Les chaises dissonantes

Par Enthea

Nous n’avons pas vocation à être un journal tout court, mais davantage un journal intime de notre société. Au fil des jours, nous vous proposons donc de plonger dans les réflexions de cette génération qui navigue dans un monde bouleversé, et qui a fait du questionnement son mot d’ordre. Ces chroniques sont des points de vue sur le monde, elles reflètent donc la subjectivité de leurs auteurs et autrices. Elles se veulent intimes, pour regarder les grandes questions par le petit trou de la serrure.

Chaque mois dans sa chronique La Dialectique du Pet de Rupture, Enthea vous parle de relations, et des enjeux de pouvoir qui les entourent. Aujourd’hui, elle nous raconte l’héritage familial, et la place des femmes autour de la table, leurs chaises disposées pour ne pas déranger, et la dissonance qui vient aussi s’y asseoir.

Illustration réalisée gracieusement pour cette chronique par Aloÿse Mendoza, merci à elle!

« Mets le plus gros plat du côté de ceux qui mangent le plus »

Régulièrement, je mange chez mes grands-parents, en famille. Ma mamy est une personne qui a toujours fait énormément de choses, mais qui commence à être âgée et à avoir des difficultés à garder ses habitudes, à cause de ses douleurs aux mains. Ce détail a son importance, parce que justement…. Dans mon histoire, il n’a pas tant d’importance.

Depuis aussi loin que je me souvienne, ma grand-mère cuisine pour toute la famille, elle y met un point d’honneur, elle met les petits plats dans les grands, fabrique de la décoration, pour que nous déjeunions toujours autour d’une table magnifique. Elle préparait même des repas spéciaux supplémentaires pour mon frère et moi, quand on était petits. La cuisine, c’est une institution. C’est son institution. La boisson, le choix du bon vin, du bon crémant, c’est celle de mon grand-père.

Ça arrive peu mais ça arrive qu’elle parte en vacances avec ses copines, abandonnant la maison au patriarche. Je m’amuse, à l’imaginer jongler avec des casseroles, se tromper dans les torchons à vaisselle, et se perdre dans le frigo. Mais pensez vous. Non. La solution était toute trouvée ; puisque la personne qui cuisine gratuitement n’est pas là : payons une autre personne pour réaliser cette tâche : appelons le traiteur.

Voici le décor de l’histoire, mais ce n’est pas le sujet. Le déclic qui me fait écrire, c’est cette éternelle musique familiale, que l’on rejoue à chaque moment de retrouvailles, et qui commence à me vriller les oreilles.

Nous sommes une tablée de neuf convives, et nous sommes tous valides et suffisamment qualifiés pour savoir débarrasser des assiettes, rassembler les couverts, apporter des plats, remporter ceux-ci quand ils sont vides, changer la bouteille d’eau, prendre le pain au passage… Etc.

Nous sommes 3 femmes : ma grand mère, ma mère, et moi.

Neuf moins trois égal six.

Il y a donc 6 hommes, soit deux fois plus d’hommes que de femmes. Et pourtant, nous sommes seulement trois, les trois femmes de chaque génération, à nous lever pour gérer entre chaque plat le bon déroulement du repas et le confort des convives. Nous sommes également assises côte à côte, sur les trois chaises les plus pratiques pour se lever et aller directement à la cuisine sans déranger. Il ne faudrait pas les déranger. Qu’est-ce qui justifie que nous agissions ainsi ? Ma grand mère a été éduquée dans cette posture, et elle met un point d’honneur à la tenir. D’ailleurs elle est toujours si coquette et si parfaite, que son mari ne l’a jamais vue démaquillée : elle se réveille avant lui pour pouvoir s’apprêter. Quant à ma mère, je l’ai toujours vue à la cuisine, pendant que mon père attend d’être servi, ou part avant d’avoir débarrassé la table. Alors, si j’en ai conscience et que ça m’agace pourquoi je perpétue la tradition ? Au début, c’était instinctif : il y a quelque chose de rassurant à former des « clans », à trouver une place, une identité et une utilité qui fait plaisir à tout le monde. La sensation est valorisante. Mais je ne trouve plus ma valeur dans la satisfaction des besoins d’autrui. Je devrais donc m’arrêter « d’aider » (faire ma part, en fait) et rester à table avec les vrais hommes, boire du vin, et continuer à parler fort comme si de rien n’était ? Pendant que les deux autres femmes de la famille s’agitent pour faire disparaître les preuves du festin, en bonnes petites fées discrètes et efficaces ?

Ne pas prendre ma part ne changera rien.

Mon frère vient parfois prendre/ramener des choses en cuisine avec moi. On discute beaucoup tous les deux, donc il me suit, et propose naturellement une « aide » parce qu’il est gentil. Parce que c’est une « aide » et non pas la place qu’il se sent de prendre naturellement. Parce que pour beaucoup, on « aide » encore à débarrasser la table. On « aide » au ménage. On ne partage pas, on ne prend pas en charge sa part du moment passé ensemble, on « aide » par gentillesse, ponctuellement. Et tout le problème se situe là. La répartition éclatée au sol des tâches domestiques dans un couple influence les interactions en famille. Qui elles-même influencent la construction des couples. Et on tourne en rond.

« Sur une table, il y a 9 personnes. Si toutes les femmes sont occupées à préparer le dessert, qui va faire la vaisselle ?

Blague de Chat GPT, février 2023

Et toi, est-ce tu « aides » ? (1)

(1) Les excellentes BD de Emma Clit sur la répartition des tâches dans les relations : https://emmaclit.com/2017/05/09/repartition-des-taches-hommes-femmes/

La chronique précédente d’Enthea : https://motuslemedia.fr/2023/02/18/deterrer-ses-baleines/

La mauvaise fille

Par Charlotte Giorgi

Un peu après le 8 mars, je me suis rendu compte d’un truc. Un truc un peu con. Un truc un peu moche. Un truc qu’on attend des femmes même quand elles s’en sont pris plein la tronche : qu’elles soient de bonnes victimes.

