Le salariat : de la Révolution Industrielle à nos jours (2/2)

Par Jonas

Cette saison, l’équipe de rédaction de Motus s’est étoffée. Nous n’avons pas vocation à être un journal tout court, mais davantage un journal intime de notre société. Au fil des jours, nous vous proposons donc de plonger dans les réflexions de cette génération qui navigue dans un monde bouleversé, et qui a fait du questionnement son mot d’ordre. Ces chroniques sont des points de vue sur le monde, elles reflètent donc la subjectivité de leurs auteurs et autrices. Elles se veulent intimes, pour regarder les grandes questions par le petit trou de la serrure.

Tout travail mérite sa laisse est une chronique régulière pour penser le travail, orchestrée par Jonas.

Aujourd’hui, la suite de ce premier bout d’histoire dans le précédent billet.

Steve Cutts, Happiness

À travers ce billet, je propose une plongée historique pour prendre un peu de recul et je reçois des remarques soulignant que cette mise en perspective devrait s’appliquer de manière géographique et pas uniquement temporelle. Il est crucial en effet de souligner que les droits acquis en France sont très loin d’être appliqués partout. Dans les pays “en voie de développement”, les notions de protection sociale, droit au chômage, école pour tous, etc., sont encore souvent inexistantes. Si dans mes recherches, j’ai choisi de m’axer sur ma réalité occidentale, je ne peux ignorer que la lutte continue et doit continuer PARTOUT pour s’émanciper de la violence productiviste. 

Ceci étant dit, comprendre et connaître le passé permet de se projeter dans le futur et dans l’ailleurs. Je reprends donc le fil de l’histoire, au lendemain de mai 1936 alors que la semaine de 40 heures venait d’être instaurée en France. Et dans la foulée des bouleversements de 1936, la loi du 24 juin va fournir un cadre juridique et légal à la signature des conventions collectives. Les syndicats, patronaux et ouvriers, acquièrent alors un véritable rôle dans l’écriture du droit. 

Suite à la Seconde Guerre mondiale, les transferts de technologies de l’industrie militaire vers l’industrie civile vont générer d’importants gains de productivité. Cette productivité va offrir du temps aux ouvriers mais, paradoxalement, va les aliéner au travail en leur proposant une quantité énorme de produits à acheter. C’est le début des Trente Glorieuses, trente ans de croissance et de consommation à tout va pour suivre les nouveaux besoins d’une population active qui augmente rapidement. C’est le début de la consommation de masse et de la société des loisirs. La loi de mars 1956 décrète trois semaines de congés payés et celle de mai 1969 y ajoutera une quatrième semaine.

Cet après-guerre marque d’autres progrès incontestables comme l’établissement d’un plan de retraite unifiée. La première caisse de retraite des fonctionnaires de l’État avait été mise en place en 1790, aux lendemains de la Révolution mais avant 1930, aucun employé du secteur privé ne bénéficiait encore d’une pension de retraite. C’est le 19 octobre 1945 qu’un système de protection sociale global comprenant la retraite est mis en place et sert encore de référence à notre système actuel. À cette époque, l’âge légal pour le départ en retraite est fixé à 65 ans.

En février 1950, une loi crée le SMIG, le Salaire Minimum Interprofessionnel Garanti. Ce SMIG (qui deviendra en 1970 le SMIC, C pour Croissance) garantit à chaque salarié un revenu minimum. 

C’est en 1958 que, pour la première fois, un salarié ayant perdu son travail a le droit à un revenu de compensation. Dans une période de relatif plein emploi, ce « régime d’allocations spéciales aux travailleurs sans emploi » a déjà vocation à verser aux salariés au chômage un revenu de remplacement (une allocation) et à les accompagner face aux transformations du marché du travail.

Mai 68 marque une mobilisation considérable et notamment sur les questions du travail. Des millions de grévistes prennent les rues et réclament des droits plus justes. Les salaires augmenteront de 10% et le montant du SMIC augmentera de 25%.
La décennie suivante sera pourtant celle du doute, le chômage de masse s’est installé et les politiques néo-libérales vont s’affirmer aux Etats-Unis et en Angleterre. 

En France, la gauche exulte et voit François Mitterrand devenir président en 1982. Il ramène l’âge légal de la retraite à 60 ans, diminue la semaine de travail à 39 heures et instaure une cinquième semaine de congés payés.


