Un dimanche de Pâques

Par Charlotte Giorgi

« Personne ne sait comment il va réagir dans l’urgence. »

Vous la connaissez, cette phrase ? Eh bien depuis quelques jours, moi, je sais comment je vais réagir. Et ça ne me plaît pas du tout.

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            J’ai toujours beaucoup réfléchi à la mort ; il y en a la trace dans ces billets. Je suis aussi beaucoup allée au cimetière, enfant, fleurir la tombe de la grand-mère de ma mère qui y était si attachée. Le cimetière est resté un endroit un peu étrange, et je n’ai jamais arrêté d’imaginer combien d’ossements se situaient juste sous mes pieds, combien de vivants avaient foulé ce sol comme moi avant de s’y retrouver enterrés. Mais en grandissant, je me suis sentie reconnaissante d’avoir entretenu ce rapport pas complètement terrorisé à la fin. J’ai tellement étiré mes questions dans tous les sens, j’ai tant écumé la métaphysique à laquelle j’étais confrontée, que j’ai fini par me trouver un équilibre : celui d’une conscience tranquille. Le sens de la vie, parce qu’il y a la mort, ensuite. La mort comme suite logique, comme compagne à forcément retrouver, on ne sait pas trop quand, mais sans drame et sans exclamation, puisque c’est ainsi.

            En grandissant, je me suis faite à l’idée. J’ai toujours été submergée par des vagues de paranoïa, de peur, l’hiver, au plus noir de la nuit. Mais en surface, quand émergeaient les matins, j’ai fini par faire partie des gens à qui la mort ne fait plus peur parce qu’elle est irrévocable. Je me suis accommodée avec la faucheuse.

            Sans me l’avouer pourtant, j’imaginais la mort rapide. On chute d’une falaise, on se noie en quelques minutes à se débattre, ou bien on s’éteint dans un lit d’hôpital, en fermant les yeux. Je n’ai jamais vraiment imaginé combattre la mort, lutter contre cet état de fait qui selon moi arrivait ou n’arrivait pas, sans entre-deux. Je n’ai jamais imaginé que la mort pourrait s’asseoir à ma table un dimanche de Pâques, et entamer une lutte à laquelle je ne m’étais jamais préparée.

Ce dimanche, nous le passions en famille. Il était ordinaire, et d’ailleurs, il l’est resté, même avec ce qui a suivi je me rappelle m’être fait la remarque « pourtant je n’ai pas l’impression qu’il se passe quoi que ce soit d’extraordinaire ».

            Ma grand-mère jouait, comme cela lui a toujours incombé, le rôle de la maîtresse de maison, presque imperceptible. Malgré l’implication ponctuelle de mon père, ma mère, ma tante ; ses tourments nous étaient presque insignifiants. Nous ne nous posions pas la question de savoir si le gigot serait assez cuit, ou si les invités se réjouiraient. Où dormiraient les uns ce soir, ce que penseraient les autres.

            Ma grand-mère est une taiseuse. Elle, comme beaucoup d’autres femmes de son époque, déteste accaparer l’attention. Sa générosité constante s’accompagne d’une obstination à ne pas gêner, à s’effacer au profit de la fête, du moment. Moment pour lequel elle va sans hésiter jusqu’à se couper d’elle-même, à se sacrifier au sens presque littéral du terme. Ma grand-mère est forte, trop forte.

            Alors que nous discutions, nous n’avons rien remarqué de sa souffrance, et elle n’en avait soufflé mot. Fou comme le « normal » se déchaîne, dans le silence de l’habitude, laissant les forces de toutes parts s’affronter sans bruit.

Quelqu’un lui a adressé une question. Question à laquelle elle n’a jamais répondu.

Pour la première fois du repas, tous les regards se sont tournés vers ce petit être si précieux, droite comme un i sur sa chaise, les yeux en arrière d’elle-même. Elle était absente, elle était partie. Nous l’avions laissée partir, là, au milieu du gigot et des verres de vin.

