Par Charlotte Giorgi
Je n’ai aucune pudeur et j’ai toujours eu mille choses à dire. La rencontre entre ces deux faits a été l’origine de ce média. J’ai souvent ressenti un décalage entre ce qu’il pouvait m’arriver de raconter, de montrer, de partager, et la réception, parfois un peu perplexe et gênée, de ce qui sortait de ma bouche. Au lieu de m’en embarrasser, j’ai toujours eu l’intuition qu’il fallait creuser les malaises pour trouver le vrai monde, derrière.

C’est devenu mon travail. Raconter, dire, et s’autoriser les mots qu’on ne veut pas entendre. Chiasse. Pute. Merde. Tromper son mec, manger les riches. Des trucs comme ça, qui choquent et qui provoquent. Pas pour choquer ni pour provoquer, mais pour toucher au réel, au plus proche.
Pourquoi cette obsession de la vérité ? Pas la vérité rationnelle, factuelle, mécanique. La part vraie de ce qui sort de nous sans qu’on ne le veuille, la vérité de la spontanéité. Je cherche l’humain, je cherche ce dont on ne peut se défaire, je cherche à emprisonner dans les mots les névroses et les plaies qui ne se referment pas. Je cherche à être lucide pour ne pas me faire avoir, je veux pouvoir dire « je sais » quand je perds le contrôle, je veux empêcher le bonheur de s’effilocher, garder les moments qui m’ont sciée, les éraflures et l’amour précisément comme il était. Je veux avaler la vérité, la digérer, je veux pouvoir voir ses contours, me vautrer dedans au point où ça devient insoutenable.
Ça n’a jamais été vraiment une question. Mon métier, c’est de ne pas être pudique. Étaler les émotions, leur bâtir un temple où tout est permis pour faire du bien, déconstruire et reconstruire, exister. Notre média raconte l’intime, la société au fond des tripes. Le journal intime. C’est aussi ce que je suis ; on ne me lit pas comme un livre ouvert moi, on me lit comme un journal intime. Je n’ai jamais imaginé qu’il pouvait y avoir des limites à ce feu de paroles qui m’a toujours réchauffée.
La peur, est la seule limite, et je l’ai trouvée. Bonjour, la peur.
Après la sortie du podcast Disparaître, qui raconte comment j’ai raté une histoire d’amour pour explorer l’univers des relations au XXIe siècle, tout un tas de messages me sont parvenus. Beaucoup d’histoires à lire, beaucoup de détresses et d’envies d’échange, et dieu comme moi aussi j’ai envie de discuter. Mais après, aussi, l’agressivité, parce que je ne réponds pas, l’exigence de réciprocité, la découverte que je ne suis pas que ça, que celle qui parle d’amour, mais que je suis aussi engagée, politisée, que ça ne leur plaît pas, qu’ils savent où me trouver, qu’ils peuvent me menacer, me torpiller, croire que mon ouverture publique est une brèche dans laquelle je les ai autorisés à entrer.
Petit à petit, je tâtonne. J’apprends à tracer les frontières entre public et privé, ces frontières que je n’ai jamais vues et qui me paraissent maintenant être des digues. Car même si mes choix sont conscients, si l’exposition est faite sciemment, même si je choisis les parts de moi que je montre au monde, je n’ai pas la main sur la réception qui en est faite. Je n’ai pas le moyen de n’être pas résumée à ça. Ou de m’assurer que l’interprétation qu’en feront les gens sera la même que celle que j’ai imaginée.
Avec le militantisme, viennent aussi les questions. Si le vent tourne, ma transparence absolue me fait courir des risques. Je dois aussi penser à me protéger, physiquement. Il m’est arrivé, après des prises de position virulentes, de penser deux secondes qu’on pouvait m’attendre au coin de la rue pour me tabasser. C’est aussi ça, parler des tripes. Sortir du rationnel et de l’intellect, c’est aussi foncer droit dans la vie, et ce n’est pas anodin, ni sans incidences.
Partager l’intime sur le média, c’est un parti pris. L’envie de vous attraper, de percuter la part sensible qui va se débattre un peu une fois dévoilée, mais qui palpite de manière plus intéressante que n’importe quoi d’autre. C’est la volonté de se réapproprier cette société menée à la baguette par des experts qui font tout pour nous en désintéresser. C’est un choix, une ligne, un combat aussi, pour que toute cette encre coule au bon endroit, et qu’on n’entende plus dire que ce n’est pas ce qui compte et ce qui importe. Il ne s’agira jamais de laver du linge sale en public. Heurter par la forme, toucher le fond des sujets autrement, parce qu’on coule dedans, permettre de voir le monde comme il est : pluriel.
Je voulais dire ici que ce n’est pas tous les jours facile, et que rien ne m’agace plus que les gens qui trouvent ça futile et vulgaire et petit, alors qu’on a devant nous l’immensité des ombres. Je voulais dire que je suis fière de ce qu’on fait ici, pas par hasard ou parce qu’on ne sait rien dire d’autre, mais avec la volonté de traverser l’époque comme des boulets de canon – en lui souhaitant le meilleur.