Photo de Nicolas J Leclercq sur Unsplash

            Il y a quelques jours, j’ai vu passer sur les réseaux sociaux, comme beaucoup d’entre nous,  le visage d’Hilona. Son histoire aurait du m’interpeller directement, me sauter au visage.

Hilona, c’est une « fille de téléréalité ».

Par un réflexe inconscient, mon cerveau a décidé de balancer l’histoire qu’elle s’apprêtait à raconter parmi les discours futiles, les faits divers de bas étage. Le mot « violence » qui était parfois associé à la vidéo que je voyais tourner sans prendre le temps de la regarder, ne m’a même pas questionnée.

Et je ne suis pas la seule, féministe, engagée, victime de violence de la part des hommes, à n’avoir pas assimilé Hilona aux autres féministes de sa génération. Ce n’est pas, ce ne sera jamais une Adèle Haenel, bien qu’elles s’inscrivent dans un même élan, dans une même colère qui s’exprime enfin.  

Hilona n’avait pas la chance d’être une actrice de renom. Une journaliste. Une femme sérieuse.

Hilona faisait partie de cette catégorie de femmes que la société croit connaître avant même d’avoir essayé : idiotes, avides de pouvoir et de célébrité crasse, vulgaires. J’ajouterais même peut-être : des corps. Des femmes qui sont exposées, là, dans la petite lucarne, et qui correspondent tout à fait au schéma sexiste, en ne répondant qu’à un seul critère d’exigence de la société : le corps. La beauté « populaire », qu’on ne voit certainement pas dans les grands magazines de mode, celle qui discrédite tout le reste. Des harpies qui crient et gesticulent, mais dont la parole a peu de poids : elles ne sont pas là pour ça. Des femmes comme le patriarcat les affectionne et les fabrique. Des femmes dont, avant même qu’elles aient ouvert la bouche, on sait qu’on ne les écoutera pas.

            Toute féministe que je sois, je n’échappe pas à la bête et méchante règle. La vidéo d’Hilona, exemple foudroyant d’un cas de violences conjugales, je vais mettre une semaine à la regarder, et encore, parce que je m’ennuie un peu et que je voudrais tuer le temps en me délectant d’une énième crise de couple de célébrités.

            Sauf qu’il est loin de s’agir d’un crêpage de chignon. La vidéo d’Hilona est courageuse, brillante, juste. Elle s’y livre en détail, après avoir longtemps gardé le secret (alors que sa vie est scrutée quotidiennement par des milliers de personnes), sur les violences qu’elle a subies de la part de son ex-compagnon, Julien. Le schéma classique est déroulé sous nos yeux par la voix déterminée et émue de la jeune femme : violences psychiques, physiques.

            Mais surtout, surtout, Hilona décrit avec une grande précision les angles morts. Les choses pas assez grandiloquentes pour une lutte de cette ampleur : les changements de comportement constants, au point de devenir folle, les proches qui n’y voient que du feu ou n’assemblent pas ensemble les moments de folie décousus, l’espoir qui rend aveugle plus encore que l’amour, la peur de le perdre, lui, celui qui agresse et menace, parce qu’il est, malgré tout, celui dont on est tombé amoureuse.

            J’ai regardé l’enchaînement des vidéos. Une longue heure, allongée dans mon lit, incapable de reprendre mon souffle pendant que je subissais l’uppercut de la violence partagée, banale. J’ai reconnu beaucoup de choses dans l’histoire qui m’était racontée, et les détails m’ont sauté au visage, pour une fois qu’ils étaient dits. Pour une fois que la sincérité, courageuse et qu’on ne peut pourtant jamais exiger, déliait à voix haute les nœuds et la complexité de la violence. Sans binarité, sans schéma tout fait.

            Parce que ce serait trop simple de pouvoir faire la lecture de ces affaires avec une grille méchant ou gentil dans laquelle classer les protagonistes. Ce serait trop facile, de pouvoir établir que la seule connexion entre la femme battue et l’homme violent, c’est une situation d’abus perpétuel, de Mal. Je sais bien, qu’en tant que féministes, nous pensons bien faire en répétant à l’envie que « ce n’est pas de l’amour », mais quand on ne l’a pas encore compris, quand on est amoureuse et violentée, alors vers qui se tourner si le mouvement féministe n’intègre pas cet imbroglio de sentiments qui fait la réalité de ces relations malsaines ?

            Qu’une Hilona, avec cran et honnêteté raconte son cheminement ambivalent, les liens indéfectibles qui lieront toujours son histoire à celle de son agresseur, et exprime de manière concrète et implacable que « le jour où je parle c’est terminé pour toujours », c’est un témoignage ultra précieux qui nous est livré. Car oui, c’est là que se trouve tout le paradoxe de l’emprise et de la violence : on ne veut pas forcément qu’elle s’arrête. On préfère se creuser jusqu’à l’os, ronger tout ce qu’il reste, on préfère tenter, encore et encore et encore, on préfère parfois espérer jusqu’à la mort.  

            C’est à ce moment-là, celui où arrive la complexité des choses, qu’Hilona devient, dans la culture commune, « une mauvaise victime ». Une victime qui l’a un peu cherché, en plus d’être déjà une simple fille de téléréalité, une victime qui n’en était pas juste une mais qui s’est impliquée dans son histoire au lieu de la fuir, les bleus au visage, comme la femme battue qu’on se figure et que l’on a envie d’aider.