            Tout a été très vite ensuite. Tout a été très vite, sauf moi. Moi je suis restée plantée là, assourdie par le choc, les jambes sciées. J’ai cru que ma grand-mère, ma grand-mère chérie était morte. Que c’était déjà la fin.

            J’aurais pu croire que je n’étais pas la seule empêtrée dans le saisissement, mais non. Les autres se sont activés avec un sang-froid et une précision dont je me sentais inéluctablement incapable.  Appeler les pompiers, allonger ma grand-mère, la mettre en PLS… Penser à des trucs cons : ouvrir le portail pour les pompiers, éloigner le chien…

            Ma tendre mamie est revenue à elle. J’ai entendu sa voix. Elle criait à mon père de ne pas appeler les secours. Sacrée elle ! À ce moment-là, moi aussi, je suis revenue à moi.

Je me suis rendu compte de ma sidération, de mon incapacité à bouger. Dans ma tête, je me rappelle avoir avant tout essayé de tenir debout. Je ne pouvais pas m’évanouir alors que ma grand-mère flottait entre deux états de conscience. Pourtant, j’avais l’impression de ne pas avoir la main sur mon propre corps, de ne pas pouvoir décider de tenir au moment où tout le monde en avait le plus besoin.

Alors que tout était revenu en ordre, j’ai tiré plusieurs conclusions. D’abord, que les formations aux premiers secours ont cette fonction capitale : absorber les automatismes des situations d’urgence, pour être capable de les activer même en état de choc. Ensuite, la mort est un continuum.

Pour moi, on m’appelle quand c’est fini. C’est fini, ou alors c’est qu’on est en vie. Je n’avais encore jamais réalisé à quel point cette situation d’entre-deux me terrifie. Celle où la mort peut s’inviter à table, là, juste en face de moi, entre le gigot et le fromage. Celle où je dois jouer mon rôle : protéger, m’acharner, tenir debout. Permettre à ma grand-mère de combattre le spectre affreux. Je n’ai pas eu le temps d’être triste, ni en colère, ni réellement effrayée dimanche. Ce dont je me rappelle : je me sentais incapable. C’est le seul mot qui me vient.

Je suis incapable de regarder la mort en face. Je sais qu’elle passera. Mais je ne veux pas la croiser.

Et pourtant, il m’est insupportable de penser que j’aurais pu détourner le regard, s’il avait été le dernier.

Alors je veux apprendre. Avoir la force. Même si ce n’est pas pour tout de suite, même si la vie nous promet encore tant, parce que je n’ai jamais fini de devoir aimer ma grand-mère et tous les autres. Comment on apprend ? Je trouverai.

Forte, je le serai. Je me suis promis.

Mettre du vernis sur tes ongles

Par Charlotte Giorgi

À propos d’une rencontre inopinée dans les dédales de l’algorithme Facebook, lui qui ne fait pas la différence entre les vivants et les morts. Et si nous en prenions de la graine et en tirions quelques leçons sur notre rapport à la finitude ?

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C’est par hasard que je t’écris. À toi, en particulier. Je t’avoue qu’il y a quelques mois que je n’ai pas pensé à toi. Ce n’est pas une confession, j’ai juste l’impression de devoir être honnête. On ne parle pas souvent, toi et moi. Et puis, tu n’as pas de droit de réponse, alors je crois que je te dois au moins la sincérité.

Je n’ai pas pensé à toi parce qu’il n’y a pas beaucoup de place dans le monde des vivants pour les gens comme toi, ceux qui ont basculé de l’autre côté. Je sais que tu le sais, puisque tu as été à ma place.

