Par Charlotte Giorgi
C’est la soirée de trop. Celle où une fois de plus, un ami bobo tente de t’apprendre à être de gauche, et où tu découvres que tu le hais, en fait. Et que la gauche est pas mal foutue.

19h56, après m’être copieusement engueulée avec une amie à propos des grèves et de la réforme des retraites (elle pense que tout ça est vain et ça la fait chier) (moi je défends la tradition militante gauchiste comme si ma vie en dépendait), je viens d’entrer dans le bar, pour fêter le retour à Paris de mon ami PH, revenu dans nos contrées dégénérées après un (très long, d’après lui) stage en « province ». Je suis modérément heureuse de le retrouver : vous savez, il fait partie de ces gens dont on ne se demande pas assez souvent pourquoi ils sont nos amis, probablement parce qu’aucune raison ne conviendrait vraiment et qu’on finirait par arrêter de se forcer.
PH, c’est celui qui t’invite à des soirées, des évènements mondains, des trucs dans lesquels tu n’aurais jamais mis les pieds à part pour lui faire plaisir, puis qui, après t’avoir vaguement saluée pendant quatre secondes maximum, repart papillonner dans le tas de gens. Certains le retiennent mieux que moi parce qu’ils savent faire la conversation. Mais globalement, les yeux de PH ne regardent personne. Ils survolent, ils repèrent. Ils socialisent. Je ne sais pas comment vous expliquer, je ne me sens pas VUE avec PH. PH est le genre d’enfant qui devait déballer ses cadeaux de Noël à toute vitesse, délaissant le premier à peine le deuxième était entré dans son champ de vision.
PH est le genre d’amis qui est engagé, à gauche, et le fait savoir. PH est aussi le genre d’amis qui a le comportement le plus droitard de la terre. Insensible au point où l’on comprend que l’intérêt soit son seul attrait pour les autres, compétiteur, prêt à prendre toute la lumière que le monde politique accorde aux rapaces déguisés en agneaux.
PH est le genre d’amis qui m’oublie aussitôt la soirée finie. PH est le genre d’amis que je ne devrais pas appeler ami. Le fait qu’on se soit rencontrés par hasard et que l’on ait passé une malheureuse année à se croiser de manière régulière et aléatoire ne justifiait rien, mais force était de reconnaître que cela avait suffi pour constituer le socle convenu de cette fausse amitié, de cette espèce de connaissance superficielle qu’on avait l’un de l’autre et qui faisait que j’achetais des cadeaux à PH pour son anniversaire année après année et que je venais de pénétrer dans ce bar en espérant, sinon une conversation vaguement creusée avec PH, au moins une soirée à danser.
Quand j’y repense, j’aurais dû, bien vite, me rendre compte que ça n’allait pas être le cas. PH et ses sbires parlent fort, au point où l’on se demande si ce n’est pas pour être sûr que leurs conversations privées soient bien publiques. Ils performent leurs appartenances politiques, se vautrent dans leurs significations (je suis du côté du bien, je me bats pour sauver le monde, et je partage une certaine humanité avec les plus démunis, même si je plane à dix mille lieues de leur réalité). PH et ses sbires ont parlé de politique jusqu’aux environs de 23h34 (et sans doute ensuite, mais à ce stade, la raison absurde de ma présence parmi ces gens m’avait bel et bien échappée, et j’étais donc partie sans demander mon reste). À 23h, je m’endormais sur mon verre alors qu’autour de moi fusait un faux débat (l’intégralité de la table portait le même avis en bandoulière) autour du référendum comme véritable moyen démocratique ou chimère illusoire. Un courant d’air m’a fait vaguement relever la tête (cela voulait dire que des gens sortait du bar, qu’un mouvement était possible, et que l’heure était raisonnable pour prétendre une démesurée et écrasante fatigue), et je me suis alors demandé si après des années à me politiser, je n’avais pas atteint le plafond de verre. Je veux dire, mon cerveau a trouvé sa lecture du monde, elle m’aide à supporter de vivre dans un neuf mètres carrés et de me faire chier dessus par la plupart des interlocuteurs que je croise. Mais je ne suis plus avide de l’entendre exposée encore et encore. Je ne sais pas si c’est moi qui suis fermée, ou eux qui l’ont toujours été, mais j’ai eu mon quota. Je ne supporte plus ces petits intellos qui bandent sur leurs propres opinions politiques et les répètent en boucle en cercles fermés pour s’auto-convaincre et afficher sur leur bio Twitter « je casse l’ambiance en soirée ». Eh ben oui, figure-toi PH, tu pètes l’ambiance et mes couilles avec. Être de gauche ne suffit pas.
C’est en passant des soirées avec eux, les bobos satisfaits, que je me rappelle pourquoi mon bord politique n’avance pas. Ces gens vont en manif pour le hurler à mes oreilles un samedi soir, pas parce qu’ils pensent que la manif est une forme d’expression politique efficace. Ils étaient là, entre deux phrases, à se gausser de ceux qui votent autre part que chez eux en se demandant comment c’était bien possible.
C’est possible parce que tu nous fais tous chier, PH : ta grandiloquence guindée, tes réjouissances hypocrites, tes slogans pétés, ton air de chevalier, ta foi illimitée dans ton pouvoir d’améliorer quoi que ce soit à ce monde déjà régi par tes pairs et passablement abîmé. C’est à cause de toi que mon amie me trouve ridicule, à répéter ce que les gens comme toi leur disent. C’est à cause de toi que j’ai l’air de cautionner la dégringolade du monde politique quand je veux défendre les choses en profondeur.
Bref, c’est cette nuit-là, que j’ai compris que définitivement : PH n’est pas mon ami. Tout au plus un bobo de la gauche. Je veux dire, un bobo oui. Mais aussi un bobo, une écorchure, une blessure vilaine et encore empêtrée dans l’enfance politique. La gauche mérite mieux que ces petits bourgeois en manque d’aventure. Comment la récupérer ?