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Clash sur le plateau de Touche pas à mon poste, censure au préalable d’un article de Médiapart,… Les derniers mois de 2022 auront été pesants pour la liberté de la presse en France, ce pays qui donne pourtant  l’impression de flotter en dehors des risques. Pour ce premier épisode de Vacarme des Jours 2023, Charlotte revient dans sa chronique sur cette atmosphère inquiétante, suivie par un débat avec son acolyte de toujours, Marius. 

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JE VAIS RATER MON BUS

Par Charlotte Giorgi

Aujourd’hui on parle pénuries d’essence et pénuries de nouveau système. Vous me voyez venir ?

Photo de Jonathan Petersson sur Pexels.com

            Dans un demi-sommeil, j’écoute le présentateur radio demander la solution au ministre de l’économie. J’entends le ministre répondre. Il parle de réquisition. Je ne sais pas exactement ce que ça signifie. Le mot n’est pas sympathique. C’est tout ce que j’entends.

            J’écoute d’une oreille distraite : la voiture, moi, ça ne me concerne pas. De ma génération, nous sommes plus nombreux qu’auparavant, à considérer la voiture comme une option et non comme un impératif. Nous sommes aussi plus nombreux à vivre dans des pôles urbains largement desservis par les transports en commun, qui nous permettent ce raisonnement duquel sont bannis bon nombre de nos compatriotes.

            De mon côté, j’ai pris le bus pour la première fois toute seule aux alentours de mes onze ou douze ans, pour aller à mon cours de théâtre, dans le village d’à côté. J’avais une peur terrible d’appuyer sur le petit bouton « STOP » pour demander mon arrêt, mais cette angoisse existentielle était largement contrebalancée par l’émancipation. Me déplacer d’un point A à un point B, aussi minus étais-je, sans l’aide de qui que ce soit, me semblait être le graal absolu en termes d’indépendance. Je cherchais mon autonomie en consultant les horaires de bus, je grandissais plus vite que jamais en regardant défiler le paysage morne et gris à travers la vitre de ces monstres de ferraille. J’ai accepté volontiers de m’y entasser, de m’y faire contrôler et de ramener l’amende à mes parents, penaude, d’y craindre le soir et le mélange des genres humains là-dedans. Parce qu’à la clé de ces parcours, de ces trajets qui quadrillaient mon espace, il y avait la possibilité pour mes deux jambes de se rendre n’importe où n’importe quand en me fondant dans la masse, la possibilité de regarder le monde comme nulle part ailleurs, et de me sentir étrangement libre au milieu des sueurs journalières des travailleurs urbains.

            Je ne me suis jamais reconnue dans le mythe de la voiture comme liberté. Je n’ai jamais vraiment pu toucher du doigt pourquoi ces tacots individuels, qu’il faut garer, entretenir, fournir en essence, revendre moins cher que le prix d’or auquel on les achète, semblaient encore si fort être le sésame d’affranchissement que mes grands-parents me décrivaient avec de l’essence dans les deux yeux. Des yeux qui luisaient.

            D’ailleurs, convaincue que cette compréhension de l’idéal automobile me viendrait plus tard, je me suis lancée dans les démarches pour passer mon permis dès la limite légale, à seize ans. Persuadée de l’utilité future de ce petit bout de papier rose, je me suis acharnée pendant trois ans, de leçons de conduite en leçons de conduite, pour constater que j’étais un pur danger public et tomber d’accord avec moi-même sur le fait qu’une fois le permis en poche, je ne remettrai jamais les pieds sur les pédales.

            La prophétie s’est révélée être vraie puisque j’habite à Paris, et que le métro est concrètement devenu ma seconde maison. Et puis, je suis aussi d’une génération qui est née biberonnée aux notions de développement durable et que la phrase « privilégiez les transports en commun » m’a été assénée au moins une fois par jour à l’heure où mon cerveau était encore clairement malléable.

            Et tout compte fait, ce matin, en entendant les informations à la radio, je me dis que c’est tout de même pas si mal, de s’être éloignée de l’essence avant que tout parte en vrille. Bonne pioche, Charlotte. C’est vrai, quoi. On joue les étonnés, alors qu’on apprend à nos enfants qu’il n’y aura plus de pétrole dès 2050. On parle de crise énergétique, de sobriété, de la fin des énergies fossiles comme absolue nécessité à l’équilibre climatique, puis dès qu’une raffinerie ne fonctionne plus pour alimenter les schémas délétères auxquels on s’accroche coûte que coûte, la panique pousse le ministre de l’économie devant les micros de France Info, et le voilà qui parle de réquisition.

