Peut-on défendre le SNU ?

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C’est la question que Charlotte et Marius se sont posé cette semaine dans l’épisode Avocat du Diable de notre podcast d’actu Vacarme des Jours.
Le service national universel proposé par le gouvernement fait couler pas mal d’encre, et nous avons eu envie de nous y pencher…
🎧 L’épisode est disponible aujourd’hui sur toutes les plateformes d’écoute

S’investir, partout, tout le temps

Par Léa

Léa prend la plume pour la première fois ici pour chercher des échos, entrer en résonance. En résonance avec sa génération, tourbillonnée par des notions aussi vagues que celles de « l’investissement », ce mot fourre-tout qui résume pas mal de ses tourments…

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L’investissement c’est un peu glaçant pour moi.  On nous en demande beaucoup, tout le temps. De nous engager constamment, de se positionner à chaque instant, d’avoir un avis sur tout et surtout n’importe quand. Comme si le fait de s’investir allait empêcher l’injustice d’un monde qui tourne à l’envers, comme si nos voix allaient avoir un impact sur nos quotidiens. Et c’est très paradoxal, parce que je suis quelqu’un de passionnée, je donne toujours plus, toujours trop. Je vis ma vie à la manière de montagnes russes, toujours plus vite, toujours plus de secousses, toujours plus d’émotions. Pour me sentir vivante. Pour avoir l’impression de faire une différence.

Et tout me tient à cœur, tout me révolte, je réfléchis, beaucoup, je débats, parfois, je m’éduque, à chaque instant, je m’investis, tout le temps.

Mais dernièrement j’ai un peu perdu le rythme. J’ai un peu perdu l’envie. Je me complais dans le vide. 

Parce que mes analyses sur les problèmes sociétaux ne seront jamais assez pertinentes, parce que mes idées en politique ne seront jamais assez légitimes, parce que mes mots n’auront jamais aucun impact, quoi qu’il arrive.

Parce que je me décourage, quand je vois la quantité d’information qu’on nous balance tous les jours, et l’investissement proportionnel qu’on attend de nous en retour. Sur tout, partout, tout le temps. 

Parce que mon cerveau sature, de la corruption, du mensonge, de la violence, de la cruauté des sociétés humaines.

Parce que je crois que je suis fatiguée, de me débattre constamment pour sortir la tête de l’eau. Je déploie toute ma force à relever la tête, mais rien ne bouge tant la pression de la main qui m’y maintient est forte. 

Un pas en avant, trois pas en arrière, pourquoi est-ce que c’est la seule règle qui revient constamment ? 

C’est comme se battre contre le vent. On finit par s’épuiser, par accepter les secousses, et quand il devient tempête, on se barricade en attendant que ça passe.

On ne peut pas battre le vent. La seule solution c’est de l’accepter, de se protéger et d’attendre que ça passe. Alors on se cache, on espère un miracle en silence, comme des enfants.

Alors j’attends.

En amour, j’ai une peur glaçante de trop m’investir, de trop donner, de trop m’ouvrir, de trop m’exposer.

Comme si c’était la loi. Que de se dire « ça vaut pas le coup, ça ne vaudra jamais le coup ».

Finalement, les relations sont un peu condamnées à se terminer, comme toute chose qui ait jamais existé. Le carcan de la fatalité ne cédera jamais, exactement comme celui du système. 

Et n’est-ce pas une raison suffisante pour se dire que le jeu n’en veut pas vraiment la chandelle ? Que la souffrance n’en sera que toujours plus que amère ? Que ni l’amour, ni les gens ne sont jamais vraiment fidèles ? 

Que les paroles ne seront toujours que de simples promesses sans réel fond, et que même une promesse est finalement un concept qui contredit sa propre définition ? 

Si tout est voué à finir, si tout n’est qu’éphémère, pourquoi se dire « toujours » quand ce mot n’a de sens qu’à travers le prisme d’une réalité idéalisée ? 

Je sais ce que vous allez dire, c’est vachement triste comme conception de la vie. Et c’est vrai.

Je veux vous rassurer en vous disant que je ne pense pas toujours de cette façon, je ne sais pas fonctionner sans donner toute mon énergie dans un projet qui me tient à cœur. Quel qu’il soit.