Les années 90 marquent un retour un arrière sous couvert d’une plus grande flexibilité au travail. Le gouvernement diminue les pensions et allonge le temps de travail en 1993 avec la notion d’annualisation du temps de travail. Et la loi Robien de 1996 permet une réduction du temps de travail pour ce qui aurait pu être un vrai bouleversement et l’instauration de la semaine de quatre jours (on y reviendra).
Mais au lieu du bouleversement, la loi Aubry de juin 1998 fixe la durée légale à 35 heures hebdomadaires et abroge la loi de 1996 alors que la France compte pour la première fois plus de trois millions de chômeurs. C’est à partir de cette époque et l’entrée dans le nouveau millénaire qu’on instaure la notion de travail effectif et le fait de pointer pour aller aux toilettes ou prendre ses pauses. 

Depuis, c’est un retour en arrière caché sous le terme de “progrès”. En 2003, on introduit encore plus de flexibilité au travail et les 35 heures semblent une lointaine chimère. Les contrats courts se multiplient, les mouvements sociaux et les syndicats sont de moins en moins soutenus, les intérimaires et les travailleurs précaires se battent pour un travail et non plus pour leurs droits. L’uberisation de notre société marque le retour du travail à la tâche et la disparition des aides et de la sécurité de l’emploi.
Le monde bouge à toute vitesse, tangue plus souvent qu’à son tour et l’avenir du travail est, au mieux, incertain, au pire, angoissant. En prendre conscience, c’est déjà agir. Il y a des tonnes de documentations sur la question, prenez le temps de vous informer et n’hésitez pas à partager vos retours en commentaires.

Sources :

Une histoire du salariat. De 1945 à aujourd’hui

L’histoire des retraites

Emplois, chômage, statuts et métiers 1949-2017 A propos de quelques évolutions structurelles remarquables. 

Le salariat : de la Révolution Industrielle à nos jours (I/2)

Par Jonas

Cette saison, l’équipe de rédaction de Motus s’est étoffée. Nous n’avons pas vocation à être un journal tout court, mais davantage un journal intime de notre société. Au fil des jours, nous vous proposons donc de plonger dans les réflexions de cette génération qui navigue dans un monde bouleversé, et qui a fait du questionnement son mot d’ordre. Ces chroniques sont des points de vue sur le monde, elles reflètent donc la subjectivité de leurs auteurs et autrices. Elles se veulent intimes, pour regarder les grandes questions par le petit trou de la serrure.

Tout travail mérite sa laisse est une chronique régulière pour penser le travail, orchestrée par Jonas. Aujourd’hui, un peu d’histoire.

Je fais partie de la génération Y, celle d’après la chute du mur de Berlin, élevée dans l’opulence d’un bloc occidental dominant et loin des conflits armés du siècle dernier. Pourtant, cette génération est peut-être aussi la première pour qui la vie sera plus complexe que celle de ses parents. Dans un monde en perte de repères, face à l’effondrement écologique en cours, je me pose énormément de questions. 

Et souvent, je regarde le passé les yeux écarquillés, tant tout a changé si rapidement. Les premiers portables n’ont pas trente ans, Internet a globalement mon âge, la télévision couleur est arrivée quand mes parents étaient ados, bref ce qui nous représente une part considérable de notre temps libre n’existait tout bonnement pas il y a cinquante ans. 

Et le travail dans tout ça? Si les progrès technologiques ont largement contribué à diminuer notre temps de labeur, force est de constater que cette évolution n’est pas linéaire ni même à sens unique. 

Je vous propose de retracer de manière synthétique les grandes étapes du travail en France. 

Ce billet en deux parties doit beaucoup à cet article, lui-même issu du livre « En finir avec le chômage : un choix de société ! », de Jean-Christophe Giuliani.


Historiquement, le travail n’a jamais été dissocié de la vie courante. Tout le monde s’y mettait, il fallait se nourrir, se chauffer, se loger et les loisirs n’étaient tout simplement pas imaginables pour le commun des mortels. Pendant des millénaires, la vie était traversée comme une épreuve somme toute assez pénible où la survie était le lot quotidien. Il y a deux cent ans, la moyenne d’âge en France était seulement de 39 ans et les décès enfantins étaient monnaie courante. Seule une élite a eu la possibilité de s’extraire du travail en faisant travailler les masses pour elle. Depuis le Néolithique et la sédentarisation de l’humanité, les “forts” se sont accaparés les richesses (nourriture, parure, vêtements, bijoux puis plus tard maisons, villages, pays) avec la force de travail des “faibles”.

Et ces inégalités ont grossi au fil des siècles et des millénaires jusqu’à exploser depuis deux cent ans avec la rupture brutale qu’a constitué la Révolution Industrielle. C’est donc à ce moment que la notion même du travail va commencer à prendre sa forme actuelle. Les propriétaires d’usine ont besoin de main-d’œuvre et vont déloger les paysans des champs car en 1840, tout le monde travaillait 14h/jour, 7 jours sur 7, soit 98 heures par semaine et 75% de la population travaillait dans l’agriculture. 

