Performer son genre

Par Enthea

Cette saison, l’équipe de rédaction de Motus s’est étoffée. Au fil des jours, nous vous proposons donc de plonger dans les réflexions de cette génération qui navigue dans un monde bouleversé, et qui a fait du questionnement son mot d’ordre. Ces chroniques sont des points de vue sur le monde, elles reflètent donc la subjectivité de leurs auteurs et autrices. Elles se veulent intimes, pour regarder les grandes questions par le petit trou de la serrure. Sans compromis, elles vous entraînent dans les pensées de la jeunesse d’aujourd’hui, celle qui repeint l’époque à son image.

Dans ce billet, Enthea vous parle de male gaze, de performance, de conformisme. Mais aussi d’apprendre à décentrer nos regards vers la liberté.

Photo par Enthea (c)

Allez viens. Aujourd’hui on se balade dans la rue. Ou bien on se pose dans un coin en soirée. Mais surtout, on observe.

Ce jeu d’acteurs, d’actrices, permanent. Une grande mascarade sociale, que nous rejouons chaque jour, où se mêle ce que l’on choisit de montrer, et ce qui nous échappe.
De ces échappés involontaires, une chose m’interpelle particulièrement : nos conditionnements. Ces conditionnements, ce sont les bases qui nous ont forgé·e·s, inconsciemment. Ils sont les fondements de notre société, qui cimentent nos interactions, qui consolident nos certitudes.

Nous sommes éduqué·e·s à voir nos pairs par un certain prisme, comme si c’était le seul regard possible. Ce prisme porte un nom : le male gaze (1). Sa traduction littérale, « regard masculin » porte à confusion, car il s’agit en réalité du regard que nous portons tous et toutes, et qui est considéré comme « neutre ». Cette façon de percevoir le monde conditionne autant les cadrages des nos films que les choix visuels des publicités, que la manière dont nous appréhendons les corps d’inconnus, d’amis, d’amours, …

Le male gaze, ce regard collectif et dominant, se caractérise par le fait de réifier (rendre objet) et sexualiser les corps, notamment les corps perçus comme féminins. C’est ainsi que l’on se retrouve avec des publicités pour des lunettes, avec en gros plan un corps de femme mince, blanche, valide, dénudée, et sans tête. Un basique, toujours efficace. Car nous approuvons inconsciemment ce regard porté, qui nous berce, nous rassure, et nous montre ce qui a valeur d’être validé ou non, depuis tout·e jeune. Et c’est là tout l’enjeu : ce qui a valeur d’être validé. Ce prisme nous éduque et nous apprend ce qui a valeur d’être validé. Nous reproduisons ces valeurs pour correspondre à ce prisme. Ce prisme qui nous éduque et nous apprend ce qui a valeur d’être val… Bref, t’as compris.C’est un cercle.

Ça serait, du fait, naïf et malheureusement faux, de penser que nos comportements, nos goûts, nos désirs, nos sexualités n’ont pas été impactés, voire carrément créés, par ce prisme. L’œil désire ce qu’il à l’habitude de voir, d’une part. Mais la valeur de la validation sociale n’y est pas pour rien non plus dans les choix que nous faisons, pour nos corps (injonction à la minceur, à l’épilation), ou envers ceux d’autrui (discriminations, rejets, adulations, etc).

Il y a quelques années, j’ai décidé d’arrêter de « performer la féminité » (2), à fond et à tout instant. Parce que bon, merci quand même, mais ça prend vachement de temps, tout ça. Et puis ça fait mal, ce type de féminité. Et faim. Et on est beaucoup moins mobiles. Et puis il faut parler moins fort. Dire des trucs moins pertinents. Payer plus cher, pour des concepts esthétiques pas très intéressants.
C’est tout nul, en fait.

Cette esquive des codes validant mon identité, m’a apporté plusieurs questionnements. Notamment sur un sujet qui a sa place autant dans ma vie privée que dans mon travail de photographe : l’érotisation des corps.
Alors, si l’on tente de sortir de tout ça : comment faire, comment se trouver, comment se présenter, comment regarder différemment ?

Lorsque l’on a plus envie de jouer la fragile dévotion, qui devons nous devenir, pour rester une femme désirable ? Quant aux représentations masculines, quid de ce désintérêt pour les marques de virilité (de type brutalité et force) qui sont les plus gros marqueurs d’érotisations des hommes ? Des marqueurs destructeurs desquels, heureusement, une bonne partie de la population cherche à se détacher. Et que fait-on de la non-représentation des personnes qui ne se reconnaissent dans aucun de ces genres ?

Comment érotiser son corps, les corps, dans la séduction au quotidien, ou dans les supports visuels que nous consommons, si l’on sort des représentations binaires et construites au travers d’un prisme que l’on trouve inintéressant, parfois violent, excluant, et dépassé ?

Chacun, chacune, trouve sa propre réponse. Mais plusieurs artistes et vidéastes se sont penché·e·s sur l’idée de proposer des contenus érotiques et pornographiques avec de nouveaux regards. (Et, au passage, travaillent dans une collaboration respectueuse avec les travailleur·euse·s du sexe). Parmi ces artistes, vous retrouverez l’inégalable Ovidie. D’abord actrice X, puis réalisatrice (toujours sur le terrain de la sexualité), elle a tourné des documentaires, films éducatifs, et récemment une série Canal+ « des gens bien ordinaires » qui intervertit les codes de genre lors du tournage d’un film porno.

Pour la curiosité de découvrir du contenu plus axé erotique/porn, vous pourrez retrouver, en vrac quelques références carrément non-exhaustives :

Le travail de la réalisatrice Erika Lust
Le site des incroyables 4chambers (3)
CrashPad (4)
Studio Heavenly spire (chez Pinklabel.tv)
Et sur une note très queer-art, l’inégalable site de Pornceptual (5)

Amusez vous bien.
Love.
Fight.


  1. Male gaze : Le male gaze a été théorisé en 1975 par Laura Mulvey, une réalisatrice britannique et militante féministe. Il désigne la manière dont le regard masculin s’approprie le corps féminin. Par extension, il devient la définition du prisme de nos regard dominants.
  2. reproduire autant que possible les injonctions correspondant au genre dit «féminin»

  3. https://afourchamberedheart.com/performers
  4. https://crashpadseries.com/queer-porn/
  5. https://pornceptual.com/category/erotic-art/