Par Charlotte Giorgi
Demain, samedi 19 novembre 2022, auront lieu dans toute la France des marches contre les violences sexistes et sexuelles. Et moi hier, j’ai pensé à toi sans colère. Ça m’énerve.

Hier pour la première fois depuis longtemps, j’ai pensé à toi avec la tête au frais. Les vagues qui se fracassaient en moi il y a quelques mois ne se sont pas levées. J’ai pensé à toi. Les tripes intactes, vidée, presque fatiguée des propres émotions que tu as suscitées pendant si longtemps.
Quand je l’ai formulé pour la première fois à un ami, ça sonnait tellement faux que j’en ai rigolé, nerveusement. « J’ai pensé à lui et ça ne m’a rien fait de particulier ». Rire. Mon ami a dit que ça sonnait un peu bizarre et je lui ai dit que c’était parce que c’était la première fois que je disais cette phrase-là, cette phrase-là à voix haute. Il m’a dit que c’était bien, alors, avec une interrogation dans le ton.
Oui, c’est bien. C’est bien, non, que mon ventre ne se torde plus dès qu’il entend ton nom, ou que les journées puissent se dérouler, commencer le matin et finir le soir sans que tu m’aies traversée comme un coup d’épée ?
Je ne sais plus tout d’un coup. J’ai l’impression que cette incandescence, c’était ma colère. Et je ne supporte pas de n’avoir plus de rage quand je pense à toi, à ce que tu as fait et à ce que tu fais encore, avec d’autres qui un jour, comme moi, auront aussi épuisé leur colère. Qu’est-ce qu’il nous reste, quand la peur et la tristesse et la hargne sont parties et nous ont laissée, lisse et vide ? Comment s’intéresse-t-on encore au combat des autres femmes, comment ressent-on encore les injustices, quand ce qu’il s’est passé est resté derrière nous et que c’est mieux ainsi ?
Je pourrais me laisser couler dans l’eau du bain, l’eau chaude, brûlante, anesthésiante. Je pourrais fermer les yeux et me laisser aller. Mais il y a quelque chose qui ne va pas, à propos de justice et d’équilibre, de société et de justice.
Il y a que toi, tu te réveilles, tous les jours, impuni. Que tu vois les couleurs d’automne aussi distinctement que je les vois, que tu dors d’un sommeil profond, peut-être même que tu baves pendant la nuit. Tu baves, dis-moi ?
Ce déséquilibre des forces me rend folle. Que tu trouves de quoi continuer à tracer ton chemin et que je ne trouve plus de quoi vouloir t’arrêter. Que s’est-il passé pour que je chasse l’envie de vengeance, pour que sois si épuisée par la bagarre que je cherche à tout prix l’apaisement, qu’est-ce qui m’empêche à ce point de t’en vouloir encore ?
Quelques fois je me dis que je te méprise, que je te prends en pitié. Que c’est pour cela que tu me traverses sans me transpercer, que tout a repris sa place. Tu n’as pas le droit à ma haine. Tu es si petit et médiocre que je ne veux plus t’accorder que des pensées de surface, que tu n’atteignes plus jamais le cœur des choses, et le mien.
Mais ce serait romantiser un peu les choses. Se voiler la face. Se croire apte au jugement. Je ne suis pas capable de ça. Je suis au bout de la route. Au bord de la route. Je suis en périphérie de mes propres émotions. J’étais en colère, c’était ta faute. Je suis de marbre, c’est encore de ta faute. Je sais que je n’en resterai pas là, que je passerai par d’autres arrêts, d’autres choses. Ce sera toujours de ta faute et jamais une responsabilité que tu respecteras. Au bout du compte, tu ne te souviendras peut-être même plus de ce que tu m’as fait. De comment tu l’as mal fait. Même me faire mal, oui, tu as réussi à être mauvais dans ta destruction méthodique du beau et de l’espoir.
Demain, comme tous les ans, il y aura une marche dans toute la France contre les violences sexistes et sexuelles. Et cette nuit je dormirai mieux, car demain, je ne serai pas la seule à me souvenir de toi, à chercher cette colère qui m’échappe, à vouloir que l’histoire ne s’arrête pas là, en laissant les femmes sur le côté de leurs sentiments. Je ne serai pas la seule à lutter pour que tu n’oublies pas, parce que nous, jamais nous ne pourrons oublier.
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