Que je vibre toujours plus fort à chaque instant, que je donne à en perdre haleine, que je m’éduque encore tous les jours, jusqu’à en perdre la notion du temps, que j’y crois encore un tout petit peu, à mon « toujours ».

Mais je suis fatiguée. Du haut de ma vingtaine, je m’essouffle déjà à courir le marathon de la vie. Alors j’apprends à reprendre mon souffle, à accepter d’arrêter d’avancer. À m’appuyer sur les autres coureurs parfois, jamais trop, pour ne pas les laisser sur le bord de la route, mais assez, pour partager le poids de mes doutes.

Mais comment on fait quand on n’a plus envie de repartir ? Quand la fin du périple nous paraît si loin qu’on finit par se décourager, que les autres passent à côté de nous sans nous voir, qu’on finit par chérir le moindre souffle et à tous les garder pour soi ? 

Quand est-ce qu’on accepte le fait de courir pour ne jamais passer la ligne d’arrivée ? Comment est-ce qu’on se résigne à admirer la beauté d’un horizon qu’on n’atteindra jamais ? 

A quel moment de ma vie vais-je enfin apprécier le voyage plutôt que la destination ? 

Quand est-ce que je trouverai ça agréable, de courir ce marathon ? 

Je sais que la sagesse vient avec le temps, je suis simplement impatiente.

Et j’ai encore tant de choses à vivre, tant d’énergie à donner à des causes importantes. 

Ce texte n’est finalement qu’un énième papier sans réel sens, parce qu’il n’attend pas de réponse. Peut être juste, quelque part pour quelqu’un, une résonance.

– Nous n’avons pas vocation à être un journal tout court, mais davantage un journal intime de notre société. Au fil des jours, nous vous proposons donc de plonger dans les réflexions de cette génération qui navigue dans un monde bouleversé, et qui a fait du questionnement son mot d’ordre. Ces chroniques sont des points de vue sur le monde, elles reflètent donc la subjectivité de leurs auteurs et autrices. Elles se veulent intimes, pour regarder les grandes questions par le petit trou de la serrure. –

CC SA VA

Par Charlotte Giorgi

Les journées mondiales sans smartphone ont sonné comme une bonne idée de boomer à mes oreilles. Je suis enfant de l’an de grâce 1999. Et je me suis embarquée dans une réflexion autour du petit objet, entre remarques de grands-parents et défense de ma génération forgée aux pixels.

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Des fois, et surtout quand je suis avachie dans mon lit, les yeux engloutis par les pixels, je repense à ce temps béni de l’adolescence pendant lequel mes parents avaient encore le pouvoir de me priver de téléphone le soir. En plus d’être limitée dans l’échange de SMS de haute volée (« cc sa va ») par les horaires de mon forfait illimité (17h-21h), après le dîner, j’étais tenue de soigneusement poser l’objet infernal sur la commode du salon, située à un étage et dix pas de ma chambre. Chambre dans laquelle je me retranchais, ulcérée, humiliée, échaudée par des rapports de force qui m’ont pourtant permis de conserver un espace de rêverie dont je manque terriblement aujourd’hui.

            Aujourd’hui, je suis libre de pleinement ressentir ma vacuité lorsque je me surprends à scroller pendant des heures sur TikTok ou à recommencer trente fois mes stories Insta pour raconter un détail insignifiant de ma petite existence qui tâche de se rendre intéressante à grands renforts de like et de partages. À l’instant d’ailleurs, j’ai interrompu l’écriture de ce billet pour me ruer sur une notification. 70% d’entre elles au moins ne me sont d’aucune utilité. Oui LinkedIn, je me fiche pas mal que Jean-Pierre machin ou Caroline truc aient également commenté la publication de Martine bidule.

            Il n’empêche, mes sens en alerte ont besoin de cette drogue, celle qui permet l’interruption de toutes les tâches, qui justifie de couper court à toutes les pensées. Il y a quelques années, une porte, des murs et une volée de marche me séparaient de ce gouffre dans lequel on s’enfonce, en croyant s’accorder du divertissement bien mérité mais en contorsionnant notre existence autour des rêveries proposés par le marketing soigné de nos appareils électroniques.