            De la même manière, une femme qui aurait rendu des coups, une femme qui aurait cédé à l’implosion de ses nerfs en devenant irritable, dure, froide, n’est plus crédible. Elle sort du champ acceptable. Pourtant, n’importe qui peut se figurer que nos réactions à la violence ne sont pas toutes les mêmes, et qu’elles peuvent être exécrables, parce que les femmes ne sont pas juste des martyrs, mais aussi des êtres humains fonctionnels. On notera au passage que la même vague de discrédit s’est abattue sur Amber Heard, avec la poussée des nombreux masculinistes pour qui le procès qui l’opposait à Johnny Depp était une façon de contre-attaquer #MeToo cinq ans plus tard, était une occasion en or de montrer que les femmes sont des menteuses. Amber Heard n’était pas une bonne victime, et l’opinion, pourtant baignée dans le contexte post #MeToo, s’est régalée du festin atroce.

La vidéo d’Hilona est un uppercut, parce qu’elle laisse à voir tout cela, avec la transparence de tout le cheminement. Elle permet à des milliers de jeunes femmes qui ne se reconnaissent pas dans les féministes parfaites, dans les victimes impeccables, dans la beauté lisse des témoignages qu’elles ont entendus jusque-là, de réaliser, d’aider, de comprendre. Elle nous permet à tous et toutes de voir la réalité des violences en face, au-delà des fantasmes et de l’imaginaire ultra simplifié qui nous enveloppe et nous trompe.

L’ère post #metoo, une ère de violences sexistes et sexuelles en augmentation

Photo de Flavia Jacquier sur Pexels.com

Il y a quelques semaines, le Haut Conseil à l’Egalité entre les femmes et les hommes rendait un rapport glaçant. Non seulement, le sexisme et la violence envers les femmes sont loin d’être en baisse dans notre société post #metoo, mais ils sont aussi particulièrement ancrés chez les moins de 35 ans, qui estiment par exemple pour un quart d’entre eux que la violence peut servir.

C’est ici que l’on se doit sans doute d’admettre que l’idée des premières vagues féministes de faire des femmes « des hommes comme les autres » se heurte à la réalité. En réalité, il faudrait surtout que les hommes deviennent des femmes comme les autres.

Marius et Charlotte en discutent dans ce nouvel épisode de Vacarme des Jours, notre podcast de chroniques d’actualité.

Etre niais incite à déboulonner le patriarcat (oui)

Par Charlotte Giorgi

Photo de Pixabay sur Pexels.com

Hier, c’était la Saint Valentin. Et l’on dit souvent de la Saint Valentin que c’est une fête commerciale. 

On a sûrement raison. 

Le truc, c’est que cette fête, elle existe, qu’on la trouve sympa ou pas. Et que l’amour, c’est quand même un sacré pilier de nos sociétés. Ce serait quand même chouette de s’en préoccuper.

Mais voilà, c’est un peu niais, tout ça. 

Et alors ? 

Ben, la niaiserie, c’est les sentiments. Les émotions. Se rendre vulnérable. Le foyer. L’intérieur. 

Traditionnellement, ce sont les attributs dont on a doté les femmes. Les hommes eux, dans nos éducations sexistes bien souvent inconscientes, ont appris à gérer la conquête, la guerre, la force. 

Comme nos sociétés sont patriarcales, on a donc appris à dévaloriser tout ce qui a traditionnellement attrait au féminin. 

On se retrouve à rire des sentiments. Et les femmes se retrouvent à porter, dans une grande majorité, la responsabilité de la communication, de la gestion émotionnelle de leurs relations. 

Sauf que voilà, les sentiments, c’est ce dont on a besoin pour sortir des crises qui s’accumulent au-dessus de nos têtes, et qu’on appréhende trop souvent comme des robots, au risque de se faire remplacer par eux (coucou ChatGPT). Un peu d’empathie, de sensibilité, voilà qui pourrait secouer un peu ceux qui prétendent nous diriger sans s’être jamais laissé aller à ressentir le monde.

Pour faire trembler le vieux monde on a donc besoin : de défoncer le patriarcat, pour commencer. La bonne nouvelle ? Ça passe par s’aimer.

Les temps changent. Et de nouvelles manières d’aimer s’inventent, on le constate tous. Mais faisons attention : le patriarcat s’y infiltre parfois tout autant. Ni le polyamour ni les relations libres ni le libertinage ni rien, en fait, ne justifie d’être gaslighté, ignoré, violenté. 

Pour qu’on puisse s’aimer différemment, il faut d’abord se permettre d’aimer. Ça reste ça l’important. La forme, c’est l’enrobage. 

L’amour, c’est pas niais. C’est un truc très puissant qui peut créer des révolutions. Prenons-en soin.

Tous les Norman

Par Charlotte Giorgi

Quand les drames se ressemblent, c’est là que se trouvent les causes, les injustices, les questions que l’époque n’a pas suffi à enterrer. Il y a quelques temps, j’ai dévoré tous les articles sur le cas de Norman, ce YouTubeur mis en examen pour viol. Et ce que je n’avais pas écrit est devenu nécessaire.

Trigger Warning : violences sexuelles.

« Comme si son passage dans mon existence ne m’avait pas suffisamment dévastée, il faut maintenant qu’il documente, qu’il falsifie, qu’il enregistre et qu’il grave pour toujours ses méfaits. (…) Ce sentiment d’être piégé dans une représentation trompeuse, une version réductrice de soi, un cliché grotesque et grimaçant, je le comprends pourtant mieux que personne. S’emparer avec une telle brutalité de l’image de l’autre, c’est bien lui voler son âme. »

Vanessa Springora, Le Consentement

Photo de Suparada Intharoek sur Pexels.com

Quand j’avais onze ans, je croyais que faire l’amour c’était pour les amoureux. J’y peux rien, les mots se ressemblent, et les enfants croient les choses comme ça.