Arrive alors en 1841 la première loi s’inquiétant des travailleurs avec l’interdiction du travail aux enfants de moins de 8 ans, puis en 1874, on élargit la loi en laissant “tranquille” les enfants jusqu’à 12 ans. Puis en 1882, la loi Jules Ferry rend l’école obligatoire de 6 à 12 ans, offrant, sous le couvert d’une école gratuite pour tous, une main-d’œuvre qualifiée aux entreprises. Les jeunes apprennent à lire, écrire et compter mais se familiarisent en même temps aux valeurs de travail, d’effort, de discipline, de ponctualité et de respect de l’autorité.

Après presque vingt ans de discussions parlementaires, c’est en 1989 que le premier droit social va enfin être obtenu. En effet, les accidents du travail sont reconnus (dans une certaine mesure, n’exagérons rien) comme étant de la responsabilité du chef d’entreprise. Pour remettre dans le contexte, si, à l’époque, vous tombiez de votre échelle en construisant une maison, c’était l’oubli et aucun revenu le temps de votre arrêt.

Le 13 juillet 1906, la loi sur le repos hebdomadaire est promulguée. Elle accorde à tous les ouvriers et les employés un repos de 24h après six jours de travail. La France est un des derniers pays d’Europe à instaurer une telle loi. Il est également décidé qu’une journée de travail ne pouvait durer plus de 10 heures. Bonheur donc, la semaine de travail de l’époque passe officiellement à 60 heures.

L’origine de la fête du 1er mai étant des manifestations pour la journée de 8 heures qui a finalement été votée au sortir de la guerre, le 23 avril 1919. Aux Etats-Unis, c’est depuis le 1er mai 1884 que la journée de 8 heures est de vigueur. Craignant une révolution sociale à l’approche du 1er mai, le gouvernement Clemenceau fit voter la loi fin avril, ce qui permet à la classe ouvrière d’obtenir un peu de temps libre, de vie sociale et familiale après la journée de travail.

Profitant de la crise économique qui touche le monde depuis le krach boursier de 1929, les grands partis de gauche s’unissent et remportent les élections de 1936. A l’issue de cette victoire, dans un mouvement d’allégresse, des grèves se multiplient partout en France, avec de nombreuses occupations d’usines. Près de 3 millions de grévistes sont recensés. A la suite des élections, une série de réformes sont votées, dont deux chamboulent l’histoire du travail en France : deux semaines de congés payés pour tous les salariés et la semaine de 40 heures (soit deux jours de congé hebdomadaire) sans diminution de salaire.

Grosso modo, en moins de cent ans, nous avons donc réussi à réduire le temps de travail de 250%. Et vous noterez aisément que, depuis moins d’un siècle, cette évolution a globalement stagné. Que s’est-il passé? Quelles étapes ont marqué notre histoire contemporaine? Je tenterai de vous expliquer ça dans le prochain épisode (sortie le …).


Un film : Modern Times
Une BD : Le choix du chômage

Une artiste : Manon Aubry

Et quelques sources :

Une histoire du salariat – 19ème siècle – un travail sans contrat de travail

Une histoire du salariat – Du salaire aux pièces au salaire au temps

Les dix dates clés de l’histoire du travail

Depuis quand les riches dominent les pauvres?

Distinction sociale & tourisme

Par Une Voyageuse Heureuse

Repenser le tourisme est une chronique autour du voyage au sens large. Hormis pour les professionnel·le·s du tourisme, c’est un secteur sur lequel on se pose peu de questions. Que ce soit à travers l’histoire ou la sociologie, on se rend peu compte de tout ce qui se cache derrière son développement. 

Alors, si on revenait sur l’origine du tourisme ?

Quelques notions…

Pierre Bourdieu, fameux sociologue français, a détaillé les moyens nécessaires pour pouvoir voyager. On retrouve ainsi des critères : 

  • Financiers (avoir l’argent nécessaire pour se transporter et se loger) ;
  • Temporels (avoir le temps de pouvoir partir sur une certaine durée) ;
  • Techniques (avoir accès au moyen de transport adéquate) ;
  • Sociaux (la distinction sociale offrant une certaine sécurité lors du voyage).