Ce que je veux dire, c’est que nos sociétés tiennent leurs morts à l’écart. Leurs disparus : ça veut bien dire ce que ça veut dire. J’ai lu il y a quelques temps un article où un monsieur réunionnais racontait que ses filles mettaient du vernis sur les ongles de leur grand-mère décédée lors de sa veillée funèbre. En métropole, c’est impensable. Ça m’a paru lunaire. Fou. Comme si la mort pouvait nous attraper à son tour. Comme si la mort était contagieuse. Alors oui, ces mois-ci je n’ai pas cherché ta tombe dans un cimetière éloigné et désert qui ne te ressemble pas, qui ne ressemble à rien de ce que tu as été.

            Non, c’est par hasard que j’ai croisé ton nom sur Facebook. C’est justement cette inhabituelle proximité, cette porosité infranchissable entre le passé et le présent qui m’a replongé dans ce monologue intérieur dont j’ai l’impression qu’il t’est destiné. J’invitais des gens, mes amis, à un évènement Facebook. L’algorithme ignorant me proposait des noms, et je cliquais machinalement : « inviter ». Inviter, inviter, inviter. Et puis, tout d’un coup, ton nom. Un moment de sidération.

            Parce que tu es morte. Je ne peux pas t’inviter, je ne peux plus, tu n’es plus là. La coupure nette entre le passé et le présent s’est imposée à moi, violente et intransigeante.

            Ici, dans ma culture, on ne peut inviter aucun mort aux évènements. Après l’enterrement, la possibilité de passer du temps avec nos chers décédés n’est plus possible. Ça ne nous viendrait pas à l’esprit.

            J’ai réalisé que cela me rend triste. J’envie ces autres mondes, où la vie et sa fin forment un continuum, où il n’y a pas de rupture nette mais des suites, des étapes, des changements. Je les envie pour les fêtes qu’ils continuent de célébrer avec les personnes qu’ils ont aimées et qui restent là, parce qu’ils croient aux esprits, aux fantômes, aux dieux. Toutes ces choses que l’on méprise parfois tout en oubliant qu’elles représentent toutes des moyens de ne pas subir la réalité assommante que nous prenons pour seule vérité. Ici, notre rationalité à toute épreuve crée aussi notre terreur des choses qui nous dépassent. La mort, par exemple, dont nous préférons nous dire qu’elle anéantit et clôt le chapitre à tout jamais.

            Je me souviens même avoir eu peur du mot, enfant. L’avoir trouvé au détour des pages d’un livre et m’être forcée à le regarder, à décrypter la forme des lettres qui se déployaient sous mes yeux, et essayé par-là d’en capturer le concept. La mort ne rentre pas dans les cases que nous construisons pour comprendre le monde, pour lui donner un sens. Nous choisissons donc régulièrement une sorte d’amnésie collective, qui nous met bien en peine de continuer à tisser des liens – par tout un tas de moyens que nous n’utilisons pas – avec celles et ceux qui se sont endormis.

            Je ne t’ai pas invitée à mon évènement Facebook. J’ai été faire un tour, simplement, sur ton profil, curieuse. Il n’a pas changé. Le dernier message en date : celui de ton fils, qui annonce que tu nous as quittés.

            Je ne suis plus triste, aujourd’hui. Mais je prends notre collision de tout à l’heure sur le grand internet pour quelque chose de très sérieux, un signe, au-delà de toute raison. Je m’autorise à y puiser du réconfort, une source de liens, une continuité dans ma relation avec toi. Je me trouve un peu ridicule, mais je crois qu’il n’y a rien de plus digne et convenable que qu’entretenir de bons rapports avec la finitude.

Je crois qu’autour des discussions sur l’euthanasie par exemple, notre société tient entre ses mains le début de la pelote de laine que nous pourrions dérouler pour entretenir une nouvelle relation, plus fluide, moins traumatisée, à la mort. J’espère que nous saurons bientôt, comme tant d’autres peuples, inventer des manières de vivre avec vous, vous qui êtes partis, mais qui, j’en suis sûre, ne nous avez jamais quittés.