Se machucar

Par Une Voyageuse Heureuse, Léa et Enthea

Ce dimanche, un billet collectif. Un billet collectif pour parler d’une expérience collective : celle d’être son propre ennemi et de mettre cet inconfortable constat sous le tapis. Loin d’être une simple réflexion de développement personnel, cet article vous propose d’explorer le sens qui se cache peut-être plus profondément derrière l’expression portugaise « se machucar », que notre voyageuse heureuse a rencontré lors de ses différents voyages.

Dans cet article, nous allons vous parler au “je” collectif, car chacune de nous va vous partager sa réalité quant au fait de se blesser, que cela soit mentalement, physiquement ou émotionnellement et de notre responsabilité dans tout ça…

La langue portugaise est riche de noms communs qui s’utilisent dans des cas très spécifiques, voire, qui n’ont pas de traductions dans d’autres langues. Au Brésil, on parle le portugais brésilien, qui n’est pas celui du Portugal.. Les principales différences se trouvent dans la prononciation des mots et dans l’utilisation des temps verbaux, mais il y a une chose dont on ne parle pas… La manière de vivre. Pendant mes 3 mois au Brésil, j’ai pu remarqué que les Brésilien·ne·s ont une façon particulière de voir le monde et sont très axés sur le développement personnel. Si vous avez l’occasion de vous y rendre, vous pourrez remarquer les nombreux étalages de livres à ce sujet dans les librairies. Et bien que cet effet de mode suive la pandémie de Covid-19, cette notion de bienveillance envers soi et les autres est très ancrée dans leur culture.
Lors de mon voyage, il y a un terme qui a particulièrement attisé ma curiosité : “Se machucar”. Ce verbe signifie “se blesser”. Rien de très incroyable jusque-là, vous me direz. Mais, ce qui m’a intriguée, ce sont les contextes de son utilisation. En effet, ce verbe s’utilise à la fois dans le cadre d’une blessure physique : Me machuquei na academia (trad : Je me suis blessée à la salle de sport) ou dans le contexte de douleurs psychiques et émotionnelles : Me machuquei nessa relação (trad : Je me suis fait du mal dans cette relation). Alors que l’on sait que la façon dont on parle reflète notre état de pensée, utiliser un parlé centré sur le soi permet de reprendre le pouvoir sur sa vie et de se replacer comme seul·e responsable de ses actions. Et si on en parlait, de cette responsabilité et de libre-arbitre ?

Sartre écrivait :  « L’enfer, c’est les autres ». Par cette affirmation, il soulignait notre impossibilité à nous extraire de l’existence d’autrui, si nous voulons nous-même exister. Notre permanente exposition au regard de l’autre, à son observation, à son jugement. Et je suis totalement d’accord avec ça.

Mais personnellement, quand je suis triste et profondément découragée, c’est rarement à cause de quelqu’un d’autre. Enfin, l’origine de mon mal être, c’est l’autre. Mais l’acteur de ce-dernier, le bourreau, c’est mon esprit. Et je crois que c’est là toute la subtilité de la chose. 

Lorsqu’on dit « l’enfer, c’est les autres », toute la responsabilité retombe sur autrui, cet être qui serait la pure opposition du « moi ». Dans les regards, je me sens jugée, incomprise. Alors je me dis que c’est « eux » le problème.

Mais si je me base sur la manière dont j’expérimente la vie jusqu’à présent, cet état d’esprit me fait prendre le problème à l’envers. 

Dans mes épisodes les plus sombres, le seul dénominateur commun, c’est moi. Moi, ma conscience, mon propre jugement. Je relationne avec les autres, je parle, me confie. Les autres écoutent, réagissent, soutiennent. 

Puis j’y repense, seule, et plus  l’engrenage se met en marche à un rythme effréné. Je repasse les images dans ma tête en boucle, comme un film. Je revois les discussions en continu, j’entends à nouveau les réponses et j’interprète. Sans aucune raison, j’interprète. Et bien souvent, toujours avec le pire scénario en tête. 

D’une situation plutôt banale se délie dans mon cerveau tout un cheminement de plus en plus sombre. Convaincue de réfléchir de manière logique, je pars du principe que le monde entier suivra le pire script. Que tous ses personnages sont écrits pour me détester, qu’ils ont tous été imaginés dans le but de me nuire. 

Je me débats, longtemps, avec un esprit capricieux. Je cherche et trouve toujours, incontestablement, des preuves de leur malice. Et finalement, quand enfin j’arrive à sortir de ce cercle tumultueux, j’en reviens à la conclusion logique. Limpide. L’enfer, ce n’est pas les autres. L’enfer, c’est moi.


Si je crée mon propre enfer… Alors, je devrais pouvoir me l’épargner ?