Apparition du tourisme

Le tourisme existe depuis la nuit des temps. Que ce soit chez les Grecs lors des Jeux olympiques ou lors de pèlerinages au Moyen-Âge, le tourisme avait pour but de célébrer les dieux. Il y avait également une forme de tourisme commercial afin de passer des marchandises dans différentes contrées. L’exemple des Routes de la soie est le plus parlant. À cette époque, le tourisme de plaisance ou de nature n’existait pas encore. Au contraire, certains milieux naturels, comme la montagne, était vue comme un lieu maudit synonyme de catastrophes naturelles et de maladies. Ce n’est qu’à l’époque romantique que des peintures imageant des états d’âme redore l’image de la montagne.

Du Grand Tour à l’hygiénisme

Quant au tourisme tel qu’on le connaît aujourd’hui, il est né dans les années 1850 avec le Grand Tour. Le Grand Tour est un voyage effectué par les jeunes hommes aristocrates. Ce voyage initiatique se déroulait sur plusieurs années dans toute l’Europe afin de parfaire leur éducation. C’est une sorte de rite de passage pour devenir un homme (ça fait rêver). À cette époque, le tourisme était donc élitiste, accessible aux privilégiés, c’est-à-dire, aux hommes riches. 

Dans la même période, suite aux découvertes de Pasteur sur les microbes, apparaît l’hygiénisme. L’hygiénisme est un courant de pensée apparu au milieu du XIXe siècle qui prône le “selfcare” grâce à un environnement sain. En découlent deux types de tourisme : 

  • Le balnéarisme, selon lequel les bains de mer sont bons pour la santé, à condition qu’ils soient frais ;
  • Le climatisme, selon lequel certains climats sont bénéfiques pour la santé (climat maritime / montagnard).

La montagne est ainsi démystifiée et l’on s’y rend l’été alors qu’on fréquente les plages en hiver. Et oui ! N’oubliez pas notre critère de distinction sociale, pour être reconnu, il faut avoir la peau bien blanche… Du moins, jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. 

De l’après-guerre…

Impactées par les ravages de la guerre, les élites européennes lancent une nouvelle mode : le “dadaïsme”.  Mouvement intellectuel et artistique, le dadaïsme aspire à créer un monde nouveau, artistique et philosophique en réponse aux atrocités de la guerre. Ça y est, on casse enfin les codes, afficher une peau bronzée devient tendance et pour cela, fini la mer en hiver, on y va l’été ! Coco Chanel sera l’une des premières à s’afficher fièrement à la plage en saison estivale. C’est ainsi que les stations balnéaires du sud de la France vont peu à peu voir le jour.

Deux autres dates importantes à connaître qui ont permis la démocratisation du tourisme : 

  • 1945 – 1975 : le marché de l’automobile explose (favorise l’aspect technique) ;
  • 1982 : la France obtient les 5 semaines de congés payés (aspect temporel et financier).

Au tourisme de masse…

Le tourisme de masse banalise les lieux touristiques qui deviennent interchangeables les uns les autres, c’est ce que l’on appelle l’aspatialité du tourisme. L’aspatialité, terme de Serge Bataillou, illustre la destination comme support de vacances. Que l’on parte en Italie ou en Espagne importe peu, tant que l’on y retrouve des activités similaires. Cela contribue à la destruction de l’identité locale par homogénéisation culturelle.

Ainsi, que ça ait été avec le Grand Tour, l’hygiénisme ou le dadaïsme, le tourisme a toujours été un signe de distinction sociale. Et en 2022 ? Aujourd’hui, nous faisons bien la différence entre le touriste, qui participe à l’aspatialité, du voyageur, en quête de découverte d’une destination, d’une culture. Le·a voyageur·euse type voyage en sac à dos, c’est un·e backpacker·euse. Iel tient à se distinguer du simple touriste. Ne serait-ce pas alors une forme de distinction sociale moderne ? Le·a voyageur·euse ne serait-il pas la version 2.0 du touriste, tout simplement ? Dans son mémoire, “Tourisme et distinction”, Julien Vogler exprime que les voyageurs·euses voyagent dans des destinations lointaines pour y retrouver une forme d’authenticité.
Je finirais sur une réflexion : chercher l’authenticité loin de chez soi pour sortir de l’ordinaire, au lieu d’agir pour retrouver l’authenticité dans son propre pays, n’est-il pas une forme de fuite ? 

Si vous souhaitez en apprendre plus sur le lien entre tourisme et distinction sociale, je vous conseille le mémoire de Julien Vogler, disponible ici.

Sources : 

https://enseignants.lumni.fr/fiche-media/00000000489/l-instauration-des-39heures-et-de-la-5esemaine-de-conges-payes.html

Cours de sociologie du tourisme d’Etienne Proust

http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/routes-de-la-soie

https://fr.wikipedia.org/wiki/Grand_Tour

https://www.guide-artistique.com/histoire-art/dadaisme/#origines

https://archive-ouverte.unige.ch/unige:106026