Les poubelles de Paris ne sont pas celles qu’on croit

Par Charlotte Giorgi

La colère gronde, dans les faubourgs. La colère gronde, les poubelles s’accumulent. Quand on est comme moi, comme beaucoup, révolté·e par la manière abjecte dont notre démocratie décline, et par l’indifférence violente d’une partie de la société qui a le malheur de prendre les décisions, alors ce n’est pas les poubelles, qui nous empêchent d’avancer dans la rue vers autre chose.

Paris, 15 mars 2023

            Nous sommes le 16 mars 2023. Le soleil point derrière la tour Montparnasse, qui, obnubilée par les sommets, ne s’attarde pas à décrypter ce qui se joue au sol.

            Au sol, comme d’habitude, des passants pressés, les rayons des premières lumières de l’aube qui se reflètent sur les grandes parois de verre, des klaxons et des vieillards sans abri éveillés par l’odeur du jour.

            Au sol, pas comme d’habitude, des montagnes de déchets, dont certains sont emportés par le vent et déposés aléatoirement aux alentours. Des poubelles éventrées, accumulées, laissées pour compte, des poubelles noires et des poubelles jaunes, des détritus qui volent, qui pourrissent, qui jonchent.

            Les passants les enjambent, la tour Montparnasse regarde ailleurs. Le soleil point sans dire un mot, la journée ne regarde pas en face d’elle. À la radio, pour celles et ceux qui l’allument ce matin-là, on entend pester. Les bourgeois sont insurgés : Paris risque la submersion pathologique, la situation sanitaire est explosive ; bientôt on verra des rats dans le septième arrondissement, où ont-ils donc la tête ?

            Les éboueurs de Paname sont en grève. La réforme des retraites, très peu pour eux.

Le malaise a grandi ces derniers jours chez les nantis de Paris. Car les grèves, on peut facilement les contourner : la boîte envoie un petit mail d’excuse « pardon, mais ce sera télétravail aujourd’hui ! Cadeau : vous n’avez pas à venir jusqu’au bureau et êtes exceptionnellement autorisés à travailler de sous votre couette ». Mais après huit jours à slalomer entre les ordures, même les chaussures de ceux qui ont le privilège de s’en foutre commencent à être souillées.

Les éboueurs de Paname sont en grève, et pour une fois, ça les fait chier, tous ces gens en costume. Leur idée de la liberté se situe dans leur costume justement : le fait de le porter leur donne la désinvolture nécessaire à leur vie confortable, la permission oisive de ne pas prendre part aux tâches les plus essentielles et basiques de la société (produire la nourriture, traiter les déchets, soigner les malades,…) et de les déléguer à d’autres. Eux, seront libres et heureux : ils auront le confort, le confort de prendre les soi-disant « responsabilités », les décisions, le pouvoir, et pourront, après une dure journée de labeur se vautrer dans le plaisir de l’ignorance sociale.

Militer ? Non merci. La lutte ? Un gros mot. Qui a besoin de lutter de nos jours ? Pas moi. Et pour les autres, je ne veux pas le savoir.

Les éboueurs vont peut-être passer leur vie à la gagner, ça ne leur fait rien. Ils n’y croient pas, à ce truc de pénibilité. Les éboueurs vont passer leur vie à la gagner, car leur espérance de vie ne se trimballe pas en costume. La retraite, autant l’appeler la mort. La mort, la seule encore capable d’arrêter la folie des costumés.

Mais les cadres aiment leur travail. Leur costume. Ils singent le sérieux tout en planant au-dessus des masses. Ils ne les connaissent pas. Ce qui les intéresse ? Exploiter leur labeur, quoi qu’il en coûte. Leur faire croire que c’est ça la vie : gagner le droit à en avoir une.

Plus tard dans la journée, on parle de 49.3. À cette réforme, presque 70% des Français·es s’opposent. Mais le gouvernement fait miroiter notre démocratie viciée : l’élection est un couronnement, le vote présidentiel, une fois tous les cinq ans, supplante tous les autres. Le président est élu, point. Au premier tour de cette présidentielle d’ailleurs, il n’avait récolté que 27% des suffrages exprimés. L’abstention, s’élevait, elle, à 26%. Assez de démocratie. Le président est élu, point. Il a le champ libre. Il peut fermer ses oreilles. Il peut se rendre sourd, se vautrer dans un mépris devenu tristement habituel. Il montre aussi la sale habitude qui l’habite : ce qui doit se passer, en France, c’est son plan. Sa stratégie. Son programme. Nos vies, nos espaces de débat doivent s’y conformer. On ne peut pas dévier de la trajectoire toute tracée. Du plan. Pas le temps d’écouter les gens. De faire machine arrière. Pas le temps d’accorder du crédit à cette masse idiote et violente, le président sait mieux. Il a fait des études, il a baigné dans son jus bourgeois et sourd. Les autres n’ont rien compris, les autres doivent suivre le plan, la stratégie.