            Malgré tout, fidèle soldate de ma génération, je me révolte lorsque les anciens s’insurgent. Ils sont là, les lunettes sur le bout du nez et l’objet au bout de leur main dédaigneuse, à commenter, à ronchonner : cette génération de flemmards, tout au bout des doigts, et les réseaux sociaux abrutissants, et les smartphones greffés au poignet, et l’intelligence artificielle ce bulldozer de l’esprit humain. Ils mélangent tout, pour eux c’est du pareil au même. Tout ça : un grand progrès inutile. Une occupation futile.

            Pour nous autres, aussi drogué·es que l’on soit, c’est aussi le monde. Un espace aussi constitutif que le sol sur lequel nous marchons, ou les discussions attablées. Que nous le voulions ou non, nous avons grandi entre ces deux univers, palpable et digital.

            Pour ma part, moi qui ai toujours tellement préféré l’écrit à l’oral, le trouvant plus précis, plus réfléchi, plus profond, j’ai trouvé dans ces espaces digitaux une voie d’expression. Ils m’ont permis d’envisager un métier qui me passionne, et qui m’est accessible grâce à ce double monde que je chéris autant qu’il me terrifie. J’ai aussi beaucoup appris de ces espaces de partages, de questionnements intimes ouverts au reste du monde. Je me suis sentie entourée, j’ai discuté, grandi. J’ai choisi quels contenus j’avais envie de voir défiler devant mes yeux fatigués (choisir – tout est relatif), et j’ai arrêté de regarder la télé. Parfois je me dis que chaque époque a son péché mignon, son moyen d’échapper aux tourments du soir qui viennent dans les têtes désoeuvrées. Mais je ne fais pas que m’échapper, je prends aussi le pouls de ma société, je cherche l’inspiration, j’affûte mes idées.

            Le smartphone, quel objet. On ne pourrait jamais le résumer dans une binarité du bien et du mal. L’utilisation que l’on en fait est si différente d’une personne à l’autre, ce qu’on croit maîtriser n’est pas entre nos mains et ce que nous croyons laisser échapper est en fait soigneusement paramétré. L’usage inutile a doté notre génération de capacités intelligentes, et de réflexes soignés.

            L’objet est là. Il a ouvert une dimension qui cohabite avec celle que nous avons toujours connue. C’est ce qu’on en fait qui compte vraiment. Ce qu’on en fait pour qu’il nourrisse l’enfant qui peste contre ses parents qui l’oblige à poser son téléphone rose bonbon, sans la ligoter au monde des pixels pour autant. Comment nous reprenons le pouvoir, comment nous investissons les deux mondes.

La drague des aînés

Par Charlotte Giorgi

Aujourd’hui, un billet sur les jeunes qui bifurquent. Mais surtout, sur leurs aîné·es, qui croient les récupérer au tournant, et récupèrent à la place un véritable choc générationnel. Nous ne voulons plus de votre monde. Gagnez du temps et cessez donc de nous le vendre par tous les moyens.

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            Ces derniers temps, c’est fou de voir à quel point les générations qui nous précèdent nous tournent autour.

            Elles ont besoin de chair fraîche.                                           

            Pour accepter leurs jobs pourris, commencer au lance-pierre et finir au burn-out, comme ça s’est toujours fait, d’une génération à l’autre. Pour se réconforter et faire briller les yeux de jeunes débutants. Pour montrer qu’elles n’ont pas totalement perdu pied, dans ce monde qui passe tout au radar des questionnements.

            Mais notre génération est sceptique. Elle demande mieux. Elle demande pourquoi. Elle demande à voir.

            Elle se fait draguer.

            Les aînés insistent, sûrs qu’ils ont compris les enjeux. Ils acceptent le féminisme, ils acceptent l’écologie, ils acceptent l’éthique, va.

            Ils ne savent pas très bien pourquoi.

            Parce que ça fait jeune.

            Parce qu’engagé est le dernier terme à la mode.

            Parce qu’ils croient nous parler en martelant un nouveau langage, celui de la colère, de la révolte et de l’élan vers un monde nouveau.

            Certains sont sincères. Je l’espère car il en faut.

            Mais pour les autres, quelques slides verts dans les présentations ne suffisent pas à nous faire tomber amoureux. Quelques emojis dans vos prospectus, quelques exemples de vos combats douteux, quelques clins d’œil appuyés ne changeront pas nos perceptions, ne nous feront pas dévier de nos chemins nouveaux.

