Impact

Par Charlotte Heyner

Nous n’avons pas vocation à être un journal tout court, mais davantage un journal intime de notre société. Au fil des jours, nous vous proposons donc de plonger dans les réflexions de cette génération qui navigue dans un monde bouleversé, et qui a fait du questionnement son mot d’ordre. Ces chroniques sont des points de vue sur le monde, elles reflètent donc la subjectivité de leurs auteurs et autrices. Elles se veulent intimes, pour regarder les grandes questions par le petit trou de la serrure.

Dans ses chroniques sur Motus & Langue Pendue, Charlotte Heyner explore le monde littéraire à la recherche de ce qu’il peut nous apprendre, nous faire ressentir, et nous dire du monde bien réel dans lequel nous évoluons. Aujourd’hui, elle fait se rencontrer roman policier et rapport du GIEC…

Photo de Roberto Sorin sur Unsplash

Le verbe impacter n’existe pas en français — ou plutôt, il existe puisqu’on l’entend employé. Dans la langue, c’est l’usage qui prime. Mais il n’est pas dans le dictionnaire. C’est un anglicisme. En bon français correct et sanctionné par les doctes, on peut recevoir un impact, on ne peut pas « être impacté ». Pourtant, c’est ce que j’ai l’impression de vivre ces temps-ci : avoir été impactée, percutée par les réalités et les prédictions que le futur ne s’annonce pas plus radieux.

Il y a quelques jours est sorti le rapport du GIEC. Je vous le dirai tout de suite, je n’ai pas encore eu le temps de m’y plonger. J’en ai lu des résumés, des synthèses, et ça a suffi à me faire peur. Je ne suis pas sûre d’avoir envie de le lire, je pense que c’est important de le faire, quand même.

Publication du rapport du GIEC donc, et au même moment, je venais de finir la lecture du livre dont je comptais vous parler ce mois-ci. Impact, d’Olivier Norek.

 Au début, je l’avais choisi parce que je voulais lire un roman policier qui parle d’écologie. Parce qu’en ces temps où on parle d’écocides et parce que le roman policier est un genre qui a toujours su se saisir de sujets de société et d’actualité comme trame de fond de ces intrigues, je me disais que forcément, quelqu’un avait écrit là-dessus.Des détectives qui enquêtent sur un écocide, ça a l’air intéressant non ?

J’ai choisi Impact un peu au hasard, parce que je me rappelais en avoir entendu du bien. Il ne s’agit pas d’une enquête sur un écocide mais les enjeux environnementaux sont au cœur des préoccupations. Finalement, ce n’est pas tant la trame policière qui a retenu mon attention.. À mon sens, c’est davantage un thriller qu’un roman policier mais finalement peu importe les étiquettes. L’intrigue est intéressante en ce qu’elle questionne le rôle et le pouvoir de la justice, ses limites, le statut des victimes et des coupables, qu’elle rebat un peu les cartes du polar habituel. Au début, c’est de cela que je voulais parler : du fait que le genre policier a toujours eu pour moi un côté rassurant, et de la manière dont soudain, intégrer le sujet du dérèglement climatique vient bouleverser les repères . On en parlera une autre fois.

Ce qui a le plus retenu mon attention finalement, ce sont des petites scènes intercalées entre les chapitres de l’intrigue principale. Des scènes isolées, indépendantes les unes des autres et pourtant toutes reliées par le fait de représenter différentes facettes du dérèglement climatique. Elles s’intitulent « Nouvelles du monde » et sont situées en France, où se succèdent canicule, violents orages et averses de grêlons de la taille de boule de pétanque ; dans l’océan Pacifique, où dérive un continent de plastique ; en Nouvelle-Zélande où des ultra-riches achètent des bunkers luxueux en prévision de la fin du monde, …

Coïncidence, cette même semaine où je lisais le roman, j’ai suivi un cours sur la philosophie de Günther Anders, penseur allemand du 20e siècle. Une citation m’a particulièrement frappée. Il écrit : « Quand ce à quoi il serait bien nécessaire de réagir devient démesuré, notre sentir fait alors également défaut. […] le trop grand nous laisse froids, mieux : même pas froids, mais complètement intouchés : nous devenons des «analphabètes de l’émotion»» (Lettre à Eichmann, p. 58)

La professeure commente : nul être humain n’est capable de se représenter une chose d’une si effroyable grandeur, l’élimination de millions de personnes. Ça ne nous touche pas parce que nous ne parvenons pas, nous sommes incapables de nous représenter des conséquences aussi gigantesques. Anders parle de la bombe nucléaire quand il écrit cela, de la menace qu’elle représente et qu’on ne peut imaginer. Mais au fond, cela pourrait bien s’appliquer à n’importe quel événement d’une ampleur aussi grande.