Ils fonctionnent par mécanique, comme des robots, tous ces gens. Ce sont des drones : ils flottent, habillés de fer, loin du sol et de la réalité des poubelles. La vérité c’est qu’ils sont incapables de réagir quand leur algorithme est programmé pour avancer tout droit et sans encombre et qu’une courbe s’amorce. La population est une variable d’ajustement. Elle n’est peut-être même pas ça.

Que dire de plus que les mots du rappeur Médine, dans un entretien à Politis « La politique de Macron se résume ainsi : j’utilise ton corps de travailleur, je l’essore jusqu’à la dernière goutte et je n’écoute rien de tes revendications. Clairement, le Rassemblement national a le trousseau des clés pour l’Élysée en 2027. Il lui a été donné par Emmanuel Macron et les élus Renaissance » 

La plupart du temps, les bourgeois, engourdis dans leurs chemins tout tracés, leurs idées plus intelligentes, plus fine que celles de la masse qui leur permet d’élaborer leurs plans à grands frais pendant qu’elle trime, ont le luxe de ne pas regarder là où ils mettent leurs pieds. De toute façon, ils écraseront tout sur leur passage.

Aujourd’hui, les déchets que notre société boulimique et malade produit, c’est à eux de les gérer.

Les éboueurs de Paname sont en grève.

Dans l’après-midi, le même gouvernement qui promettait un vote dégaine le 49.3. Ce n’est plus une question politique, c’est une question d’arrogance, d’entêtement abruti : Macron et sa clique n’ont même plus de majorité à l’Assemblée mais restent obnubilés par leur plan, LE plan.

            La droite, qui a donc refusé cette réforme, ne votera pas de motion de censure pour faire tomber le gouvernement. Tout est lunaire, le soleil décline sur les poubelles. Poubelles sociales, ruines politiques.

            De toute façon, ce n’est plus là que tout se joue. Dans la rue, sur la place de la Concorde, spontanément les gens se rassemblent pour ne plus se quitter avant que la colère trouve son compte. « Ça va péter », on lit, sur les pancartes. La politique est là, dehors. Les poubelles accumulées avec la grève servent de barricades, c’est parfait. On y met le feu. La politique reprend son souffle, souffle sur les braises.

            Ça va péter. La masse pense, et pense mieux que vous. C’est elle qui décide, à la fin.

            C’est elle qui vit.

          Ça va péter.

En marche

Par Charlotte Giorgi

Parce qu’on parle des trains qui démarrent, des trains que l’on prend, des voyages que l’on fait. Mais qu’on raconte trop peu le sur-place, celui des gares franciliennes qui se mélange au sur-place de nos vies. Les grèves les retards les gens qui s’énervent et tout ce que ça veut dire.

Photo de Daniel Frese sur Pexels.com

            T’es là. Il est trop tôt.

Trop tôt pour descendre dans ce gouffre aux courants d’air glacés, aux tapis roulants et escalators sans fin. De toute façon, tu pourrais garder tes jambes immobiles : une marée humaine est là pour t’amener à bon port, tu seras traînée et poussée au milieu des gens qui marchent, qui courent et transpirent, et qui ne s’arrêtent pas. Tu n’as pas le loisir de la pause, tu mourrais piétinée.

            Tous les matins c’est le même chemin que tu dois emprunter dans les dédales souterrains des RER et des métros. Pas de variation, pas d’horizon autre que toutes ces têtes qui marchent elles aussi sans trop réfléchir, sans trop se poser de question. C’est tellement absurde, tout ce chemin en colimaçon, tous ces quais bondés.

            Tu descends, tu tournes, tu t’en veux d’en vouloir à quelques touristes égarés qui ne sont pas du bon côté de l’escalator et qui bloquent ta course folle vers le quai. Tu croises des panneaux sur lesquels tu as à peine le temps de lire les retards du jour. Tu le sauras bien assez tôt, quand la file ininterrompue de personnes s’étalera du quai jusque dans les escaliers qui le précèdent.