            On ne trouve pas ça hallucinant, qu’encore les trois quarts des Français aient besoin de leur voiture individuelle pour se rendre au travail. On ne trouve pas ça hallucinant, le nombre de gares de petits villages qui ferment ou sont laissées à l’abandon. On ne trouve pas ça hallucinant, que les structures des paysages quotidiens ne favorisent toujours pas les transports en commun, qu’ils soient si chers, peu accessibles, une option enquiquinante parmi les autres. Non, ce qu’on trouve hallucinant c’est de devoir vivre une vie sans pétrole, alors que nous en déblatérons depuis des années.

            Je pense à toutes celles et tous ceux qui auraient avidement besoin de transformation. Pas demain, pas dans 10 ans. Tout de suite. Maintenant.

            Je pense aux grandes entreprises qui entravent ces transformations, double le salaire de leur PDG ultra riche, s’enrichissent sur le dos des crimes climatiques et sociaux, puis refusent de redistribuer leur profit quand c’est la moindre des choses.

            Et puis j’éteins la radio, je vais rater mon bus.  

La drague des aînés

Par Charlotte Giorgi

Aujourd’hui, un billet sur les jeunes qui bifurquent. Mais surtout, sur leurs aîné·es, qui croient les récupérer au tournant, et récupèrent à la place un véritable choc générationnel. Nous ne voulons plus de votre monde. Gagnez du temps et cessez donc de nous le vendre par tous les moyens.

Photo de cottonbro sur Pexels.com

            Ces derniers temps, c’est fou de voir à quel point les générations qui nous précèdent nous tournent autour.

            Elles ont besoin de chair fraîche.                                           

            Pour accepter leurs jobs pourris, commencer au lance-pierre et finir au burn-out, comme ça s’est toujours fait, d’une génération à l’autre. Pour se réconforter et faire briller les yeux de jeunes débutants. Pour montrer qu’elles n’ont pas totalement perdu pied, dans ce monde qui passe tout au radar des questionnements.

            Mais notre génération est sceptique. Elle demande mieux. Elle demande pourquoi. Elle demande à voir.

            Elle se fait draguer.

            Les aînés insistent, sûrs qu’ils ont compris les enjeux. Ils acceptent le féminisme, ils acceptent l’écologie, ils acceptent l’éthique, va.

            Ils ne savent pas très bien pourquoi.

            Parce que ça fait jeune.

            Parce qu’engagé est le dernier terme à la mode.

            Parce qu’ils croient nous parler en martelant un nouveau langage, celui de la colère, de la révolte et de l’élan vers un monde nouveau.

            Certains sont sincères. Je l’espère car il en faut.

            Mais pour les autres, quelques slides verts dans les présentations ne suffisent pas à nous faire tomber amoureux. Quelques emojis dans vos prospectus, quelques exemples de vos combats douteux, quelques clins d’œil appuyés ne changeront pas nos perceptions, ne nous feront pas dévier de nos chemins nouveaux.

            Dans le domaine dans lequel j’étudie et je travaille, la communication, rien n’a jamais été plus vrai. Les grosses agences, celles qui exploitent, sont arrivées au bout de leur stock de cobayes.

Elles ne recrutent plus. Parce que la pub n’est que trop rarement alignée avec le monde. Ce n’était pas franchement mieux avant. Sauf qu’avant, le monde s’alignait sur elle. Elle avait raison dans une société qui avait tort. Elle n’allait pas à contre-sens de plein gré. Aujourd’hui, elle ne peut plus avoir raison.

            L’espoir peut souffler un coup. On ne l’a pas encore totalement asphyxié. Des intentions sont formulées, le mouvement général de la société se lit et se ressent. Il nous faut des nouveaux récits, des nouveaux rêves, des nouveaux axiomes de vérité. Notre réalité doit être reflétée, aidée, supportée. Pas enjolivée, ni démolie, ni éloignée par la narration dont on l’enrobe.

            Mais les sbires s’acharnent. Ils nous disent vive l’écologie, vive le féminisme.

            Puis qu’ils n’ont pas le choix. Que sans ça, sans cette responsabilité fondamentale des entreprises, le profit ne rentre plus. Ah. C’est donc ça, qui anime, encore, toujours, sous des formes diverses. C’est sur ce principe indéboulonnable que l’on plaque n’importe quel reste. Les combats sociaux sont des vitrines. Des moyens.