            Quand j’avais onze ans, j’étais amoureuse de toi.

            Quand j’avais onze ans, tu m’as demandé de t’envoyer des photos de moi. Nue.

            Tu m’as parlé de sexe quand je ne savais pas encore ce que ça voulait dire.  

            Tu m’as dit que tu avais envie de moi.

            Tu m’as dit que tu allais arrêter de me parler si je n’étais pas ton esclave.

            Tu as plaisanté, plusieurs fois, en disant que j’étais ton esclave.

            Je l’étais.

            Que tu pouvais me violer quand tu voulais.

            Tu le pouvais.

Ce qu’il y a de plus dur ? Savoir. La sentence, ce qui va nous arriver. S’enfoncer dans le vice, dans le mal. Exterminer son enfance, pour lui. Pour l’amour. Ce qu’on croit que ça veut dire.

            D’habitude je lis pas les journaux. Sais pas, les articles sont trop longs, et mon attention dure 8 secondes. Mais j’ai eu l’impression qu’on parlait de moi. Alors j’ai lu. J’ai reconnu les mots : disproportion du pouvoir dans la relation, admiration, amoureuse, enfant, homme, emprise. Demandes, chantages, crise. Intime violé, silence, zone d’ombre. Enfance trouée, violence, zone d’ombres. Chaque mot est juste, dans ce foutu papier. Elle a raison.  Je la crois.

J’ai peur des mots qu’elles emploient, en même temps. Elles, toutes celles qui ont l’air d’être mes sœurs et pourtant j’ai rien demandé et je voudrais que mon histoire soit extraordinaire et pas juste banale.  Mais quand elles racontent aux journaux, je jauge chaque syllabe, je pèse chaque lettre. Est-ce qu’on est sûr de cette tournure de phrase, est-ce que l’adjectif tombe juste ? J’ai peur qu’on ne les croit pas, j’ai peur qu’on ne me voit pas, qu’on ne m’entende pas. Leurs voix sont la mienne, j’ai peur d’un seul mot : mensonge. Diffamation. Calomnies.  

            C’est tellement flou, et banal, et les traces durent tellement longtemps : je sais à quel point c’est dur à raconter. Il y a des violences qui sont indicibles, auxquelles les mots ne suffisent pas.

Les traces de ce que les hommes font aux petites filles. Leur pouvoir auto-satisfait qui les suit pendant des années. Leur emprise qui dure au-delà de toute considération rationnelle. Les mots qui résonnent en boucle, la sensation d’être possédée, qu’on nous a eue, littéralement, du verbe avoir.

Les hommes, débiles, convaincus qu’ils ont été un peu fous, avides d’éprouver tout ce qu’ils disent réprouver. Les hommes, ceux qu’on ne peut plus jamais aborder sans être piégée dans un jeu d’échec, sans une lutte pour le pouvoir. Les hommes qui ont le fin mot de l’histoire, qui mettent le point à la ligne. Les hommes dont on aura peur pour toujours, et qu’on choisira toujours biaisée, avec l’espoir qu’ils nous referont mal puisque c’est comme ça qu’on aime. J’ai appris à aimer cassée. C’est foutu.

            Son histoire avec Norman me rappelle la mienne. Sauf que moi, son courage je ne l’ai pas. Je crois que j’aimerais comprendre, et j’ai besoin qu’il m’y aide, qu’il m’explique. Je crois que je n’ai pas la force qu’on me scrute pour voir si je ne me suis pas tout bêtement fracassée sur la vie sans que ce soit la faute de personne. Je crois que j’ai besoin de lui dans ma vie, encore, parce que sinon je ne sais plus qui je suis. J’ai passé des années à parler de lui, à penser à lui, à construire mon imaginaire appuyé sur lui. Le balayer, même pour trouver la justice, est trop dur. Bref, Norman me saute à la gorge, parce qu’il me rappelle à quel point mon drame est une aspérité banale, et que moi, je me tais. Je le laisse exister à côté de moi, être un pilier de ma vie d’adulte. L’adulte que je ne suis jamais vraiment à cause de lui.

À cause de toi.

Et puis tu en parles. Et c’est là, à ce moment précis d’absurdité, que je bloque. C’est ça qui me pousse à écrire je crois. Tu dénonces. TU dénonces Norman. T’es con ou quoi ?

Est-ce que tu es sérieux, est-ce que tu n’as pas fait le lien, est-ce que ça te traverse, que l’impunité que tu dénonces est la même dont tu jouis pour la dénoncer, ta vie sociale ta carrière tout en place sans sanction, toi qui t’en tires avec de vagues excuses et une demi-discussion, est-ce que tu t’en fous est-ce que tu fais exprès est-ce que ton but c’est de faire mal de nous chier dessus de nous anéantir, qu’est-ce qu’elles en pensent les femmes de ta vie le savent-elles sont-elles victimes est-ce qu’il y en a d’autres est-ce que tu penses à moi est-ce que tu croies qu’on a quelque chose à foutre de ton féminisme à deux balles est-ce que tu te lèves le matin et t’as honte, est-ce que tous ces gens te croient, est-ce qu’ils savent, est-ce qu’ils savaient, est-ce que je te rentre dedans, est-ce que tu liras ce billet, est-ce que t’es une merde ou est-ce que t’es juste con est-ce que c’est au nom de la rédemption est-ce que tu as changé est-ce qu’avoir changé te donne le droit de parler de ça, d’accuser d’autres gens, de demander des punitions et des culpabilités dont tu n’as jamais eu à rendre compte EXPLIQUE-MOI.

