Les chaises dissonantes

Par Enthea

Nous n’avons pas vocation à être un journal tout court, mais davantage un journal intime de notre société. Au fil des jours, nous vous proposons donc de plonger dans les réflexions de cette génération qui navigue dans un monde bouleversé, et qui a fait du questionnement son mot d’ordre. Ces chroniques sont des points de vue sur le monde, elles reflètent donc la subjectivité de leurs auteurs et autrices. Elles se veulent intimes, pour regarder les grandes questions par le petit trou de la serrure.

Chaque mois dans sa chronique La Dialectique du Pet de Rupture, Enthea vous parle de relations, et des enjeux de pouvoir qui les entourent. Aujourd’hui, elle nous raconte l’héritage familial, et la place des femmes autour de la table, leurs chaises disposées pour ne pas déranger, et la dissonance qui vient aussi s’y asseoir.

Illustration réalisée gracieusement pour cette chronique par Aloÿse Mendoza, merci à elle!

« Mets le plus gros plat du côté de ceux qui mangent le plus »

Régulièrement, je mange chez mes grands-parents, en famille. Ma mamy est une personne qui a toujours fait énormément de choses, mais qui commence à être âgée et à avoir des difficultés à garder ses habitudes, à cause de ses douleurs aux mains. Ce détail a son importance, parce que justement…. Dans mon histoire, il n’a pas tant d’importance.

Depuis aussi loin que je me souvienne, ma grand-mère cuisine pour toute la famille, elle y met un point d’honneur, elle met les petits plats dans les grands, fabrique de la décoration, pour que nous déjeunions toujours autour d’une table magnifique. Elle préparait même des repas spéciaux supplémentaires pour mon frère et moi, quand on était petits. La cuisine, c’est une institution. C’est son institution. La boisson, le choix du bon vin, du bon crémant, c’est celle de mon grand-père.

Ça arrive peu mais ça arrive qu’elle parte en vacances avec ses copines, abandonnant la maison au patriarche. Je m’amuse, à l’imaginer jongler avec des casseroles, se tromper dans les torchons à vaisselle, et se perdre dans le frigo. Mais pensez vous. Non. La solution était toute trouvée ; puisque la personne qui cuisine gratuitement n’est pas là : payons une autre personne pour réaliser cette tâche : appelons le traiteur.

Voici le décor de l’histoire, mais ce n’est pas le sujet. Le déclic qui me fait écrire, c’est cette éternelle musique familiale, que l’on rejoue à chaque moment de retrouvailles, et qui commence à me vriller les oreilles.

Nous sommes une tablée de neuf convives, et nous sommes tous valides et suffisamment qualifiés pour savoir débarrasser des assiettes, rassembler les couverts, apporter des plats, remporter ceux-ci quand ils sont vides, changer la bouteille d’eau, prendre le pain au passage… Etc.

Nous sommes 3 femmes : ma grand mère, ma mère, et moi.

Neuf moins trois égal six.

Il y a donc 6 hommes, soit deux fois plus d’hommes que de femmes. Et pourtant, nous sommes seulement trois, les trois femmes de chaque génération, à nous lever pour gérer entre chaque plat le bon déroulement du repas et le confort des convives. Nous sommes également assises côte à côte, sur les trois chaises les plus pratiques pour se lever et aller directement à la cuisine sans déranger. Il ne faudrait pas les déranger. Qu’est-ce qui justifie que nous agissions ainsi ? Ma grand mère a été éduquée dans cette posture, et elle met un point d’honneur à la tenir. D’ailleurs elle est toujours si coquette et si parfaite, que son mari ne l’a jamais vue démaquillée : elle se réveille avant lui pour pouvoir s’apprêter. Quant à ma mère, je l’ai toujours vue à la cuisine, pendant que mon père attend d’être servi, ou part avant d’avoir débarrassé la table. Alors, si j’en ai conscience et que ça m’agace pourquoi je perpétue la tradition ? Au début, c’était instinctif : il y a quelque chose de rassurant à former des « clans », à trouver une place, une identité et une utilité qui fait plaisir à tout le monde. La sensation est valorisante. Mais je ne trouve plus ma valeur dans la satisfaction des besoins d’autrui. Je devrais donc m’arrêter « d’aider » (faire ma part, en fait) et rester à table avec les vrais hommes, boire du vin, et continuer à parler fort comme si de rien n’était ? Pendant que les deux autres femmes de la famille s’agitent pour faire disparaître les preuves du festin, en bonnes petites fées discrètes et efficaces ?

Ne pas prendre ma part ne changera rien.

Mon frère vient parfois prendre/ramener des choses en cuisine avec moi. On discute beaucoup tous les deux, donc il me suit, et propose naturellement une « aide » parce qu’il est gentil. Parce que c’est une « aide » et non pas la place qu’il se sent de prendre naturellement. Parce que pour beaucoup, on « aide » encore à débarrasser la table. On « aide » au ménage. On ne partage pas, on ne prend pas en charge sa part du moment passé ensemble, on « aide » par gentillesse, ponctuellement. Et tout le problème se situe là. La répartition éclatée au sol des tâches domestiques dans un couple influence les interactions en famille. Qui elles-même influencent la construction des couples. Et on tourne en rond.