            C’est parfois déprimant, souvent risible, cet engagement à côté de la plaque, ces raisons qui contredisent leurs propres intentions. C’est la fin, qui a changé. Les moyens les accompagnent. Mais sans la fin, il n’y a pas de changement, il n’y a pas de transformation : il y a des ajustements ridicules.

            Comme dirait une prof à moi : « dans la com’, on est éclairagistes, pas maquilleurs. » Nous ne sommes pas formés à mentir, travestir la réalité, faire miroiter des fantasmes utopiques. Vous ne pouvez plus nous demander cela, de verdir et d’être votre caution « jeunesse engagée », alors que nous envoyons sciemment l’écologie ou le reste se faire foutre pour des bénéfices. Nous voulons exercer nos métiers, proprement, éthiquement, dignement.

« Mais l’entreprise en a besoin pour fonctionner ». L’entreprise a besoin de bénéfices. Oui. Pour assurer son fonctionnement.

            Le reste, le supplément apporté par le mensonge et les crimes d’imaginaires, pour quoi faire ? Grossir, « scaler » comme on dit ? Investir dans plus plus plus ? Croître ?

            Les moyens, sans fin. La destination est inconnue, mais allons-y à grandes enjambées.

            Je voudrais vous dire : notre génération a jeté un coup d’œil du côté de la ligne d’arrivée. Là-bas, il y a des genres de Picsou auto-satisfaits, aux process clairs et aux chemises propres. Mais il y a aussi la fin du monde. Ouais. Genre, la mort de l’humanité. Quelque chose comme ça, qui fait tout de même vaguement réagir.

            Nous avons sauté de votre avion avant le crash, et je suis fière de ma génération.

            La vôtre, sous ses grands airs de startup nation, est une trouillarde hallucinante, qui se trimballe dans le monde l’arme tournée vers elle-même. Vous faites tout pour les mauvaises raisons.

Mais peut-on vraiment faire nos métiers de manière propre ? Devenir un encart publicitaire,dans tous les cas, est-ce compatible avec nos idéaux ? Ou les métiers de la communication sont-ils voués à disparaître ?

Je crois à la métamorphose. Je crois au renouveau du sens, de la fin au-delà des moyens. Les métiers de la communication sont utiles. Pour faire lien. Pour porter aux yeux du monde les initiatives sincères, les démarches qui font du bien à ce futur dans lequel nous avons tant cranté. Oui, pour ouvrir des plateformes de discussion, de réflexion, d’élans. Pour amener sur la terre ferme les messages qui ordonnent le nouveau monde, le rendent sensible, palpable. Oui, pour imaginer, faire de l’art, créer.

La fin a changé, la fin de l’histoire, aussi.

Ils ne recrutent plus.

Pas parce que les métiers s’éteignent et que qu’ils en sont les sauveurs ultimes.

Parce que leurs métiers se transforment et qu’ils en sont les fossoyeurs imbéciles.

Ils ne recrutent plus. Tant mieux, nous on bifurque.

Se permettre

Par Charlotte Giorgi

Un billet sorti tout droit d’une poche vide dont l’inflation a eu raison, une poche de classe moyenne qui n’est pas à plaindre ni à envier, bien assise au milieu des problèmes mais en dehors des catastrophes. Comme une envie de raconter le quotidien vu de cette poche qui fait des choix qui pourtant lui coûtent cher.

Photo de maitree rimthong sur Pexels.com

            « Mes problèmes n’en sont pas et mes caprices sont ceux que je peux me permettre ».  C’est la phrase que j’avais trouvé il y a quelques mois pour résumer ma situation financière, celle d’une classe tarabiscotée entre le haut et le bas du panier, étouffant elle aussi à certains égards, mais pas assez pour pouvoir s’en plaindre.

            Comment se plaindre, alors que chaque mois, mes parents me donnent l’argent qu’il faut pour survivre, et que je peux ainsi continuer mes études plusieurs années, ces années qui feront la différence dans les recrutements, plus tard, quand je serai face à ceux qui n’ont pas eu ma chance.  

            Comment se plaindre alors que j’ai une maison dans laquelle toujours me replier, me retrancher, me réfugier, si les problèmes m’assaillent.

            Comment se plaindre alors que j’ai la chance qui est celle d’une famille tentaculaire, qui n’oublie jamais les anniversaires et les occasions de glisser un petit billet dans la poche arrière de mon jean.