            Dans le domaine dans lequel j’étudie et je travaille, la communication, rien n’a jamais été plus vrai. Les grosses agences, celles qui exploitent, sont arrivées au bout de leur stock de cobayes.

Elles ne recrutent plus. Parce que la pub n’est que trop rarement alignée avec le monde. Ce n’était pas franchement mieux avant. Sauf qu’avant, le monde s’alignait sur elle. Elle avait raison dans une société qui avait tort. Elle n’allait pas à contre-sens de plein gré. Aujourd’hui, elle ne peut plus avoir raison.

            L’espoir peut souffler un coup. On ne l’a pas encore totalement asphyxié. Des intentions sont formulées, le mouvement général de la société se lit et se ressent. Il nous faut des nouveaux récits, des nouveaux rêves, des nouveaux axiomes de vérité. Notre réalité doit être reflétée, aidée, supportée. Pas enjolivée, ni démolie, ni éloignée par la narration dont on l’enrobe.

            Mais les sbires s’acharnent. Ils nous disent vive l’écologie, vive le féminisme.

            Puis qu’ils n’ont pas le choix. Que sans ça, sans cette responsabilité fondamentale des entreprises, le profit ne rentre plus. Ah. C’est donc ça, qui anime, encore, toujours, sous des formes diverses. C’est sur ce principe indéboulonnable que l’on plaque n’importe quel reste. Les combats sociaux sont des vitrines. Des moyens.

            C’est parfois déprimant, souvent risible, cet engagement à côté de la plaque, ces raisons qui contredisent leurs propres intentions. C’est la fin, qui a changé. Les moyens les accompagnent. Mais sans la fin, il n’y a pas de changement, il n’y a pas de transformation : il y a des ajustements ridicules.

            Comme dirait une prof à moi : « dans la com’, on est éclairagistes, pas maquilleurs. » Nous ne sommes pas formés à mentir, travestir la réalité, faire miroiter des fantasmes utopiques. Vous ne pouvez plus nous demander cela, de verdir et d’être votre caution « jeunesse engagée », alors que nous envoyons sciemment l’écologie ou le reste se faire foutre pour des bénéfices. Nous voulons exercer nos métiers, proprement, éthiquement, dignement.

« Mais l’entreprise en a besoin pour fonctionner ». L’entreprise a besoin de bénéfices. Oui. Pour assurer son fonctionnement.

            Le reste, le supplément apporté par le mensonge et les crimes d’imaginaires, pour quoi faire ? Grossir, « scaler » comme on dit ? Investir dans plus plus plus ? Croître ?

            Les moyens, sans fin. La destination est inconnue, mais allons-y à grandes enjambées.

            Je voudrais vous dire : notre génération a jeté un coup d’œil du côté de la ligne d’arrivée. Là-bas, il y a des genres de Picsou auto-satisfaits, aux process clairs et aux chemises propres. Mais il y a aussi la fin du monde. Ouais. Genre, la mort de l’humanité. Quelque chose comme ça, qui fait tout de même vaguement réagir.

            Nous avons sauté de votre avion avant le crash, et je suis fière de ma génération.

            La vôtre, sous ses grands airs de startup nation, est une trouillarde hallucinante, qui se trimballe dans le monde l’arme tournée vers elle-même. Vous faites tout pour les mauvaises raisons.

Mais peut-on vraiment faire nos métiers de manière propre ? Devenir un encart publicitaire,dans tous les cas, est-ce compatible avec nos idéaux ? Ou les métiers de la communication sont-ils voués à disparaître ?

Je crois à la métamorphose. Je crois au renouveau du sens, de la fin au-delà des moyens. Les métiers de la communication sont utiles. Pour faire lien. Pour porter aux yeux du monde les initiatives sincères, les démarches qui font du bien à ce futur dans lequel nous avons tant cranté. Oui, pour ouvrir des plateformes de discussion, de réflexion, d’élans. Pour amener sur la terre ferme les messages qui ordonnent le nouveau monde, le rendent sensible, palpable. Oui, pour imaginer, faire de l’art, créer.

La fin a changé, la fin de l’histoire, aussi.

Ils ne recrutent plus.

Pas parce que les métiers s’éteignent et que qu’ils en sont les sauveurs ultimes.