Quand la philo s’applique à conceptualiser, la littérature, elle, concrétise. Quand Anders parle d’événements trop grands pour qu’on réussisse à les concevoir, la littérature peut peut-être, en saisissant ces géants par des fragments, commencer à nous faire entrevoir l’étendue des dégâts.

Le roman nous montre, il prend des exemples, se concentre sur une scène, quelques personnages, nous montre la peur, la perte de leur lieu de vie, les maladies, les morts. Il nous oblige à nous figurer ce que veulent dire les chiffres et les courbes et les prévisions. Il les incarne. Les rend palpables. C’est ce que j’ai eu l’impression de vivre avec ces petites séquences intercalées dans la trame policière. Comme si on me disait : regarde, quand on parle d’augmentation de crise climatique, de fonte de la banquise, d’épisodes climatiques exceptionnels, c’est ça qu’il y a derrière les grands concepts : des lieux, des gens.

Pour résumer, l’écrivain montre au lieu d’expliquer. Le roman de Norek n’y parvient pas complètement, il reste encore un brin didactique par moments mais l’idée est là : montrer, mettre devant les yeux, chercher à créer l’impact chez le lecteur, la prise de conscience. Au début du roman, l’auteur avertit : « Face à la réalité, je n’ai pas eu besoin d’inventer ». En témoigne la longue liste de références et de sources à la fin du livre.Et dans le contexte, c’est un roman qui atteint son but : impacter. Pas pour démoraliser. Mais pour faire réagir. 

Norek, Olivier, Impact, Pocket, 2021 (1ere édition : Michel Lafon, 2020)

Anders, Günther, Nous, fils d’Eichmann, trad. Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Payot et Rivages, 1999

Ecrire, une activité solitaire ?

Par Charlotte Heyner

Motus, c’est aussi un tas de gens des quatre coins de France qui écrivent ensemble. Sur le petit rien qui les traverse, ou sur le gros de la société. Et s’il y a une chose qu’on peut en dire, c’est que rien ne vaut les moments où l’on relève la tête de son carnet, où l’on discute et où l’on s’inspire, pour mieux le restituer ensuite. Charlotte nous partage régulièrement sa passion de la littérature et de l’écriture, et aujourd’hui elle nous invite à la ronde de ses réflexions autour de la création, des solitudes et des inspirations.

Photo de Helena Lopes sur Pexels.com

Le mois dernier, j’ai participé à plusieurs ateliers d’écriture. Ce n’était pas la première fois que je m’inscrivais à ce genre d’atelier, mais c’était sans doute la première fois que le hasard les concentrait dans une période aussi courte. En a résulté : des pages noircies, des taches d’encre sur les doigts, beaucoup de joie, d’énergie et l’envie de continuer.

Dans les ateliers d’écriture, les exercices varient selon les envies de la personne qui l’organise mais le principe reste toujours à peu près le même : des gens qui aiment bien écrire ou qui sont curieux de tenter l’exercice se réunissent sous le regard bienveillant d’un.e auteur.ice qui leur propose un sujet, une consigne, quelque chose pour commencer à remplir la page. Et puis ensuite, on discute, on se lit, on s’écoute, on se pose des questions ou on partage ce que tout cela inspire et fait résonner.

Pour qui me connait un peu, le fait que je souhaite participer à ce genre d’évènement peut paraître étonnant. Je suis plutôt du genre contente quand je peux rester chez moi à lire un bouquin et surtout, surtout ne parler à personne, faire oublier mon existence au reste du monde. Un peu timide, quoi. Le genre qui avait sur ses bulletins : « ne participe pas », « discrète », « participez davantage ». Alors lire ses propres textes, rédigés en un quart d’heure pour répondre à une consigne qui ne nous inspirait que moyennement ? Impensable.

