Par Charlotte Heyner
Nous n’avons pas vocation à être un journal tout court, mais davantage un journal intime de notre société. Au fil des jours, nous vous proposons donc de plonger dans les réflexions de cette génération qui navigue dans un monde bouleversé, et qui a fait du questionnement son mot d’ordre. Ces chroniques sont des points de vue sur le monde, elles reflètent donc la subjectivité de leurs auteurs et autrices. Elles se veulent intimes, pour regarder les grandes questions par le petit trou de la serrure.
Dans ses chroniques sur Motus & Langue Pendue, Charlotte Heyner explore le monde littéraire à la recherche de ce qu’il peut nous apprendre, nous faire ressentir, et nous dire du monde bien réel dans lequel nous évoluons. Aujourd’hui, elle fait se rencontrer roman policier et rapport du GIEC…

Le verbe impacter n’existe pas en français — ou plutôt, il existe puisqu’on l’entend employé. Dans la langue, c’est l’usage qui prime. Mais il n’est pas dans le dictionnaire. C’est un anglicisme. En bon français correct et sanctionné par les doctes, on peut recevoir un impact, on ne peut pas « être impacté ». Pourtant, c’est ce que j’ai l’impression de vivre ces temps-ci : avoir été impactée, percutée par les réalités et les prédictions que le futur ne s’annonce pas plus radieux.
Il y a quelques jours est sorti le rapport du GIEC. Je vous le dirai tout de suite, je n’ai pas encore eu le temps de m’y plonger. J’en ai lu des résumés, des synthèses, et ça a suffi à me faire peur. Je ne suis pas sûre d’avoir envie de le lire, je pense que c’est important de le faire, quand même.
Publication du rapport du GIEC donc, et au même moment, je venais de finir la lecture du livre dont je comptais vous parler ce mois-ci. Impact, d’Olivier Norek.
Au début, je l’avais choisi parce que je voulais lire un roman policier qui parle d’écologie. Parce qu’en ces temps où on parle d’écocides et parce que le roman policier est un genre qui a toujours su se saisir de sujets de société et d’actualité comme trame de fond de ces intrigues, je me disais que forcément, quelqu’un avait écrit là-dessus.Des détectives qui enquêtent sur un écocide, ça a l’air intéressant non ?
J’ai choisi Impact un peu au hasard, parce que je me rappelais en avoir entendu du bien. Il ne s’agit pas d’une enquête sur un écocide mais les enjeux environnementaux sont au cœur des préoccupations. Finalement, ce n’est pas tant la trame policière qui a retenu mon attention.. À mon sens, c’est davantage un thriller qu’un roman policier mais finalement peu importe les étiquettes. L’intrigue est intéressante en ce qu’elle questionne le rôle et le pouvoir de la justice, ses limites, le statut des victimes et des coupables, qu’elle rebat un peu les cartes du polar habituel. Au début, c’est de cela que je voulais parler : du fait que le genre policier a toujours eu pour moi un côté rassurant, et de la manière dont soudain, intégrer le sujet du dérèglement climatique vient bouleverser les repères . On en parlera une autre fois.
Ce qui a le plus retenu mon attention finalement, ce sont des petites scènes intercalées entre les chapitres de l’intrigue principale. Des scènes isolées, indépendantes les unes des autres et pourtant toutes reliées par le fait de représenter différentes facettes du dérèglement climatique. Elles s’intitulent « Nouvelles du monde » et sont situées en France, où se succèdent canicule, violents orages et averses de grêlons de la taille de boule de pétanque ; dans l’océan Pacifique, où dérive un continent de plastique ; en Nouvelle-Zélande où des ultra-riches achètent des bunkers luxueux en prévision de la fin du monde, …
Coïncidence, cette même semaine où je lisais le roman, j’ai suivi un cours sur la philosophie de Günther Anders, penseur allemand du 20e siècle. Une citation m’a particulièrement frappée. Il écrit : « Quand ce à quoi il serait bien nécessaire de réagir devient démesuré, notre sentir fait alors également défaut. […] le trop grand nous laisse froids, mieux : même pas froids, mais complètement intouchés : nous devenons des «analphabètes de l’émotion»» (Lettre à Eichmann, p. 58)
La professeure commente : nul être humain n’est capable de se représenter une chose d’une si effroyable grandeur, l’élimination de millions de personnes. Ça ne nous touche pas parce que nous ne parvenons pas, nous sommes incapables de nous représenter des conséquences aussi gigantesques. Anders parle de la bombe nucléaire quand il écrit cela, de la menace qu’elle représente et qu’on ne peut imaginer. Mais au fond, cela pourrait bien s’appliquer à n’importe quel événement d’une ampleur aussi grande.
Quand la philo s’applique à conceptualiser, la littérature, elle, concrétise. Quand Anders parle d’événements trop grands pour qu’on réussisse à les concevoir, la littérature peut peut-être, en saisissant ces géants par des fragments, commencer à nous faire entrevoir l’étendue des dégâts.
Le roman nous montre, il prend des exemples, se concentre sur une scène, quelques personnages, nous montre la peur, la perte de leur lieu de vie, les maladies, les morts. Il nous oblige à nous figurer ce que veulent dire les chiffres et les courbes et les prévisions. Il les incarne. Les rend palpables. C’est ce que j’ai eu l’impression de vivre avec ces petites séquences intercalées dans la trame policière. Comme si on me disait : regarde, quand on parle d’augmentation de crise climatique, de fonte de la banquise, d’épisodes climatiques exceptionnels, c’est ça qu’il y a derrière les grands concepts : des lieux, des gens.
Pour résumer, l’écrivain montre au lieu d’expliquer. Le roman de Norek n’y parvient pas complètement, il reste encore un brin didactique par moments mais l’idée est là : montrer, mettre devant les yeux, chercher à créer l’impact chez le lecteur, la prise de conscience. Au début du roman, l’auteur avertit : « Face à la réalité, je n’ai pas eu besoin d’inventer ». En témoigne la longue liste de références et de sources à la fin du livre.Et dans le contexte, c’est un roman qui atteint son but : impacter. Pas pour démoraliser. Mais pour faire réagir.
Norek, Olivier, Impact, Pocket, 2021 (1ere édition : Michel Lafon, 2020)
Anders, Günther, Nous, fils d’Eichmann, trad. Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Payot et Rivages, 1999