            Un train est supprimé. Tu ne sais pas pourquoi, et il n’y a personne à qui demander. Tu penses aux grèves qu’il y a de temps en temps, souvent tu as l’impression. Tu as de l’empathie, mais sur ce sujet précis, tu ne comprends pas. Tu n’entends jamais les revendications ni les progrès, toi tu es assourdie par le vacarme du quai, la pagaille quotidienne, la vie matin et soir, aspirée par le grand gouffre des gares franciliennes. Toi tu n’entends que ta colère, celle dont on dit qu’elle est égocentrée, mais pourtant tu regardes autour de toi et tu trouves que vous êtes nombreux à être en colère. La communication est rompue, elle n’a jamais existé, seuls les néons aveuglants, les sirènes du RER, l’heure qui tourne et n’avance pas.

            Tu finis par rentrer dans un wagon, enfin, t’y tasser. Tu peines à respirer, on étouffe. La buée sur les vitres. Ton téléphone qui vibre dans ta poche. Impossible de l’atteindre. Une dame tente de faire rentrer une poussette, les gens s’exclament, on devient méchants, on devient bêtes. On finit par se serrer. Quelqu’un pue. Tu ne sais pas qui. Tu essayes de retenir ta respiration. La pandémie te traverse l’esprit. Tu essayes de retenir ta respiration.

            Le train démarre, les barres de maintien sont loin, tu titubes. Il n’y a pas la place pour tituber. Tu écrases des pieds, tu perds l’équilibre au milieu des gens méchants, des gens bêtes. Tu entends les arrêts plus que tu ne les vois défiler. Tu regardes les gens. Les gens sont aigris. Que vont-ils faire ? Travailler ? Leur vie a-t-elle plus de sens que la tienne ? Quelle impression leur fais-tu ? Est-ce qu’ils t’aideraient, si le mec derrière toi continuait à frôler tes fesses avec sa main ? Tout le monde est si collé, tu imagines peut-être.

            C’est ton arrêt. Tu te faufiles, tu y perds à moitié ton sac et ta foi en l’espèce humaine déjà bien amoindrie. Les gens veulent rentrer, ils ont des endroits où aller. Tu vas devoir les pousser. Les insultes sont faciles. Tu t’extraies de là, un clodo joue de l’accordéon et un autre a l’air de pouvoir se jeter sur les rails à tout moment. Tu ne donnes rien, cramponnée à ton sac à main. Accélère. L’autre est à deux doigts de se jeter dans la mort. Si tu traînes, tu vas devoir t’y intéresser.

            Tu n’en as rien à foutre. Ici, c’est le bétail. La France travailleuse, la France banlieusarde. Celle qui fonctionne même si rien ne fonctionne. Ici c’est la France aigrie du matin, c’est la France parisiano-centrée, c’est la France qui ne comprend plus rien, ni de sa colère, ni des panneaux d’affichage, ni de sa vie.

            C’est cette France-là, la gueule suante, qui fait irruption à la surface et qui pestera devant les infos.

            Des RER vont être déployés dans 10 grosses agglomérations françaises. Ici il n’y a pas d’argent, et tout est en panne : le dialogue social, la politesse et les trains. En ruralité, les gares ferment. Mais les gens qui prennent le taxi pensent sûrement bien faire, que veux-tu. Ce n’est pas leur faute s’ils sont riches…

JE VAIS RATER MON BUS

Par Charlotte Giorgi

Aujourd’hui on parle pénuries d’essence et pénuries de nouveau système. Vous me voyez venir ?

Photo de Jonathan Petersson sur Pexels.com

            Dans un demi-sommeil, j’écoute le présentateur radio demander la solution au ministre de l’économie. J’entends le ministre répondre. Il parle de réquisition. Je ne sais pas exactement ce que ça signifie. Le mot n’est pas sympathique. C’est tout ce que j’entends.

            J’écoute d’une oreille distraite : la voiture, moi, ça ne me concerne pas. De ma génération, nous sommes plus nombreux qu’auparavant, à considérer la voiture comme une option et non comme un impératif. Nous sommes aussi plus nombreux à vivre dans des pôles urbains largement desservis par les transports en commun, qui nous permettent ce raisonnement duquel sont bannis bon nombre de nos compatriotes.

