Par Charlotte Giorgi
Aujourd’hui on parle pénuries d’essence et pénuries de nouveau système. Vous me voyez venir ?

Dans un demi-sommeil, j’écoute le présentateur radio demander la solution au ministre de l’économie. J’entends le ministre répondre. Il parle de réquisition. Je ne sais pas exactement ce que ça signifie. Le mot n’est pas sympathique. C’est tout ce que j’entends.
J’écoute d’une oreille distraite : la voiture, moi, ça ne me concerne pas. De ma génération, nous sommes plus nombreux qu’auparavant, à considérer la voiture comme une option et non comme un impératif. Nous sommes aussi plus nombreux à vivre dans des pôles urbains largement desservis par les transports en commun, qui nous permettent ce raisonnement duquel sont bannis bon nombre de nos compatriotes.
De mon côté, j’ai pris le bus pour la première fois toute seule aux alentours de mes onze ou douze ans, pour aller à mon cours de théâtre, dans le village d’à côté. J’avais une peur terrible d’appuyer sur le petit bouton « STOP » pour demander mon arrêt, mais cette angoisse existentielle était largement contrebalancée par l’émancipation. Me déplacer d’un point A à un point B, aussi minus étais-je, sans l’aide de qui que ce soit, me semblait être le graal absolu en termes d’indépendance. Je cherchais mon autonomie en consultant les horaires de bus, je grandissais plus vite que jamais en regardant défiler le paysage morne et gris à travers la vitre de ces monstres de ferraille. J’ai accepté volontiers de m’y entasser, de m’y faire contrôler et de ramener l’amende à mes parents, penaude, d’y craindre le soir et le mélange des genres humains là-dedans. Parce qu’à la clé de ces parcours, de ces trajets qui quadrillaient mon espace, il y avait la possibilité pour mes deux jambes de se rendre n’importe où n’importe quand en me fondant dans la masse, la possibilité de regarder le monde comme nulle part ailleurs, et de me sentir étrangement libre au milieu des sueurs journalières des travailleurs urbains.
Je ne me suis jamais reconnue dans le mythe de la voiture comme liberté. Je n’ai jamais vraiment pu toucher du doigt pourquoi ces tacots individuels, qu’il faut garer, entretenir, fournir en essence, revendre moins cher que le prix d’or auquel on les achète, semblaient encore si fort être le sésame d’affranchissement que mes grands-parents me décrivaient avec de l’essence dans les deux yeux. Des yeux qui luisaient.
D’ailleurs, convaincue que cette compréhension de l’idéal automobile me viendrait plus tard, je me suis lancée dans les démarches pour passer mon permis dès la limite légale, à seize ans. Persuadée de l’utilité future de ce petit bout de papier rose, je me suis acharnée pendant trois ans, de leçons de conduite en leçons de conduite, pour constater que j’étais un pur danger public et tomber d’accord avec moi-même sur le fait qu’une fois le permis en poche, je ne remettrai jamais les pieds sur les pédales.
La prophétie s’est révélée être vraie puisque j’habite à Paris, et que le métro est concrètement devenu ma seconde maison. Et puis, je suis aussi d’une génération qui est née biberonnée aux notions de développement durable et que la phrase « privilégiez les transports en commun » m’a été assénée au moins une fois par jour à l’heure où mon cerveau était encore clairement malléable.
Et tout compte fait, ce matin, en entendant les informations à la radio, je me dis que c’est tout de même pas si mal, de s’être éloignée de l’essence avant que tout parte en vrille. Bonne pioche, Charlotte. C’est vrai, quoi. On joue les étonnés, alors qu’on apprend à nos enfants qu’il n’y aura plus de pétrole dès 2050. On parle de crise énergétique, de sobriété, de la fin des énergies fossiles comme absolue nécessité à l’équilibre climatique, puis dès qu’une raffinerie ne fonctionne plus pour alimenter les schémas délétères auxquels on s’accroche coûte que coûte, la panique pousse le ministre de l’économie devant les micros de France Info, et le voilà qui parle de réquisition.
On ne trouve pas ça hallucinant, qu’encore les trois quarts des Français aient besoin de leur voiture individuelle pour se rendre au travail. On ne trouve pas ça hallucinant, le nombre de gares de petits villages qui ferment ou sont laissées à l’abandon. On ne trouve pas ça hallucinant, que les structures des paysages quotidiens ne favorisent toujours pas les transports en commun, qu’ils soient si chers, peu accessibles, une option enquiquinante parmi les autres. Non, ce qu’on trouve hallucinant c’est de devoir vivre une vie sans pétrole, alors que nous en déblatérons depuis des années.
Je pense à toutes celles et tous ceux qui auraient avidement besoin de transformation. Pas demain, pas dans 10 ans. Tout de suite. Maintenant.
Je pense aux grandes entreprises qui entravent ces transformations, double le salaire de leur PDG ultra riche, s’enrichissent sur le dos des crimes climatiques et sociaux, puis refusent de redistribuer leur profit quand c’est la moindre des choses.
Et puis j’éteins la radio, je vais rater mon bus.