J’ai pris conscience récemment qu’au cours de ma vie, j’ai vécu pas mal de périodes qui ont temporairement annihilé ma joie de vivre et ma motivation, dû au fait que je prenais en charge des problématiques qui ne me concernaient pas. 

Mais il est difficile de se détacher d’un enfer qui n’est pas le sien, si, par exemple comme c’était mon cas à l’époque, nous sommes marié·e·s avec la personne à qui il appartient. 

Il est difficile également de parcourir la distance qui nous permet de différencier ce dont on a besoin et envie pour nous même, de ce que l’on s’inflige par réflexe, par convenance, par habitude, ou pour faire plaisir, pour s’adapter, etc.

Longtemps, j’ai cru qu’aimer c’était partager une souffrance, me l’infliger, me jeter dans le ravin avec l’autre, plutôt que de lui envoyer une corde. 

Et même si l’on envoie une corde, il est quand même pertinent de se demander si on se sent vraiment prêt·e à porter ce poids à bout de bras. Est-ce une action qui va dans le sens de nos envies ? Ou est-ce que ça risque de nous blesser ? Sommes nous en train de faire, nous même, le choix de nous faire du mal ?

Et plus j’y réfléchis, plus je prends conscience de la manière dont nous sommes conditionnées, spécialement les personnes éduquées comme femmes, pour avoir des réflexes de sacrifices dans nos relations. Habituées à s’excuser d’exister, modérer nos ambitions, et tempérer nos besoins, ne serait-il pas tant aujourd’hui d’envisager de cesser de nous abîmer de notre plein gré ?

Love.

Fight.

Impact

Par Charlotte Heyner

Nous n’avons pas vocation à être un journal tout court, mais davantage un journal intime de notre société. Au fil des jours, nous vous proposons donc de plonger dans les réflexions de cette génération qui navigue dans un monde bouleversé, et qui a fait du questionnement son mot d’ordre. Ces chroniques sont des points de vue sur le monde, elles reflètent donc la subjectivité de leurs auteurs et autrices. Elles se veulent intimes, pour regarder les grandes questions par le petit trou de la serrure.

Dans ses chroniques sur Motus & Langue Pendue, Charlotte Heyner explore le monde littéraire à la recherche de ce qu’il peut nous apprendre, nous faire ressentir, et nous dire du monde bien réel dans lequel nous évoluons. Aujourd’hui, elle fait se rencontrer roman policier et rapport du GIEC…

Photo de Roberto Sorin sur Unsplash

Le verbe impacter n’existe pas en français — ou plutôt, il existe puisqu’on l’entend employé. Dans la langue, c’est l’usage qui prime. Mais il n’est pas dans le dictionnaire. C’est un anglicisme. En bon français correct et sanctionné par les doctes, on peut recevoir un impact, on ne peut pas « être impacté ». Pourtant, c’est ce que j’ai l’impression de vivre ces temps-ci : avoir été impactée, percutée par les réalités et les prédictions que le futur ne s’annonce pas plus radieux.

Il y a quelques jours est sorti le rapport du GIEC. Je vous le dirai tout de suite, je n’ai pas encore eu le temps de m’y plonger. J’en ai lu des résumés, des synthèses, et ça a suffi à me faire peur. Je ne suis pas sûre d’avoir envie de le lire, je pense que c’est important de le faire, quand même.

Publication du rapport du GIEC donc, et au même moment, je venais de finir la lecture du livre dont je comptais vous parler ce mois-ci. Impact, d’Olivier Norek.

 Au début, je l’avais choisi parce que je voulais lire un roman policier qui parle d’écologie. Parce qu’en ces temps où on parle d’écocides et parce que le roman policier est un genre qui a toujours su se saisir de sujets de société et d’actualité comme trame de fond de ces intrigues, je me disais que forcément, quelqu’un avait écrit là-dessus.Des détectives qui enquêtent sur un écocide, ça a l’air intéressant non ?

J’ai choisi Impact un peu au hasard, parce que je me rappelais en avoir entendu du bien. Il ne s’agit pas d’une enquête sur un écocide mais les enjeux environnementaux sont au cœur des préoccupations. Finalement, ce n’est pas tant la trame policière qui a retenu mon attention.. À mon sens, c’est davantage un thriller qu’un roman policier mais finalement peu importe les étiquettes. L’intrigue est intéressante en ce qu’elle questionne le rôle et le pouvoir de la justice, ses limites, le statut des victimes et des coupables, qu’elle rebat un peu les cartes du polar habituel. Au début, c’est de cela que je voulais parler : du fait que le genre policier a toujours eu pour moi un côté rassurant, et de la manière dont soudain, intégrer le sujet du dérèglement climatique vient bouleverser les repères . On en parlera une autre fois.