Je sais pas si je te hais, je sais plus rien. J’ai l’impression de devenir folle, de me poser mille questions, est-ce que j’exagère ?

Tu es un Norman. Le mien. Je m’en fous, que tu le sois plus. Tu l’as été, pour moi, tu le restes pour toujours. Tu auras toujours été ça. Tu m’auras toujours fait du mal. Et je ne comprends pas qu’il ne t’arrive rien.

Je ne te veux pas dans mon combat quand tu dénonces Norman. Je ne te veux pas près des filles, près des enfants. Je te veux près de moi parce que mon cerveau est foutu. Ceux des autres doit rester à l’abri, et c’est pour ça que j’écris. Pour les autres. Un jour, il y aura le courage.

La complainte du plan cul

Par Enthea

Cette saison, l’équipe de rédaction de Motus s’est étoffée. Nous n’avons pas vocation à être un journal tout court, mais davantage un journal intime de notre société. Au fil des jours, nous vous proposons donc de plonger dans les réflexions de cette génération qui navigue dans un monde bouleversé, et qui a fait du questionnement son mot d’ordre. Ces chroniques sont des points de vue sur le monde, elles reflètent donc la subjectivité de leurs auteurs et autrices. Elles se veulent intimes, pour regarder les grandes questions par le petit trou de la serrure.

Dans sa chronique La Dialectique du Pet de Rupture, Enthea nous emmène dans les méandres des relations et des réflexions qu’elles amènent. Aujourd’hui, on parle plan cul, et ce que ça sous-entend.

Illustration de la complainte du plan cul réalisée gracieusement par Aloÿse Mendoza.
  • Plan cul : Composé de plan (« événement préparé ») et de cul (« relation sexuelle »). Relation sexuelle consentie pratiquée dans l’unique but de plaisir. 

 « Mais mon beau, tu es obligé de parler de plan cul si tu parles de cette petite salope de Kay » — (Mathieu Croizet, Polka, Paris : Chemins de tr@verse, 2010, page 287) 

  • Salope : (Vulgaire) (Péjoratif) (Injurieux) Suivant les époques : Femme portée sur le sexe, dévergondée, débauchée, adultère, ou ayant perdu sa virginité hors-mariage. 

Wikipédia

Je me suis toujours demandé pourquoi est-ce qu’il est si courant de parler de quelqu’un en affirmant que c’est n’est «que» un plan cul. Le «que» me pose question. M’interpelle. Me peine, un peu ?

Évidemment, nous avons toustes des manières différentes et plus ou moins sélectives de définir avec qui l’on souhaite partager nos vies, explorer nos sexualités. Mais le point commun entre les diverses branches de nos existences, reste que nous avons choisi et désiré, ces personnes.

Que sous-entend ce «que» ? Qu’est ce qui justifie cette minimisation de l’importance du plan cul ? En comparaison de quoi quoi est-il minimisé ?

N’est-il/elle «que» un plan cul, parce que ce n’est pas quelqu’un·e avec qui partager de l’amour ? Est-ce parce qu’il est admis collectivement que sentiments > sexe ? Tout comme il est admis que nous sommes « seul·e » s’ il n’y a pas de statut relationnel stable et officiel(1). Comme si nos amours d’une nuit ou nos rendez-vous sensuels réguliers avaient si peu de valeur, qu’ils ne sont même pas dignes d’être mentionnés dans notre existence. Nous sommes dit «seul·e·s» tant qu’un·e partenaire ne peut pas venir affirmer le contraire. Peu importe la richesse et la folie de nos nuits, de nos relations.

Mais l’énergie collective à désinvestir le plan cul de toutes formes d’attention, est-elle nécessaire, ou bénéfique à la viabilité de ce type de liaison ?

Si l’on peut se déglinguer avec quelqu’un sans avoir pour autant envie de partager des pancakes le lendemain, alors ne serait-ce pas également possible de se préoccuper du bien être d’une rencontre d’un soir, en sachant sereinement que ça n’empiète pas sur la décision de ne pas se revoir ? Ce cloisonnement, qui ne souffre aucun débordement, ne va-t-il que dans un sens ? Sommes-nous dignes de nos partenaires, si nous partons du principe que leur confort émotionnel ne compte pas ?

C’est donc ça « séparer le sexe des sentiments » ? Ne pas se préoccuper du bien être de la personne avec qui on relationne ? L’absence d’amour/ de sentiments romantiques, est-elle une justification valable à n’avoir que faire de la personne qui est dans notre lit ?

Nous avons perdu l’habitude de rester à l’écoute de nos propres besoins, par conséquent, rien d’étonnant à ce qu’être à l’écoute des besoins d’un·e inconnu·e ne soit pas une évidence.

Nous avons peur.

Peur que l’attention se confonde avec l’attachement. 

Peur de la méprise, peur d’être vulnérable, peur d’être coincé·e, dans une prise d’otage imaginaire. 

Peur de parler, pour éclaircir les zones d’ombres. 

Peur de blesser, mais trop lâches pour être honnêtes.

A chacun·e ses bonnes raisons de justifier son déni.

Mais pour autant, je pense que nous avons beaucoup à gagner, à considérer que le care (2) doit faire partie intégrante des relations, quelles qu’elles soient. 

Et, si tu n’es pas capable de prévenance et d’empathie envers ta ou ton partenaire de la soirée : rends lui service et abstiens toi d’aller plus loin. Très franchement, de toutes façons, avec un état d’esprit pareil, il y a fort à parier qu’il ou elle n’aurait pas passé un bon moment. 

Que désire-t-on au final ? 

Kiffer ensemble.

