L’hiver, quand la vie fait une boucle

Par Charlotte Giorgi

Philosophie de comptoir, accoudée à l’hiver. Le froid inspire des doutes et des pensées sur les cycles de vies, ce qu’on peut en déduire, comment on peut s’en étonner. Bref, mes pensées ne sont pas figées par la glace, cet hiver.

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            Enfin, il fait froid. Quand on sort dehors et qu’on souffle, on crée des nuages qui se dissipent aussitôt. L’air vif saisit le fond de nos gorges et remonte dans nos nez rougis par picotements. L’immuable a repris son cours : en janvier, il fait froid. Les jours rallongent. Chaque année, on traverse les mêmes phases, les rythmes tranquilles des saisons, les seules qui ne semblent pas changer malgré le monde de plus en plus bancal.

            Les saisons me laissent perplexe face au cycle de la vie, à sa manière de s’arrondir pour qu’on ait toujours l’impression de revenir au même point, tout en ayant avancé malgré tout. Quand je regarde les cristaux de glace qui figent l’herbe des friches dehors, je suis absorbée par la répétition des erreurs, notre propension à revenir sur nos pas, à nous tromper de la même manière, raconter les mêmes souvenirs et se poser les mêmes questions. Nos vies comme des saisons. Mais peut-être que c’est juste une impression ?

            Je fixe l’étang gelé, je me demande comment c’est possible, tourner en rond et tracer sa route, les deux en même temps. Pourquoi j’ai l’impression que grandir c’est à la fois aller tout droit et se rouler en boule. Je me demande si dans la nature il y a aussi la trace de toutes ces contradictions qui sont les nôtres, et à quel point elles sont une fatalité cyclique elles aussi.

            Les vieux schémas et les nouveaux démons, l’envie de changer et les pieds empêtrés dans l’habitude. Quand je regarde devant moi j’ai l’impression de voir un champ que j’ai déjà labouré et en même temps j’y connais rien. Est-ce qu’on a vécu des vies avant ? D’autres vies ? La nôtre ?

            Est-ce que par instinct on connaît la fin ? Est-ce qu’on s’en protège, qu’on essaye de dévier, comme les animaux évitent la mort sans la connaître ?

            C’est ça que l’hiver m’inspire. Les paradoxes, l’élan de continuer et de croire que tout sera différent, le printemps n’est pas encore là mais on sait qu’il viendra. Je me rappelle que ma mère m’avait raconté que lorsqu’une de ses amies installée en Nouvelle Calédonie avait amené pour la première fois ses enfants en France en plein hiver, sa petite s’était exclamée, horrifiée : « mais pourquoi tous les arbres sont morts ? ». Je me demande comment font les gens chez qui il fait toujours soleil, ceux qui ne traversent pas les champs figés, les villes ralenties, les corps secs et meurtris par le froid. Ceux qui ne recommencent pas parce qu’ils ne se sont pas arrêtés. Je me demande ce qu’ils font de leurs doutes, puisqu’aucune saison ne vient vraiment les accompagner, que les changements immuables sont immobiles chez eux. Je suppose que les contradictions et bonnes résolutions s’accrochent à autre chose, à n’importe quoi au fond.

            Chez moi, c’est le froid. Le glacial. Les arbres nus. J’ai l’impression qu’ils vont renaître et qu’ils sont morts, j’ai confiance et en même temps la vie me paraît inexorable. Et au fond, je suis heureuse d’être emplie de vents contraires. Ils créent la complexité, les questions. Et même la nature, l’hiver, nous le montre : nous avons besoin de complexité. C’est vrai, on dit souvent qu’il faut se contenter des choses simples, en être heureux. Mais parfois, pour gratter les couches superficielles de la vie et en atteindre le sel, il faut s’attarder sur les enchevêtrements, les nœuds, les personnages multiples, les relations profondes, les retour à la ligne et les nouveaux élans. Je pense à ça en regardant l’hiver.