Ce qui a le plus retenu mon attention finalement, ce sont des petites scènes intercalées entre les chapitres de l’intrigue principale. Des scènes isolées, indépendantes les unes des autres et pourtant toutes reliées par le fait de représenter différentes facettes du dérèglement climatique. Elles s’intitulent « Nouvelles du monde » et sont situées en France, où se succèdent canicule, violents orages et averses de grêlons de la taille de boule de pétanque ; dans l’océan Pacifique, où dérive un continent de plastique ; en Nouvelle-Zélande où des ultra-riches achètent des bunkers luxueux en prévision de la fin du monde, …

Coïncidence, cette même semaine où je lisais le roman, j’ai suivi un cours sur la philosophie de Günther Anders, penseur allemand du 20e siècle. Une citation m’a particulièrement frappée. Il écrit : « Quand ce à quoi il serait bien nécessaire de réagir devient démesuré, notre sentir fait alors également défaut. […] le trop grand nous laisse froids, mieux : même pas froids, mais complètement intouchés : nous devenons des «analphabètes de l’émotion»» (Lettre à Eichmann, p. 58)

La professeure commente : nul être humain n’est capable de se représenter une chose d’une si effroyable grandeur, l’élimination de millions de personnes. Ça ne nous touche pas parce que nous ne parvenons pas, nous sommes incapables de nous représenter des conséquences aussi gigantesques. Anders parle de la bombe nucléaire quand il écrit cela, de la menace qu’elle représente et qu’on ne peut imaginer. Mais au fond, cela pourrait bien s’appliquer à n’importe quel événement d’une ampleur aussi grande.

Quand la philo s’applique à conceptualiser, la littérature, elle, concrétise. Quand Anders parle d’événements trop grands pour qu’on réussisse à les concevoir, la littérature peut peut-être, en saisissant ces géants par des fragments, commencer à nous faire entrevoir l’étendue des dégâts.

Le roman nous montre, il prend des exemples, se concentre sur une scène, quelques personnages, nous montre la peur, la perte de leur lieu de vie, les maladies, les morts. Il nous oblige à nous figurer ce que veulent dire les chiffres et les courbes et les prévisions. Il les incarne. Les rend palpables. C’est ce que j’ai eu l’impression de vivre avec ces petites séquences intercalées dans la trame policière. Comme si on me disait : regarde, quand on parle d’augmentation de crise climatique, de fonte de la banquise, d’épisodes climatiques exceptionnels, c’est ça qu’il y a derrière les grands concepts : des lieux, des gens.

Pour résumer, l’écrivain montre au lieu d’expliquer. Le roman de Norek n’y parvient pas complètement, il reste encore un brin didactique par moments mais l’idée est là : montrer, mettre devant les yeux, chercher à créer l’impact chez le lecteur, la prise de conscience. Au début du roman, l’auteur avertit : « Face à la réalité, je n’ai pas eu besoin d’inventer ». En témoigne la longue liste de références et de sources à la fin du livre.Et dans le contexte, c’est un roman qui atteint son but : impacter. Pas pour démoraliser. Mais pour faire réagir. 

Norek, Olivier, Impact, Pocket, 2021 (1ere édition : Michel Lafon, 2020)

Anders, Günther, Nous, fils d’Eichmann, trad. Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Payot et Rivages, 1999

« Réclamer le droit de vivre est devenu révolutionnaire », entretien avec Gabriel Mazzolini

Par Soldat Petit Pois

Aujourd’hui et dans le climat tendu que nous connaissons, je vous propose qu’on se concentre sur le nouveau monde, et qu’on apporte un peu de soutien au monde associatif qui porte à bout de bras nos idées et nos combats. 

Et pour ce faire, Oïkos a rejoint une initiative que je trouve super, celle du Podcasthon. Si vous connaissez un peu le Téléthon ou le Zevent pour les streamers, vous cernez à peu près le principe. Pendant une semaine, +de300 podcasteurs et podcasteuses se sont engagé·es à mettre en avant dans leurs épisodes l’association de leur choix pour la présenter à leurs auditrices et auditeurs, et appeler aux dons. 

Cet épisode, j’avais donc envie de le consacrer à une asso qu’on connaît peut-être un peu moins que d’autres, et qui pourtant est la première association écolo qui a été créée en France en 1970. Depuis, elle est de toutes les actions et de tous les combats qui me touchent, aussi bien sur le front social que purement écolo : il s’agit des Amis de la Terre France. Les Amis de la Terre militent pour une transition vers des sociétés soutenables au Nord comme au Sud avec une approche qui intègre à la fois des problématiques sociales, économiques et environnementales.