On imagine souvent l’écriture comme un loisir solitaire, à juste titre. On se voit assise à un bureau, devant un cahier ou un écran d’ordinateur, et la page blanche qui se noircit au fur et à mesure que l’on s’efforce d’extraire de l’esprit les histoires qui le peuplent. C’est souvent un loisir solitaire, c’est vrai, mais pas toujours.

C’est en allant à ces ateliers que j’ai découvert que, dans l’écriture, les autres peuvent être une compagnie bienvenue.

J’y suis allée d’abord par envie de garder un moment dans ma semaine consacré uniquement à l’écriture et d’apprendre des autrices qui menaient ces ateliers. J’y ai trouvé une écoute que je ne retrouve pas ailleurs, une énergie concentrée, le sentiment d’être entourée de personnes qui comprennent et partagent ce goût pour les histoires et le plaisir partagé à s’écouter lire. Ce sont des idées qui bouillonnent, se contaminent, se font écho par hasard, des imaginaires qui se côtoient. On est toujours surpris de la diversité des textes qui naissent à partir de la même consigne d’écriture.

Je garde des souvenirs à la fois précis et confus des différents ateliers de janvier, pêle-mêle :

– Le bruit du clavier de A. qui tape à toute vitesse à côté de moi parce qu’elle écrit toujours très vite, que l’écriture chez elle, fuse sur la page.

– Le courage de R. qui se lance en premier pour partager son texte et sa voix douce et grave qui nous suspend tous à ses paroles.

– E. qui lit son texte en modulant sa voix pour nous faire comprendre quel personnage parle, et par sa seule diction, toute une petite scène qui se déroule sous nos yeux.

– L’impression d’être comprise et entendue.

– Le goût des spéculoos que M. a apportés et qu’on grignote en rédigeant.

– L’enthousiasme de C. qui explique la suite de l’histoire qu’il a commencé à écrire, sa curiosité pour ses propres personnages qu’il découvre au fur et à mesure qu’il suit leurs aventures.

– Des motifs, des phrases qui m’ont touchées et que j’ai retenues.

– Ceux qui restent à table, ceux qui se lèvent et marchent, ceux qui vont s’asseoir par terre, ceux qui font rouler leurs épaules ou étirent leur dos.

– Le sourire d’E. lorsqu’il nous fait rire avec son texte.

-S. qui me donne la réplique pour lire mon texte à moi, un dialogue à deux voix que je trouvais très plat, trop plat, et qui, dans sa voix, me semble déjà transformé.

-La pause baby-foot avec une balle bricolée en papier brouillon, comme si l’écriture nous poursuivait aussi dans les interstices de l’atelier.

– Les discussions qui se prolongent une fois l’atelier terminé parce qu’on n’a pas vraiment envie de rentrer chez nous, de réaliser que c’est vraiment la fin.

Les ateliers ne sont pas l’unique solution. On la retrouve ailleurs, cette occasion d’être entouré.e : c’est l’ami.e qui partage cette passion et avec qui on peut en discuter, c’est travailler en équipe chez Motus pour se relire, discuter, ensemble. De manière générale, je crois que ce qui compte, c’est de réussir à s’entourer d’autres créateurs, reconnus ou amateurs peu importe, de gens de confiance avec qui échanger pour s’inspirer les uns les autres.

Je me rappelle avoir lu dans un extrait du journal de Mary Shelley, l’autrice de Frankenstein, qu’elle avait peur de l’enfermement en soi-même que crée l’isolation.  “Books do much ; but the living intercourse is the vital heat”. En français, ça donnerait quelque chose comme : les livres font beaucoup, mais la chaleur vitale est dans les relations vivantes, les conversations de vive voix. Je crois qu’elle ne parlait pas spécifiquement de la création littéraire dans ce passage, mais plutôt de la vie en général… Mais ça s’applique bien, je trouve. J’ai souvent tendance à considérer l’écriture comme une activité secrète et solitaire et je crois que j’ai tort.

Citation de Mary Shelley : Mary Shelley’s Journal. Edited by Frederick L. Jones. Norman: Oklahoma University Press, 1947. Cité dans Macovski, Michael, “Frankenstein as Vocative text” in Dialogue and Literature. Apostrophe, Auditors and the Collapse of Romantic Discourse, Oxford University Press, 1994.