Une heure, ou des mois, cela importe peu. Chacun·e rédige ses contrats, ajuste ses besoins. 

Mais nous sommes indéniablement toustes réunis en milieu hostile, à jongler avec nos traumas, à espérer le beau, le doux, le fulgurant, le satisfaisant, ou le pas chiant. A essayer de comprendre et se faire comprendre un minimum, et attraper ce qui nous est accessible. 

Alors, une bonne dose de douceur et de prévenance, même si on ne se revoit plus, est-ce que ce n’est pas finalement la meilleure idée ?

(1) Le cœur sur la table – ep. Le plan cul et la vieille fille à chat – BINGE Audio

(2) Le terme care, mot d’origine anglaise, regroupe des valeurs éthiques au sujet de la relation avec l’autre. Basé sur des notions telles que l’empathie, la prévenance, la sollicitude ou les qualités de cœur, le care offre une appréhension morale de l’individu.

Éloge des ruptures

(la liberté du radis-beurre)

Par Enthea

Dans sa chronique régulière La Dialectique du Pet de Rupture, Enthea nous entraîne dans les méandres de nos relations. Aujourd’hui, elle nous parle de ruptures… et paradoxalement, en dit pas mal de bien.

 Illustration d’Aloyse Mendoza pour la chronique.

Rupture : Nom féminin. Cessation brusque (de ce qui durait). (Le Robert)

Durée : Nom féminin. Sentiment du temps qui passe. (Le Robert)

Sentiment : Nom masculin. Capacité d’apprécier (un ordre de choses ou de valeurs). (Le Robert)

Il est assez rare d’entendre « Ohhhh félicitations » lorsque l’on annonce rompre avec la personne qui partageait notre vie. On nous offre, en général, des regards tristes et compatissants, ainsi que des petits mots de soutien…

C’est sympa.

Mais quel est le sous-entendu derrière cela ?…Est-ce que rompre doit inévitablement être tragique ?

Est-ce qu’une action aussi simple et indispensable, doit impérativement se vêtir d’une dimension dramatique ? Est-ce au risque, sinon, de nier toutes les valeurs et qualités de la relation rompue ? Pourrait-on résilier une relation comme un abonnement téléphonique ?

Mieux : a-t-on appris à se réjouir d’une rupture ?

Est-ce possible de s’en féliciter, même et surtout, si on a toujours du respect et de l’affection pour la personne dont on souhaite s’éloigner ?

Tirer un trait sur une partie importante de notre vie, est souvent difficile, douloureux, et pas toujours consenti. Mais au final,on fait ce choix pour s’offrir le meilleur. Et c’est souvent à ce moment que l’on découvre à quel point on s’était laissé amoindrir par feu la relation, au point de mettre de côté des choses très simples qui nous plaisaient tant. Pour quelle raison ? Qu’est-ce qui nous pousse à nous adapter, nous sacrifier au quotidien, jusqu’à cesser de manger des radis au beurre alors que ça nous fait plaisir, parce que nous sommes en couple ?

Il n’y a de prime abord aucun lien entre oublier de pratiquer quelque chose qui nous fait du bien, et vivre avec quelqu’un que l’on aime.

Mais pourtant nous avons ce réflexe, tout spécialement pour les personnes éduquées en tant que femmes, à mettre nos envies de côté de manière irrationnelle et non sollicitée, pour mieux s’adapter à la relation. S’oublier devient une qualité et une (fausse) garantie de la solidité du lien. On le fait comme ça, par réflexe. Par adaptation, j’imagine.

A force de pratiquer la rupture avec assiduité, j’ai compris que me retrouver face à moi même rendait visible les moments où j’ai oublié de me respecter ou de m’offrir ce que j’attends de ma vie.. A chaque fin, j’en apprends un peu plus sur ce que je ne désire plus faire, ni vivre. Et particulièrement, sur mes besoins, ce qui est bon pour moi et que je ne veux plus jamais oublier.

Par moment, on se construit en contre, en réaction à quelque chose qui nous a fait du mal. Mais l’intérêt de la rupture va être d’apprendre à se rendre compte de nos besoins profonds et de nos envies futiles, de ce qui nous a manqué, de ce qui était en trop. 

Alors, merci pour ça. Merci mes exs, les trous du cul, les géniaux, ou ceux que j’ai oublié, car tous m’ont apporté involontairement (et parfois avec quelques degrés de violence), une compréhension plus précise de la personne que je suis et que je souhaite être. Toutes ces séparations ont, les unes après les autres, fait ressortir les excuses que je me donnais pour ne pas être entièrement moi-même, pour ne pas vivre entièrement mes désirs et aspirations.

Et pour finir, une tendre apologie de la solitude, qui nous apporte (liste non exhaustive, et pas forcément valable pour tout le monde, à compléter à l’envie) :

  • Ne plus avoir à rendre de comptes. Pouvoir faire absolument tout. Carrément tout. Même si ça paraît stupide. Même si c’est risqué.
  • La confiance en soi retrouvée, du fait de pratiquer les choses par soi même.
  • Le soulagement de vivre dans son bordel autogéré.
  • Manger en roue libre. Ce que l’on veut à l’heure que l’on veut, où l’on veut.
  • Retrouver des finances entièrement adaptées à ses besoins.
  • Découvrir du temps disponible pour de nouvelles passions ou de nouvelles personnes.
  • La diminution drastique de la charge mentale (et si tu ne comprends pas, c’est possiblement parce que c’était toi la charge mentale.)

Et puis, ça laisse aussi vachement plus de temps pour s’aimer soi même.

Love.
Fight.