            Je le sais bien : avec mes études, l’éducation à la débrouille financière que j’ai reçue et l’environnement affectif dont je dispose, je ne connaîtrai jamais la vraie galère, celle où il est question de vie ou de mort. Alors j’ai tendance à penser qu’il serait assez malvenu de ramener ma fraise, à l’heure des queues devant les banques alimentaires, parce que pour une fois le serrage de ceinture arrive jusqu’à moi et m’éclabousse.

            Mais parfois, je me dis aussi que j’ai une certaine chance, qui représente pourtant le niveau de dignité auquel n’importe quel être humain devrait accéder. Et que pour le reste, il faut se permettre d’en parler.

            On dit de ceux que les jets d’eau n’atteignent pas qu’ils sont déconnectés. Racontons-leur. Laissons la trace de ce que cette époque nous impose, d’à quel point elle déçoit nos horizons, en rangeant tant de désirs au placard.

            L’inflation m’empêche d’acheter bio, et pourtant, je persiste car c’est important pour moi. Là réside le fossé qui me sépare encore largement de la pauvreté : j’ai le choix de ma difficulté ou non. Je décide de me mettre dans le rouge – sans doute parce que j’ai le privilège de pouvoir rattraper ça le mois suivant ou quelque chose comme ça-. Je le décide, parce que je suis parano, et que je suis incapable de manger un fruit industriel après avoir ingurgité tout ce que j’ai ingurgité en termes de lancement d’alerte écolo. Voilà. C’est ma petite folie du mois. La santé est un luxe que je me permets. Pour le reste, les calculs sont de mise.

            Ce n’est pas normal, devoir arbitrer au centime près quand on n’a pas encore trente ans, et seulement soi-même à nourrir. Mon appartement parisien fait 9 mètres carrés, précisément parce qu’il est parisien et que rien n’interdit aux propriétaires de commencer les enchères dans une bulle spéculative hallucinante. Il pleut à l’intérieur et je me sens vulnérable, à la merci d’un propriétaire, pas méchant mais définitivement loin des considérations qui se posent à moi quand l’eau de la pluie goutte sur mon oreiller. J’ai le luxe de pouvoir payer un verre à mes amies, puis de m’en mordre les doigts. Je voudrais ne plus dépendre de mes parents, tout en sachant pertinemment que je ne suis pas capable de prendre le relai. J’ai 23 ans et un master dans une prestigieuse université, mais je n’échappe pas aux lois du marché. Cela ne veut pas dire que j’ose demander à ma mère qu’elle m’aide à payer les quatre-vingts euros de ma séance chez la dermato (j’ai une allergie au soleil) ou les soixante-dix euros de ma séance de psy (j’ai une allergie aux hommes). Je ne vais pas au cinéma :  je peux donc choisir entre me racheter des chaussures fonctionnelles ou un bon livre, ce qui n’est déjà pas mal. Si on devait résumer mes choix quotidiens, ce sont ceux-là.  Des arbitrages absurdes, des économies ridicules et des dépenses un peu aléatoires. Je suis une enfant de la classe moyenne, je ne peux pas vraiment me permettre de me permettre. Et en même temps, je suis au sec sur le bateau de sauvetage.

            Mais le plus dur, dans tout ça, ce sont les perspectives. Celles que l’avenir rembarre déjà pour nous. Acheter un appartement, avoir des enfants. Tout ce que l’époque financière rend de plus en plus impossible pour nous, pendant qu’il s’agit d’un rien pour le peu d’autres qui s’agitent en hautes sphères. Nous sommes les enfants déclassés, ceux que l’inflation rogne et que le chômage guette. Pour ceux qui s’en sortent à peu près, l’indépendance s’obtient à coups d’habitations insalubres et d’exploitation salariale. Nous sommes ceux qui ont bien travaillé à l’école et qui constatent, dix ans plus tard, que ça ne les sauvera pas. Nous sommes ceux qui refusent les jobs bien payés au nom d’une quête de sens salutaire, et qui en payent les conséquences. Nous sommes ceux qui se le permettent, au nom d’une promesse de lendemains nouveaux. Nous espérons nous le permettre. Nous souhaitons, nous voulons nous le permettre. Ne nous faites pas regretter de choisir le cœur et de changer le monde.  Ne nous traitez plus de flemmards, vous qui avez eu le vent de l’époque avec vous, avant qu’il nous souffle à contre-sens.