Partir vivre au fond d’une forêt

(enneigée, de préférence)

Par Charlotte Heyner

Un billet pour quand on a juste envie d’exil et de nature, qu’on fantasme les deux, et qu’on finit par se réfugier dans des lignes, encore.

C’est novembre et ça ne l’est déjà bientôt plus, la fin du semestre apporte son lot de deadlines qui s’accumulent, de travaux à rendre, d’oraux à préparer. Le voisin du 6e étage m’a téléphoné, il assure que les infiltrations d’eau dans son salon viennent de chez moi et veut que je remplisse un constat à l’amiable pour son assurance. J’ai encore des mails à envoyer, des réponses à écrire, que je repousse depuis des jours et le simple fait de me connecter à ma boîte mail universitaire me donne envie de fuir à toutes jambes et d’aller vivre dans une cabane au fin fond d’une forêt, toute seule, à des kilomètres de toute habitation humaine.

C’est un fantasme récurrent, cette envie de partir loin de tout, loin de la ville et des gens et des obligations, ne rien faire d’autre que de laisser le temps glisser sur moi, entourée d’arbres et de nature. Une sorte de rêve un peu fou, et — j’en ai bien conscience — absolument irréaliste, idéalisé, un rêve né après avoir découvert Into the Wild. Depuis que je l’ai étudié en cours d’anglais au lycée, dès que la moindre contrariété se fait sentir, je me dis que je voudrais aller m’enterrer au fond d’une forêt enneigée.

Into the Wild est un roman de Jon Krakauer, inspiré d’une histoire vraie, et je ne sais pas si je le recommande vraiment. Il raconte le périple d’un jeune homme états-unien qui, tout juste diplômé, décide de tout quitter. Il part du jour au lendemain et sans prévenir personne, voyage et finit par s’installer en Alaska. Je me rappelle avoir mis longtemps à finir ma lecture, à la fois ennuyée et fascinée par les paysages que j’imaginais.

Into the Wild fait écho à d’autres livres qui parlent d’errance, de grands espaces, de fuite, du refus de la société moderne. Des livres qui romantisent la nature et l’exil, peut-être trop. Je pense aussi à Dans les forêts de Sibérie de Sylvain Tesson — dont la lecture m’avait pourtant prodigieusement ennuyée : il faut dire que les journées au fin fond d’une forêt sibérienne finissent par se ressembler… Ce livre est le carnet de voyage de l’auteur, pendant les six mois qu’il passe sur les rives du lac Baikal à plus de 100km du village le plus proche.

Je m’étais ennuyée et c’est normal, je crois : le rythme est lent, contemplatif. Le but n’est pas d’écrire une intrigue palpitante et pleine de rebondissements. Je m’étais ennuyée, et pourtant je garde un bon souvenir de cette lecture. Je serais bien incapable de restituer les réflexions de l’auteur, mais je me rappelle les étendues glacées, les arbres couverts de neige et la petite cabane sur les rives du lac gelé. La lecture en deviendrait presque une forme de méditation.

Je vis à Paris depuis plusieurs années. J’ai grandi dans une ville bien plus petite, à l’orée de la campagne, mais une ville tout de même. Pour l’urbaine que je suis, que j’ai toujours été, ces lectures ont participé à mon attachement un peu naïf aux espaces naturels, aux forêts, aux montagnes, aux rivières, avant même que j’aie les connaissances en sciences du vivant, en écologie pour connaître précisément leur importance et leur valeur. Ces romans ne sont pas parfaits : ils présentent encore trop le monde comme une carte postale, un joli paysage pour les yeux humains, mais ils esquissent aussi la force de la nature dans ces espaces sauvages et la petitesse des humains en face, font percevoir la beauté du monde.

Ce fantasme de l’exil me semble aussi faire écho à une forme de déception face à une société qui ne nous convient pas. C’est celui de la fatigue de lutter pour se trouver une place, celui du vivre-ensemble inconfortable et des valeurs qui sonnent creux à nos oreilles. Partir, ce serait aussi un renoncement, déclarer la société incurable et ne rien faire pour essayer de faire bouger les lignes. Abandonner. Ce serait plus facile, sans doute, mais j’espère que ce n’est pas la seule issue. Il reste les livres pour aller quand même un peu s’enterrer au fond d’une forêt et respirer avant de replonger dans le quotidien.