Cette colère qui m’échappe

Par Charlotte Giorgi

Demain, samedi 19 novembre 2022, auront lieu dans toute la France des marches contre les violences sexistes et sexuelles. Et moi hier, j’ai pensé à toi sans colère. Ça m’énerve.

Photo de Andrea Piacquadio sur Pexels.com

            Hier pour la première fois depuis longtemps, j’ai pensé à toi avec la tête au frais. Les vagues qui se fracassaient en moi il y a quelques mois ne se sont pas levées. J’ai pensé à toi. Les tripes intactes, vidée, presque fatiguée des propres émotions que tu as suscitées pendant si longtemps.

            Quand je l’ai formulé pour la première fois à un ami, ça sonnait tellement faux que j’en ai rigolé, nerveusement. « J’ai pensé à lui et ça ne m’a rien fait de particulier ». Rire. Mon ami a dit que ça sonnait un peu bizarre et je lui ai dit que c’était parce que c’était la première fois que je disais cette phrase-là, cette phrase-là à voix haute. Il m’a dit que c’était bien, alors, avec une interrogation dans le ton.

            Oui, c’est bien. C’est bien, non, que mon ventre ne se torde plus dès qu’il entend ton nom, ou que les journées puissent se dérouler, commencer le matin et finir le soir sans que tu m’aies traversée comme un coup d’épée ?

            Je ne sais plus tout d’un coup. J’ai l’impression que cette incandescence, c’était ma colère. Et je ne supporte pas de n’avoir plus de rage quand je pense à toi, à ce que tu as fait et à ce que tu fais encore, avec d’autres qui un jour, comme moi, auront aussi épuisé leur colère. Qu’est-ce qu’il nous reste, quand la peur et la tristesse et la hargne sont parties et nous ont laissée, lisse et vide ? Comment s’intéresse-t-on encore au combat des autres femmes, comment ressent-on encore les injustices, quand ce qu’il s’est passé est resté derrière nous et que c’est mieux ainsi ?

            Je pourrais me laisser couler dans l’eau du bain, l’eau chaude, brûlante, anesthésiante. Je pourrais fermer les yeux et me laisser aller. Mais il y a quelque chose qui ne va pas, à propos de justice et d’équilibre, de société et de justice.

            Il y a que toi, tu te réveilles, tous les jours, impuni. Que tu vois les couleurs d’automne aussi distinctement que je les vois, que tu dors d’un sommeil profond, peut-être même que tu baves pendant la nuit. Tu baves, dis-moi ?

            Ce déséquilibre des forces me rend folle. Que tu trouves de quoi continuer à tracer ton chemin et que je ne trouve plus de quoi vouloir t’arrêter. Que s’est-il passé pour que je chasse l’envie de vengeance, pour que sois si épuisée par la bagarre que je cherche à tout prix l’apaisement, qu’est-ce qui m’empêche à ce point de t’en vouloir encore ?

            Quelques fois je me dis que je te méprise, que je te prends en pitié. Que c’est pour cela que tu me traverses sans me transpercer, que tout a repris sa place. Tu n’as pas le droit à ma haine. Tu es si petit et médiocre que je ne veux plus t’accorder que des pensées de surface, que tu n’atteignes plus jamais le cœur des choses, et le mien.

            Mais ce serait romantiser un peu les choses. Se voiler la face. Se croire apte au jugement. Je ne suis pas capable de ça. Je suis au bout de la route. Au bord de la route. Je suis en périphérie de mes propres émotions. J’étais en colère, c’était ta faute. Je suis de marbre, c’est encore de ta faute. Je sais que je n’en resterai pas là, que je passerai par d’autres arrêts, d’autres choses. Ce sera toujours de ta faute et jamais une responsabilité que tu respecteras. Au bout du compte, tu ne te souviendras peut-être même plus de ce que tu m’as fait. De comment tu l’as mal fait. Même me faire mal, oui, tu as réussi à être mauvais dans ta destruction méthodique du beau et de l’espoir.

            Demain, comme tous les ans, il y aura une marche dans toute la France contre les violences sexistes et sexuelles. Et cette nuit je dormirai mieux, car demain, je ne serai pas la seule à me souvenir de toi, à chercher cette colère qui m’échappe, à vouloir que l’histoire ne s’arrête pas là, en laissant les femmes sur le côté de leurs sentiments. Je ne serai pas la seule à lutter pour que tu n’oublies pas, parce que nous, jamais nous ne pourrons oublier.  

Les précédents billets qui retracent cette histoire :

Performer son genre

Par Enthea

Cette saison, l’équipe de rédaction de Motus s’est étoffée. Au fil des jours, nous vous proposons donc de plonger dans les réflexions de cette génération qui navigue dans un monde bouleversé, et qui a fait du questionnement son mot d’ordre. Ces chroniques sont des points de vue sur le monde, elles reflètent donc la subjectivité de leurs auteurs et autrices. Elles se veulent intimes, pour regarder les grandes questions par le petit trou de la serrure. Sans compromis, elles vous entraînent dans les pensées de la jeunesse d’aujourd’hui, celle qui repeint l’époque à son image.

Dans ce billet, Enthea vous parle de male gaze, de performance, de conformisme. Mais aussi d’apprendre à décentrer nos regards vers la liberté.

Photo par Enthea (c)

Allez viens. Aujourd’hui on se balade dans la rue. Ou bien on se pose dans un coin en soirée. Mais surtout, on observe.

Ce jeu d’acteurs, d’actrices, permanent. Une grande mascarade sociale, que nous rejouons chaque jour, où se mêle ce que l’on choisit de montrer, et ce qui nous échappe.
De ces échappés involontaires, une chose m’interpelle particulièrement : nos conditionnements. Ces conditionnements, ce sont les bases qui nous ont forgé·e·s, inconsciemment. Ils sont les fondements de notre société, qui cimentent nos interactions, qui consolident nos certitudes.