« Sur une table, il y a 9 personnes. Si toutes les femmes sont occupées à préparer le dessert, qui va faire la vaisselle ?

Blague de Chat GPT, février 2023

Et toi, est-ce tu « aides » ? (1)

(1) Les excellentes BD de Emma Clit sur la répartition des tâches dans les relations : https://emmaclit.com/2017/05/09/repartition-des-taches-hommes-femmes/

La chronique précédente d’Enthea : https://motuslemedia.fr/2023/02/18/deterrer-ses-baleines/

L’ère post #metoo, une ère de violences sexistes et sexuelles en augmentation

Photo de Flavia Jacquier sur Pexels.com

Il y a quelques semaines, le Haut Conseil à l’Egalité entre les femmes et les hommes rendait un rapport glaçant. Non seulement, le sexisme et la violence envers les femmes sont loin d’être en baisse dans notre société post #metoo, mais ils sont aussi particulièrement ancrés chez les moins de 35 ans, qui estiment par exemple pour un quart d’entre eux que la violence peut servir.

C’est ici que l’on se doit sans doute d’admettre que l’idée des premières vagues féministes de faire des femmes « des hommes comme les autres » se heurte à la réalité. En réalité, il faudrait surtout que les hommes deviennent des femmes comme les autres.

Marius et Charlotte en discutent dans ce nouvel épisode de Vacarme des Jours, notre podcast de chroniques d’actualité.

Etre niais incite à déboulonner le patriarcat (oui)

Par Charlotte Giorgi

Photo de Pixabay sur Pexels.com

Hier, c’était la Saint Valentin. Et l’on dit souvent de la Saint Valentin que c’est une fête commerciale. 

On a sûrement raison. 

Le truc, c’est que cette fête, elle existe, qu’on la trouve sympa ou pas. Et que l’amour, c’est quand même un sacré pilier de nos sociétés. Ce serait quand même chouette de s’en préoccuper.

Mais voilà, c’est un peu niais, tout ça. 

Et alors ? 

Ben, la niaiserie, c’est les sentiments. Les émotions. Se rendre vulnérable. Le foyer. L’intérieur. 

Traditionnellement, ce sont les attributs dont on a doté les femmes. Les hommes eux, dans nos éducations sexistes bien souvent inconscientes, ont appris à gérer la conquête, la guerre, la force. 

Comme nos sociétés sont patriarcales, on a donc appris à dévaloriser tout ce qui a traditionnellement attrait au féminin. 

On se retrouve à rire des sentiments. Et les femmes se retrouvent à porter, dans une grande majorité, la responsabilité de la communication, de la gestion émotionnelle de leurs relations. 

Sauf que voilà, les sentiments, c’est ce dont on a besoin pour sortir des crises qui s’accumulent au-dessus de nos têtes, et qu’on appréhende trop souvent comme des robots, au risque de se faire remplacer par eux (coucou ChatGPT). Un peu d’empathie, de sensibilité, voilà qui pourrait secouer un peu ceux qui prétendent nous diriger sans s’être jamais laissé aller à ressentir le monde.

Pour faire trembler le vieux monde on a donc besoin : de défoncer le patriarcat, pour commencer. La bonne nouvelle ? Ça passe par s’aimer.

Les temps changent. Et de nouvelles manières d’aimer s’inventent, on le constate tous. Mais faisons attention : le patriarcat s’y infiltre parfois tout autant. Ni le polyamour ni les relations libres ni le libertinage ni rien, en fait, ne justifie d’être gaslighté, ignoré, violenté. 

Pour qu’on puisse s’aimer différemment, il faut d’abord se permettre d’aimer. Ça reste ça l’important. La forme, c’est l’enrobage. 

L’amour, c’est pas niais. C’est un truc très puissant qui peut créer des révolutions. Prenons-en soin.

Performer son genre

Par Enthea

Cette saison, l’équipe de rédaction de Motus s’est étoffée. Au fil des jours, nous vous proposons donc de plonger dans les réflexions de cette génération qui navigue dans un monde bouleversé, et qui a fait du questionnement son mot d’ordre. Ces chroniques sont des points de vue sur le monde, elles reflètent donc la subjectivité de leurs auteurs et autrices. Elles se veulent intimes, pour regarder les grandes questions par le petit trou de la serrure. Sans compromis, elles vous entraînent dans les pensées de la jeunesse d’aujourd’hui, celle qui repeint l’époque à son image.

Dans ce billet, Enthea vous parle de male gaze, de performance, de conformisme. Mais aussi d’apprendre à décentrer nos regards vers la liberté.

Photo par Enthea (c)

Allez viens. Aujourd’hui on se balade dans la rue. Ou bien on se pose dans un coin en soirée. Mais surtout, on observe.

Ce jeu d’acteurs, d’actrices, permanent. Une grande mascarade sociale, que nous rejouons chaque jour, où se mêle ce que l’on choisit de montrer, et ce qui nous échappe.
De ces échappés involontaires, une chose m’interpelle particulièrement : nos conditionnements. Ces conditionnements, ce sont les bases qui nous ont forgé·e·s, inconsciemment. Ils sont les fondements de notre société, qui cimentent nos interactions, qui consolident nos certitudes.