J’imagine qu’au fond, tout ça fait écho à l’éternelle image de la lecture comme moyen d’échapper à sa réalité. C’est un peu cliché, un peu naïf peut-être. Cela fonctionne pour moi qui n’ai que de petites contrariétés à supporter, rien d’assez grave pour m’empêcher de me plonger dans des descriptions lentes et méditatives le temps de quelques pages.

Des vieux souvenirs de cours de français me rappellent que la littérature permet au lecteur d’échapper à l’unicité de son point de vue sur le monde, lui offre la possibilité de se glisser derrière d’autres regards que le sien pour apprendre à considérer le monde autrement et enrichir la manière dont il perçoit les choses, … Des bribes d’argumentaire de dissertation qui, au fond, permettent d’établir une évidence : la lecture permet d’aller voir comment est le monde, ailleurs.

Les deux romans évoqués :

Jon Krakauer, Into the Wild, 10/18, 2008 [trad. Christian Molinier]

Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie, Gallimard, coll. Folio, 2013

180 jours, l’épreuve de la lucidité

Par Charlotte Heyner

Cette saison, l’équipe de rédaction de Motus s’est étoffée. Au fil des jours, nous vous proposons donc de plonger dans les réflexions de cette génération qui navigue dans un monde bouleversé, et qui a fait du questionnement son mot d’ordre. Ces chroniques sont des points de vue sur le monde, elles reflètent donc la subjectivité de leurs auteurs et autrices. Elles se veulent intimes, pour regarder les grandes questions par le petit trou de la serrure. Sans compromis, elles vous entraînent dans les pensées de la jeunesse d’aujourd’hui, celle qui repeint l’époque à son image.

Aujourd’hui, Charlotte Heyner poursuit ses explorations littéraires avec un roman lucide comme nous en avons besoin, 180 jours.

Il y a quelques mois, j’ai suivi un atelier d’écriture mené par Isabelle Sorente et je me souviens que le premier exercice m’avait prise de court : il fallait raconter la mort d’un animal. C’était la seule consigne, pour le reste, nous étions libres de choisir l’animal, le point de vue, le contexte. Lors de la lecture de nos textes, il y a eu une immense majorité de chats, une truite. J’avais choisi une abeille. Personne n’a pensé aux cochons, aux vaches, aux poules, aux animaux qui meurent tous les jours pour nourrir les humains. Pourtant, les chiffres de ces morts-là sont terrifiants.

Selon L214, en France, ce sont 23 millions de cochons qui ont été tués en 2020 et près de 3,2 millions d’animaux en moyenne —toutes espèces confondues — ont été abattus chaque jour pour l’alimentation humaine. Parce que ces chiffres sont aussi immenses, il me semble que le minimum est d’être conscient de leurs conditions de vie et de mort.

Si Isabelle Sorente nous a donné cet exercice, c’est peut-être parce qu’elle s’est penchée sur le sujet dans 180 jours.

180 jours, ça représente un peu moins de la moitié d’une année. Six mois qui séparent la naissance d’un porc et sa mort dans un abattoir, six mois de process pour aboutir au produit fini de 110 kilogrammes, six mois d’engraissement avant « l’embarquement ». C’est ainsi que Jean Legai dit l’Espagnol, propriétaire de l’élevage d’Ombres, présente le complexe au narrateur. Ce dernier, nommé Martin Enders, est un professeur de philosophie qui va enquêter en immersion dans un élevage porcin industriel pour préparer un séminaire sur l’animal.

Ce roman-là pourrait se rapprocher de l’essai dans la manière qu’il a de présenter le fonctionnement de l’abattoir, de l’insémination des truies à l’engraissement à la mort des animaux, d’un coup de MATADOR, un pistolet à tige perforante pointé juste entre les deux yeux.

Il reste un roman pourtant, et la présence permanente de ce narrateur, ses émotions, ses réactions devant ce qu’il voit ne le rend que plus captivant. C’est à travers lui qu’on pénètre dans le complexe industriel, situé à l’écart de la ville, identifiable d’abord par l’odeur douceâtre et chimique qu’il dégage ; à travers lui qu’on entend les cris des cochons qui couvrent la musique pop diffusée dans les hauts parleurs pour « améliorer la qualité de vie des employés » ; à travers lui toujours, qu’on rencontre les employés, eux qui surveillent les naissances, attribuent aux animaux des numéros, nettoient, nourrissent, et tuent.

