendre, de ressentir.
En première année, j’ai cru que le monde m’appartenait.
J’ai découvert chaque porte, chaque couloir avec les yeux qui brillent et qui veulent apprendre tout. Pas pour les cours. Pour les conversations entre les cours, pour les livres que je lisais, pour la ville que j’arpentais. J’ai voulu me sentir chez moi là où j’étais, dans mon époque, tellement fort que j’aurais pu me transformer en papier peint.
En deuxième année, j’ai compris qu’il faut refaire le monde.
Évidemment, il y a eu la révolte. La deuxième naissance. Le moment où tous les outils tournés contre nous sont repris à notre avantage, celui où l’on touche l’émancipation, où l’on se fracasse à l’indépendance, d’esprit, de vie. Je me suis gavée de ma propre nourriture, de mon propre foyer de pensée. J’ai explosé. J’aurais pu carboniser n’importe quoi, mais il n’empêche que je n’ai pas eu froid, cette année-là. J’étais remplie de feu.
En troisième année, j’ai parcouru le monde.
Pays-Bas, Danemark, Suède, Canada, Etats-Unis. Il me fallait l’ailleurs. Confronter mon confort. Délaisser ce foyer désormais bien construit. Je me suis beaucoup ennuyée. J’ai eu envie de penser aux problèmes de chez moi. Je suis rentrée, un peu vidée. J’ai compris qu’on ne voyage pas dans la vie sans avoir de but, d’élan. Il fallait que je trouve ça, non pas parce qu’on m’y encourageait, mais parce que j’arrivais aux limites de l’exploration, et qu’il fallait décider où aller sous peine de faire du surplace.
En quatrième année, j’ai créé mon propre monde.
Parce que je ne voyais pas pourquoi faire différemment. J’ai lancé un, deux, trois puis quatre podcasts, un média, et appuyé sur le bouton interdit. Celui des gens qui restent pauvres mais qui rigolent tout le temps.
En cinquième année, j’ai rencontré du monde.
Parce que j’ai pris une année de césure. Parce que j’ai respiré entre deux années de master covidées. Parce qu’il fallait redécouvrir l’extérieur. Parce que les gens m’avaient terriblement manqué, et que j’étais prête à faire avec eux.
En sixième année, je rentre dans le monde.
Parce que je suis prête. Parce que j’en ai envie. Parce qu’on n’a pas le choix.
En première année, j’ai cru que le monde m’appartenait.
En deuxième année, j’ai compris qu’il faut refaire le monde.
En troisième année, j’ai parcouru le monde.
En quatrième année, j’ai créé mon propre monde.
En cinquième année, j’ai rencontré du monde.
En sixième année, je rentre dans le monde.
Résumer une vie étudiante sur une feuille A4, c’est un drôle de pari. En bref, je dirais qu’il y a eu la naïveté qui se désagrège, le combat qui se faufile par là, les idées qui se mettent en place, les amis qui prennent la place des piliers, une pandémie qui arrache les dernières forces, la dépression qui s’installe, la solitude qui noircit le tout, les amours qui transpercent, en bien, puis en mal, puis re en bien, l’écologie qui balaye les certitudes, l’utopie qui élève, la réalité qui déglingue, le poids de l’argent, le dégoût du monde, l’amour de la vie.
Fin du cahier, fin des notes. Demain c’est autre chose et la continuité de tout.