Nous sommes éduqué·e·s à voir nos pairs par un certain prisme, comme si c’était le seul regard possible. Ce prisme porte un nom : le male gaze (1). Sa traduction littérale, « regard masculin » porte à confusion, car il s’agit en réalité du regard que nous portons tous et toutes, et qui est considéré comme « neutre ». Cette façon de percevoir le monde conditionne autant les cadrages des nos films que les choix visuels des publicités, que la manière dont nous appréhendons les corps d’inconnus, d’amis, d’amours, …

Le male gaze, ce regard collectif et dominant, se caractérise par le fait de réifier (rendre objet) et sexualiser les corps, notamment les corps perçus comme féminins. C’est ainsi que l’on se retrouve avec des publicités pour des lunettes, avec en gros plan un corps de femme mince, blanche, valide, dénudée, et sans tête. Un basique, toujours efficace. Car nous approuvons inconsciemment ce regard porté, qui nous berce, nous rassure, et nous montre ce qui a valeur d’être validé ou non, depuis tout·e jeune. Et c’est là tout l’enjeu : ce qui a valeur d’être validé. Ce prisme nous éduque et nous apprend ce qui a valeur d’être validé. Nous reproduisons ces valeurs pour correspondre à ce prisme. Ce prisme qui nous éduque et nous apprend ce qui a valeur d’être val… Bref, t’as compris.C’est un cercle.

Ça serait, du fait, naïf et malheureusement faux, de penser que nos comportements, nos goûts, nos désirs, nos sexualités n’ont pas été impactés, voire carrément créés, par ce prisme. L’œil désire ce qu’il à l’habitude de voir, d’une part. Mais la valeur de la validation sociale n’y est pas pour rien non plus dans les choix que nous faisons, pour nos corps (injonction à la minceur, à l’épilation), ou envers ceux d’autrui (discriminations, rejets, adulations, etc).

Il y a quelques années, j’ai décidé d’arrêter de « performer la féminité » (2), à fond et à tout instant. Parce que bon, merci quand même, mais ça prend vachement de temps, tout ça. Et puis ça fait mal, ce type de féminité. Et faim. Et on est beaucoup moins mobiles. Et puis il faut parler moins fort. Dire des trucs moins pertinents. Payer plus cher, pour des concepts esthétiques pas très intéressants.
C’est tout nul, en fait.

Cette esquive des codes validant mon identité, m’a apporté plusieurs questionnements. Notamment sur un sujet qui a sa place autant dans ma vie privée que dans mon travail de photographe : l’érotisation des corps.
Alors, si l’on tente de sortir de tout ça : comment faire, comment se trouver, comment se présenter, comment regarder différemment ?

Lorsque l’on a plus envie de jouer la fragile dévotion, qui devons nous devenir, pour rester une femme désirable ? Quant aux représentations masculines, quid de ce désintérêt pour les marques de virilité (de type brutalité et force) qui sont les plus gros marqueurs d’érotisations des hommes ? Des marqueurs destructeurs desquels, heureusement, une bonne partie de la population cherche à se détacher. Et que fait-on de la non-représentation des personnes qui ne se reconnaissent dans aucun de ces genres ?

Comment érotiser son corps, les corps, dans la séduction au quotidien, ou dans les supports visuels que nous consommons, si l’on sort des représentations binaires et construites au travers d’un prisme que l’on trouve inintéressant, parfois violent, excluant, et dépassé ?

Chacun, chacune, trouve sa propre réponse. Mais plusieurs artistes et vidéastes se sont penché·e·s sur l’idée de proposer des contenus érotiques et pornographiques avec de nouveaux regards. (Et, au passage, travaillent dans une collaboration respectueuse avec les travailleur·euse·s du sexe). Parmi ces artistes, vous retrouverez l’inégalable Ovidie. D’abord actrice X, puis réalisatrice (toujours sur le terrain de la sexualité), elle a tourné des documentaires, films éducatifs, et récemment une série Canal+ « des gens bien ordinaires » qui intervertit les codes de genre lors du tournage d’un film porno.

Pour la curiosité de découvrir du contenu plus axé erotique/porn, vous pourrez retrouver, en vrac quelques références carrément non-exhaustives :

Le travail de la réalisatrice Erika Lust
Le site des incroyables 4chambers (3)
CrashPad (4)
Studio Heavenly spire (chez Pinklabel.tv)
Et sur une note très queer-art, l’inégalable site de Pornceptual (5)

Amusez vous bien.
Love.
Fight.


  1. Male gaze : Le male gaze a été théorisé en 1975 par Laura Mulvey, une réalisatrice britannique et militante féministe. Il désigne la manière dont le regard masculin s’approprie le corps féminin. Par extension, il devient la définition du prisme de nos regard dominants.
  2. reproduire autant que possible les injonctions correspondant au genre dit «féminin»

  3. https://afourchamberedheart.com/performers
  4. https://crashpadseries.com/queer-porn/
  5. https://pornceptual.com/category/erotic-art/

Violences sexistes, quel est le rôle du « boys club » ?

Photo de Helena Lopes sur Pexels.com

Alors que nous célébrons les 5 ans du mouvement #MeToo, il paraît que les femmes s’expriment plus. Pour autant, avons-nous appris à les écouter ?

Affaire Quatennens, affaire Bayou… Dans cet épisode de notre podcast Vacarme des Jours, Charlotte et Marius reviennent sur les récentes affaires de violences envers les femmes dans les organisations politiques, et interrogent pour l’occasion la notion de « boys club », ces hommes qui se protègent entre eux, en étouffant parfois même inconsciemment la libération de la parole.