Je n’ai pas envie d’en dire beaucoup plus sur les histoires qui s’entremêlent autour de ce lieu, de peur d’en dire trop. Sur un sujet aussi intense, on aurait pu craindre une représentation caricaturale mais l’autrice parvient à raconter avec une grande finesse à la fois les animaux et les humains, leurs souffrances et les relations qui se tissent malgré tout. Sa manière de raconter les animaux est particulièrement saisissante parce qu’en les décrivant, elle leur accorde une attention aussi minutieuse qu’aux personnages humains, racontant les regards, les expressions, au point qu’une des images qui reste à la fin du livre est sans doute les yeux soulignés de noir de la truie Marina.

Ce n’est pas une lecture facile, mais c’est assurément un roman bouleversant. Pas seulement parce que l’univers dans lequel il nous plonge est en lui-même glaçant, mais parce qu’il montre ce que cet univers fait à la fois aux animaux qui y naissent pour mourir et aux humains qui y travaillent.

Parfois je m’inquiète que la littérature soit bien vaine face au monde, qu’au fond, elle reste impuissante. Mais il faut bien lui reconnaître cette puissance : celle de nous donner à voir, même ce qu’on aurait préféré ignorer, de nous forcer à une lucidité inconfortable mais nécessaire.

« Il paraît que les gens qui se posent trop de questions sont moins heureux que les autres, a dit l’Espagnol. Et vous croyez qu’on est heureux en faisant semblant de ne pas s’en poser ? J’ai jamais dit que j’avais la recette, a soupiré Legai. »

Livre cité :

Isabelle Sorente, 180 jours, JC Lattès, 2013. [en poche dans la collection Folio, éditions Gallimard]

Sources : 

Qu’est-ce qui fait une bonne oeuvre d’art ?

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Alors que Cher Connard, le dernier roman de Virginie Despentes a explosé les scores de ventes à la rentrée littéraire, on sait déjà qu’il ne gagnera pas le prix suprême en littérature, le Goncourt. Mais alors pourquoi un tel décalage entre ce que les gens consomment comme culture, et le couronnement des oeuvres ? Y’a-t-il une qualité objective dans l’art ou tout est-il toujours question de goût ? Qu’est-ce qui fait une bonne oeuvre d’art ?

C’est la question que se posent Charlotte et Marius dans ce nouvel épisode d’avocats du diable sur notre podcast d’actualité, Vacarme des Jours. C’est disponible sur toutes les plateformes d’écoute!

Dans la forêt, la nature par le prisme du roman

 Par Charlotte Heyner

Cette saison, l’équipe de rédaction de Motus s’est étoffée. Au fil des jours, nous vous proposons donc de plonger dans les réflexions de cette génération qui navigue dans un monde bouleversé, et qui a fait du questionnement son mot d’ordre. Ces chroniques sont des points de vue sur le monde, elles reflètent donc la subjectivité de leurs auteurs et autrices. Elles se veulent intimes, pour regarder les grandes questions par le petit trou de la serrure. Sans compromis, elles vous entraînent dans les pensées de la jeunesse d’aujourd’hui, celle qui repeint l’époque à son image.

La chronique du jour entremêle écologie et littérature, en nous racontant le rôle immense que peut jouer le roman pour les combats environnementaux.

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Une des choses que je préfère dans la vie, c’est qu’on me raconte des histoires.

Quand j’ai commencé à m’intéresser à l’écologie, je suis tombée sur des listes de livres, parfaits pour débuter, accessibles et pédagogiques, qui reprennent les bases, expliquent le vocabulaire… et tout ça est très important. Mais dans le fond, moi j’aime qu’on me raconte des histoires et je pense que le roman peut faire réfléchir et prendre conscience de ce qui nous entoure, au moins autant que l’essai.