            De mon côté, j’ai pris le bus pour la première fois toute seule aux alentours de mes onze ou douze ans, pour aller à mon cours de théâtre, dans le village d’à côté. J’avais une peur terrible d’appuyer sur le petit bouton « STOP » pour demander mon arrêt, mais cette angoisse existentielle était largement contrebalancée par l’émancipation. Me déplacer d’un point A à un point B, aussi minus étais-je, sans l’aide de qui que ce soit, me semblait être le graal absolu en termes d’indépendance. Je cherchais mon autonomie en consultant les horaires de bus, je grandissais plus vite que jamais en regardant défiler le paysage morne et gris à travers la vitre de ces monstres de ferraille. J’ai accepté volontiers de m’y entasser, de m’y faire contrôler et de ramener l’amende à mes parents, penaude, d’y craindre le soir et le mélange des genres humains là-dedans. Parce qu’à la clé de ces parcours, de ces trajets qui quadrillaient mon espace, il y avait la possibilité pour mes deux jambes de se rendre n’importe où n’importe quand en me fondant dans la masse, la possibilité de regarder le monde comme nulle part ailleurs, et de me sentir étrangement libre au milieu des sueurs journalières des travailleurs urbains.

            Je ne me suis jamais reconnue dans le mythe de la voiture comme liberté. Je n’ai jamais vraiment pu toucher du doigt pourquoi ces tacots individuels, qu’il faut garer, entretenir, fournir en essence, revendre moins cher que le prix d’or auquel on les achète, semblaient encore si fort être le sésame d’affranchissement que mes grands-parents me décrivaient avec de l’essence dans les deux yeux. Des yeux qui luisaient.

            D’ailleurs, convaincue que cette compréhension de l’idéal automobile me viendrait plus tard, je me suis lancée dans les démarches pour passer mon permis dès la limite légale, à seize ans. Persuadée de l’utilité future de ce petit bout de papier rose, je me suis acharnée pendant trois ans, de leçons de conduite en leçons de conduite, pour constater que j’étais un pur danger public et tomber d’accord avec moi-même sur le fait qu’une fois le permis en poche, je ne remettrai jamais les pieds sur les pédales.

            La prophétie s’est révélée être vraie puisque j’habite à Paris, et que le métro est concrètement devenu ma seconde maison. Et puis, je suis aussi d’une génération qui est née biberonnée aux notions de développement durable et que la phrase « privilégiez les transports en commun » m’a été assénée au moins une fois par jour à l’heure où mon cerveau était encore clairement malléable.

            Et tout compte fait, ce matin, en entendant les informations à la radio, je me dis que c’est tout de même pas si mal, de s’être éloignée de l’essence avant que tout parte en vrille. Bonne pioche, Charlotte. C’est vrai, quoi. On joue les étonnés, alors qu’on apprend à nos enfants qu’il n’y aura plus de pétrole dès 2050. On parle de crise énergétique, de sobriété, de la fin des énergies fossiles comme absolue nécessité à l’équilibre climatique, puis dès qu’une raffinerie ne fonctionne plus pour alimenter les schémas délétères auxquels on s’accroche coûte que coûte, la panique pousse le ministre de l’économie devant les micros de France Info, et le voilà qui parle de réquisition.

            On ne trouve pas ça hallucinant, qu’encore les trois quarts des Français aient besoin de leur voiture individuelle pour se rendre au travail. On ne trouve pas ça hallucinant, le nombre de gares de petits villages qui ferment ou sont laissées à l’abandon. On ne trouve pas ça hallucinant, que les structures des paysages quotidiens ne favorisent toujours pas les transports en commun, qu’ils soient si chers, peu accessibles, une option enquiquinante parmi les autres. Non, ce qu’on trouve hallucinant c’est de devoir vivre une vie sans pétrole, alors que nous en déblatérons depuis des années.

            Je pense à toutes celles et tous ceux qui auraient avidement besoin de transformation. Pas demain, pas dans 10 ans. Tout de suite. Maintenant.

            Je pense aux grandes entreprises qui entravent ces transformations, double le salaire de leur PDG ultra riche, s’enrichissent sur le dos des crimes climatiques et sociaux, puis refusent de redistribuer leur profit quand c’est la moindre des choses.

            Et puis j’éteins la radio, je vais rater mon bus.