Nous sommes éduqué·e·s à voir nos pairs par un certain prisme, comme si c’était le seul regard possible. Ce prisme porte un nom : le male gaze (1). Sa traduction littérale, « regard masculin » porte à confusion, car il s’agit en réalité du regard que nous portons tous et toutes, et qui est considéré comme « neutre ». Cette façon de percevoir le monde conditionne autant les cadrages des nos films que les choix visuels des publicités, que la manière dont nous appréhendons les corps d’inconnus, d’amis, d’amours, …

Le male gaze, ce regard collectif et dominant, se caractérise par le fait de réifier (rendre objet) et sexualiser les corps, notamment les corps perçus comme féminins. C’est ainsi que l’on se retrouve avec des publicités pour des lunettes, avec en gros plan un corps de femme mince, blanche, valide, dénudée, et sans tête. Un basique, toujours efficace. Car nous approuvons inconsciemment ce regard porté, qui nous berce, nous rassure, et nous montre ce qui a valeur d’être validé ou non, depuis tout·e jeune. Et c’est là tout l’enjeu : ce qui a valeur d’être validé. Ce prisme nous éduque et nous apprend ce qui a valeur d’être validé. Nous reproduisons ces valeurs pour correspondre à ce prisme. Ce prisme qui nous éduque et nous apprend ce qui a valeur d’être val… Bref, t’as compris.C’est un cercle.

Ça serait, du fait, naïf et malheureusement faux, de penser que nos comportements, nos goûts, nos désirs, nos sexualités n’ont pas été impactés, voire carrément créés, par ce prisme. L’œil désire ce qu’il à l’habitude de voir, d’une part. Mais la valeur de la validation sociale n’y est pas pour rien non plus dans les choix que nous faisons, pour nos corps (injonction à la minceur, à l’épilation), ou envers ceux d’autrui (discriminations, rejets, adulations, etc).

Il y a quelques années, j’ai décidé d’arrêter de « performer la féminité » (2), à fond et à tout instant. Parce que bon, merci quand même, mais ça prend vachement de temps, tout ça. Et puis ça fait mal, ce type de féminité. Et faim. Et on est beaucoup moins mobiles. Et puis il faut parler moins fort. Dire des trucs moins pertinents. Payer plus cher, pour des concepts esthétiques pas très intéressants.
C’est tout nul, en fait.

Cette esquive des codes validant mon identité, m’a apporté plusieurs questionnements. Notamment sur un sujet qui a sa place autant dans ma vie privée que dans mon travail de photographe : l’érotisation des corps.
Alors, si l’on tente de sortir de tout ça : comment faire, comment se trouver, comment se présenter, comment regarder différemment ?

Lorsque l’on a plus envie de jouer la fragile dévotion, qui devons nous devenir, pour rester une femme désirable ? Quant aux représentations masculines, quid de ce désintérêt pour les marques de virilité (de type brutalité et force) qui sont les plus gros marqueurs d’érotisations des hommes ? Des marqueurs destructeurs desquels, heureusement, une bonne partie de la population cherche à se détacher. Et que fait-on de la non-représentation des personnes qui ne se reconnaissent dans aucun de ces genres ?

Comment érotiser son corps, les corps, dans la séduction au quotidien, ou dans les supports visuels que nous consommons, si l’on sort des représentations binaires et construites au travers d’un prisme que l’on trouve inintéressant, parfois violent, excluant, et dépassé ?

Chacun, chacune, trouve sa propre réponse. Mais plusieurs artistes et vidéastes se sont penché·e·s sur l’idée de proposer des contenus érotiques et pornographiques avec de nouveaux regards. (Et, au passage, travaillent dans une collaboration respectueuse avec les travailleur·euse·s du sexe). Parmi ces artistes, vous retrouverez l’inégalable Ovidie. D’abord actrice X, puis réalisatrice (toujours sur le terrain de la sexualité), elle a tourné des documentaires, films éducatifs, et récemment une série Canal+ « des gens bien ordinaires » qui intervertit les codes de genre lors du tournage d’un film porno.

Pour la curiosité de découvrir du contenu plus axé erotique/porn, vous pourrez retrouver, en vrac quelques références carrément non-exhaustives :

Le travail de la réalisatrice Erika Lust
Le site des incroyables 4chambers (3)
CrashPad (4)
Studio Heavenly spire (chez Pinklabel.tv)
Et sur une note très queer-art, l’inégalable site de Pornceptual (5)

Amusez vous bien.
Love.
Fight.


  1. Male gaze : Le male gaze a été théorisé en 1975 par Laura Mulvey, une réalisatrice britannique et militante féministe. Il désigne la manière dont le regard masculin s’approprie le corps féminin. Par extension, il devient la définition du prisme de nos regard dominants.
  2. reproduire autant que possible les injonctions correspondant au genre dit «féminin»

  3. https://afourchamberedheart.com/performers
  4. https://crashpadseries.com/queer-porn/
  5. https://pornceptual.com/category/erotic-art/