Je ne dis pas qu’il ne faudrait lire que des romans. Il est important de se documenter, de lire les résultats d’enquêtes sérieuses, étayées et chiffrées mais le roman est plus séducteur… Il a pour lui ce pouvoir qu’ont les récits de vous prendre par la main et de vous entraîner à leur suite. En promettant de nous divertir, ils nous greffent parfois un autre regard, une autre manière de voir le monde. En tant que personne qui ne sait absolument pas débattre et convaincre, je pense aussi que les romans sont de bons moyens de sensibiliser les esprits réfractaires. Ils ne transformeront pas du jour au lendemain le plus climato-sceptique en militant écologiste mais qui sait, ils pourraient commencer à insinuer les graines d’une réflexion plus verte…

Dans la forêt de Jean Hegland, écrit en 1996, est un de ces romans qui imaginent l’après. Celui de quand la vie telle que nous la connaissons se sera effondrée, qu’il n’y aura plus d’électricité, plus de moyens de communication, plus de nourriture dans les magasins. Le roman ne s’attarde pas sur les causes de l’effondrement, ni vraiment sur son déroulement. La narratrice évoque une guerre à l’autre bout du monde, des attentats, des catastrophes naturelles mais tout cela reste lointain depuis la maison qu’habitent Nell, la narratrice et sa sœur Eva, dans la forêt nord-américaine.

Pour autant, le récit à la première personne rend très frappant le basculement entre une vie ordinaire et une vie à réinventer, une vie d’abord caractérisée par la négative (pas d’électricité, pas de contact avec les autres, pas de poste de musique, pas de frigidaire). Pour Nell et Eva, les souvenirs des soirées passées en ville avec leurs amis, les rêves d’avenir se fracassent contre les nouvelles nécessités : oubliés Harvard et les cours de ballet, il faut maintenant apprendre à survivre en autarcie.

J’ai tendance à penser que pour avoir l’énergie de protéger quelque chose, il faut d’abord le comprendre, ou a minima l’apprécier. Ce roman met en lumière la forêt, sa richesse, sa beauté, sans pour autant en faire un espace complètement familier. Elle reste imprévisible, énigmatique. La narratrice ne sous-entend jamais qu’elle pourrait devenir un environnement entièrement domestiqué. Elle apprend à l’apprécier sans chercher à la contrôler. Je me suis demandé si le titre sous-entendait l’évolution des personnages par rapport à ce milieu : est-ce qu’il ne s’agirait pas d’apprendre à vivre avec la forêt plutôt que simplement dans la forêt ? et finalement, je dirais que non. « Avec la forêt » supposerait une sorte d’égalité entre humains et nature, une réciprocité et ce n’est pas le cas à la fin. La forêt les abrite mais les dépasse. Elle les dépassera toujours, aussi bien sur le plan de la taille, sur l’échelle du temps et sur celle de la puissance.

La simplicité du ton met en valeur la nature au fil des saisons. Pas de descriptions interminables, juste des notations, comme des éclats de lumière qui tombent ici ou là et font ressentir la forêt, le bruissement des feuilles, l’odeur de la mousse.

C’est pour ça que le roman est si important, celui-ci et les autres. Parce que là où l’essai va expliquer, le roman fait vivre. Il me semble que l’écologie n’est pas seulement un ensemble de gestes du quotidien, c’est aussi considérer le monde d’une certaine manière. Et je retrouve ce respect du vivant dans la dimension contemplative qui caractérise parfois la littérature. Dans le roman d’Hegland, la narratrice passe le temps en lisant une encyclopédie, trouvée dans la bibliothèque familiale :

      Aujourd’hui, je suis arrivée à FORÊT, communauté écologique étendue et complexe dominée par les arbres et capable d’assurer sa perpétuation. Mais avant de pouvoir mémoriser les cinq grands types de forêt, avec leur densité d’arbres typiques, leur climat et leur sol, j’ai été interrompue par un autre souvenir, et j’ai levé les yeux de la page pour regarder la forêt par la fenêtre. (p.69)

Je crois que ce roman, comme l’encyclopédie que lit Nell, encourage à lever les yeux pour admirer la forêt.

J’ai choisi ce livre parce qu’il m’a tellement captivée qu’en le lisant dans le métro, j’ai raté mon arrêt. Ce n’est peut-être pas le meilleur exemple et il y a plein d’autres romans, d’autres histoires qui méritent d’être mises en lumière. Une prochaine fois… 

Référence du roman :

Jean Hegland, Dans la forêt, trad. Josette Chicheportiche, en poche dans la collection Totem, éditions Gallmeister, 2018 [publié dans sa version originale sous le titre Into the forest, 1996]