À PLEIN NEZ

Par Charlotte Giorgi

Ce matin, un billet qui parle de nos petits défauts de courage, de nos erreurs étroites, des moments vraiment pas grands où l’on s’écrase dans le système, et qui permettent, paradoxalement, de lutter efficacement pour les causes que l’on chérit.

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            Quand je marchais dans la rue, hier, au passage piéton, une odeur d’essence m’a pris à la gorge. J’ai toujours eu l’habitude de lutter. De me boucher le nez. De ne pas respirer ce truc. Ma mère m’a souvent dit que respirer ces odeurs-là, « c’est pas bon ». J’ai toujours eu l’habitude de lutter.

            Pourtant, comme la plupart des gens, il y a toujours eu ce truc séduisant pour mes narines dans l’essence ou le gazoil.

            C’est un peu une métaphore de ma vie, de la force que j’y mets chaque jour pour forcer mon chemin entre des détails. Choisir les choses pour les faire bien, ne jamais flancher, ne jamais prendre le risque qu’un de ces à-côté ne viennent ruiner tout le reste. Avancer le nez bouché. Ne pas céder.

            Je ne sais pas si c’est la fatigue, ou l’agacement, ou même une certaine forme de luxure qui s’est réveillée au fond de moi, mais toujours est-il qu’hier, j’ai respiré l’odeur de l’essence à pleins poumons. Ça sent bon. Ça sent fort. Ça balaie tout à l’intérieur.

            Je me dis que c’est quand même aussi ça la vie. Faire les trucs dégueu. Se vautrer dans ce qui ne va pas. Profiter des choses crasses. Être simple. Se laisser porter. Perdre le contrôle.

            Ces choses-là paraissent un peu anecdotiques. Je veux dire, elles ne sont pas de ces qualités qu’on se plaint de ne pas posséder. Mais en respirant l’essence, j’ai pensé à quel point elles étaient absentes de ma vie.

            Quand on s’engage, le chemin est tortueux. Il fait des allers-retours. Il y a des doutes, mais aussi de la surenchère. La surenchère de la perfection. Cocher toutes les cases, par cohérence. Ne pas fauter, par éthique. Ne rien manquer, par conscience. Comme si la moindre déviation pouvait nous rayer de la carte militante, comme si tous nos actes devaient être le reflet parfait du nouveau monde, dans l’ancien monde encore si imparfait. Et je comprends cela. C’est un barrage aux excuses de merde. Parce que des paravents à l’action, on peut en fabriquer des caisses, sous la bannière « je ne suis pas parfaite ».

            Si je respire l’odeur de l’essence, il faut que je sache qu’il s’agit de plaisirs égoïstes, de rien d’autre, c’est tout. Il faut que je prenne mon pied sans me mentir à moi-même, sans mentir aux autres. Il ne faut pas que je dise « je suis imparfaite, j’essaye de faire de mon mieux ». Il faut que je dise : « je suis une merde, comme les autres ». Là seul réside mon petit salut. Celui de la conscience au-delà de la bonne conscience. Celui qui fait qu’on peut continuer à marcher de traviole, sans pour autant perdre de vue la direction de cette pathétique randonnée.

            L’odeur de l’essence comme ces millions de petites brèches, qui viennent si souvent ébranler nos édifices solides, faire tomber les cartes de nos mains, dévoiler au monde notre impuissance bien humaine. Celles qui font qu’on peut parfois penser que ce que l’on fait est vain, que l’on ne mérite pas de faire partie de ceux qui se battent.

            Comment faire quand on veut tout à la fois, et est-ce si utopique de penser qu’on pourrait avoir la lutte chevillée au corps, quelle qu’elle soit, et la jouissance qui nous prend parfois à se rouler dans le système dans les recoins qu’il nous laisse ?

            J’aimerais pouvoir concilier les deux. Pas parce que ça m’arrange bien, même si c’est le cas. Mais parce que pour l’avoir testé, je crois qu’il n’y a pas de cause pérenne sans un soupçon d’enthousiasme à fauter, de vie et d’erreurs.

            Je crois que je ne dois pas renoncer à l’odeur de l’essence. Mais la respirer avec la conscience claire, la faute transparente, le chemin intact.