Parce que leurs métiers se transforment et qu’ils en sont les fossoyeurs imbéciles.

Ils ne recrutent plus. Tant mieux, nous on bifurque.

« Profite »

Une réflexion empreinte d’été, sur la nostalgie, le temps qui passe, et l’injonction à profiter. Tout cela sur fond de festival, un week-end, en Île-de-France.

Par Charlotte Giorgi

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            Ce week-end, j’ai atterri à l’un des derniers festivals de l’été. Celui qui confirme, parce qu’on est dehors et qu’il fait froid, qu’il va falloir se faire à l’idée de l’hiver, des journées ténébreuses, des brouillards, des nez rouges de s’être un peu trop mouchés. On sent l’automne qui rôde, qui nous pille les souvenirs endiablés des derniers mois.

            J’ai toujours été nostalgique. Je suis nostalgique des moments avant même qu’ils soient nés, avant même les avoir traversés je pense déjà « quelle bonne nostalgie ça fera ». Je n’ai pas encore trouvé comment travailler la mémoire à ce qu’elle ne nous rende pas malheureux, juste repus de ce qu’il s’est passé.

            C’est peut-être un truc de jeune qui constate le cours du temps pour les premières fois de sa vie, qui regarde l’écart inexorable qui se faufile entre nous et les évènements que l’on chérit. Peut-être que le temps justement, en nous filant entre les doigts, nous oblige à regarder derrière avec des yeux plus délicats, moins avides des mêmes choses, parce qu’au final il y aura trop de mélancolie, qu’elle dévorerait tout.

            Alors j’étais là, à vibrer sur les grosses basses, au milieu d’une foule compacte, qui comme moi, s’accrochait à l’été qui s’en va. Chacun sautillait sur place pour oublier ses problèmes, et mi-septembre ils semblaient déjà nombreux à s’accumuler au-dessus de nos têtes. J’en ai vu certain·es se droguer, et la majorité a bu, alors peut-être que je me trompe, peut-être qu’on était là pour créer nos futures nostlagies, sans s’appesantir sur nos mémoires déjà réinitialisées.

            En tout cas, je sais que je pensais à ça, moi, en sautillant. Je pensais au temps terrifiant, à cet empire que nous semblons avoir sur le cours des choses à vingt ans, et qui s’effiloche au fil de la vie, comme si nous passions ces vies à rétrécir, à devenir insignifiant·es. J’ai toujours trouvé ça très peu logique, de courir à notre perte. Le sens des choses ne va pas avec ce que l’on sait et ce que l’on apprend : croître, s’étendre, devenir plus fort·es.

            On peut s’étendre avec des enfants ou des livres, toucher la postérité comme cela, mais je ne suis pas sûre que cet entêtement à persister ne gomme en aucune façon le souci de la mélancolie.

            Comment faire pour s’accrocher à la mémoire sans y ressentir brutalement l’évaporation de notre temps ?

            En s’y accrochant à plusieurs peut-être ?

            En en faisant un vecteur de messages intemporels ?

            En la fixant sur le papier, sur les photos, en l’accrochant au mur, en la placardant sur les maisons ?

            En n’y revenant que très peu de temps, pour passer le reste le nez dans la vie.

            C’est souvent la conclusion à laquelle j’aboutis, et pendant le festival, j’essayais de mettre mon nez dans la vie, de la sentir. De « profiter », comme les autres nous encouragent à faire sans jamais nous donner de mode d’emploi. Malgré cela, et même en me concentrant assez fort, je ne réussis jamais très bien à m’extirper de cet espèce de voile de tristesse vaseuse, qui ne me traverse pas mais qui m’emplit, sans que je puisse l’expliquer, quand je pense au bonheur et au fait que je n’arrive pas à le tenir dans ma main.

            Mon rapport au temps est encore conflictuel, j’en suis toujours au stade de la découverte de son évanescence, et je crois que comme moi, les générations qui arrivent dans ce monde bouleversé se laissent parfois dépasser par cette injonction, « profite », dans tous les sens qu’elle puisse recouvrir. C’est quoi, ce truc ? Profiter ?

Je ne sais pas.

Une chose que je sais : on a le choix, ensuite. Retourner là où nous avons profité, retrouver des souvenirs en voie d’évaporation. Ou se jeter dans la vie, par n’importe quelle manière.