Et une asso, c’est pas qu’une organisation. C’est aussi des membres qui la font vivre, et qui passent leur vie au service d’une cause qui nous profitent à toutes et tous. Aujourd’hui, j’ai le plaisir de recevoir à mon micro Gabriel Mazzolini, qui est chargé de mobilisation aux Amis de la Terre. Je ne pouvais pas imaginer meilleure personne avec laquelle discuter dans le contexte actuel : ce gars là est vraiment en or, hier en train de galvaniser la foule en manif, aujourd’hui en train de m’expliquer son combat, de faire dialoguer climat et social avec la notion qui nous est si chère à tous les deux d’une écologie populaire, et de me parler de son envie de vivre, tout simplement. 

Vivre, c’est vrai, aussi basique que cela puisse paraître, est devenu révolutionnaire. Je vous en dis pas plus, et je vous laisse ouvrir grand vos oreilles pour écouter Gabriel, un sacré militant. 

Si le coeur vous en dit, à l’occasion du Podcasthon, je vous encourage à faire un don, si vous le pouvez, aux Amis de la Terre : https://don.amisdelaterre.org/don/~mon-don?_cv=1

Merci et belle écoute 🙏🏻

Redéfinir le travail

Par Jonas

Cette saison, l’équipe de rédaction de Motus s’est étoffée. Nous n’avons pas vocation à être un journal tout court, mais davantage un journal intime de notre société. Au fil des jours, nous vous proposons donc de plonger dans les réflexions de cette génération qui navigue dans un monde bouleversé, et qui a fait du questionnement son mot d’ordre. Ces chroniques sont des points de vue sur le monde, elles reflètent donc la subjectivité de leurs auteurs et autrices. Elles se veulent intimes, pour regarder les grandes questions par le petit trou de la serrure.

Dans sa chronique Tout travail mérite sa laisse, Jonas nous propose une réflexion sur le travail, et c’est d’actualité.

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Mon dernier boulot, c’était prof de ping-pong. Oui, ça me fait encore parfois bizarre de l’écrire mais pourtant… 

C’est notamment grâce à ce métier que j’ai commencé à ouvrir les yeux sur les barrières symboliques qu’on essaye de construire entre le salariat et le loisir, entre la passion et le labeur, entre l’argent et le bénévolat. J’ai toujours senti qu’il y a comme un fossé entre ce qui est dur, fatiguant et digne de rémunération face à ce qui est drôle, récréatif et pour lequel on doit même dépenser de l’argent. 

Mais alors le travail, c’est quoi au juste? 

Son origine déjà, fait débat. De nombreuses sources relèvent le lien avec le terme latin tripalium, un instrument de torture constitué de trois pieux. Bien que savoureuse autant qu’effrayante, cette racine latine est loin de faire l’unanimité chez les historiens comme chez les sociologues.
Plusieurs autres hypothèses sont soulevées sans toutefois arriver à un accord unanime. On évoque notamment le latin trabs qui signifie poutre et pourrait marquer l’action de contraindre. 

Le préfixe tra- du latin tran– revient souvent et marque l’idée de passage d’un état à un autre.
Mais le mot anglais travel pourrait aussi venir d’un vieux français marquant là le déplacement ou le fait de faire un effort pour atteindre un résultat.

Marie-Anne Dujarier, sociologue et autrice de Troubles dans le travail, retrace l’utilisation du terme et remarque que jusqu’au 11e siècle, le concept même de travail n’existe pas. C’est donc au début de Moyen-Âge qu’on définit le travail comme étant l’action de faire quelque chose, l’effort, la peine qu’on se donne. Vers la fin du Moyen-Âge (au 14e), le mot va servir à définir le résultat de quelque chose, on dira des artisans qu’ils font du beau travail. Et puis un troisième usage arrive durant le 16e siècle avec l’idée que le travail est synonyme de gagne-pain, d’emploi comme on le confond encore régulièrement. Ces trois usages sont encore la source de nombreux quiproquos.

Marie-Anne Dujarier va notamment se servir des dictionnaires pour analyser l’évolution du mot et si l’on cherche à l’heure actuelle dans le Robert, les deux premières définitions du travail alimentent l’incompréhension, voyez plutôt : 

  1. Période de l’accouchement pendant laquelle se produisent les contractions. Femme en travail. Salle de travail. 
  2. Ensemble des activités humaines organisées, coordonnées en vue de produire ce qui est utile ; activité productive d’une personne. ➙ action, activité, labeur ; travailler. Travail manuel, intellectuel. L’organisation du travail. Avoir du travail.

Une des premières grandes vagues de revendications face au travail et son impact sur la société est effectivement venu de la part des féministes à la suite des mouvements de mai 68. Le travail domestique, comme on le nomme couramment, consiste à s’occuper de la maison et ce, sans la moindre contrepartie financière. On perçoit sans ambiguïté le cœur du problème. Qu’est ce qui est “digne” d’être un travail et qui le décide? 

Cette première grande vague de réflexions et de contestations lancée par les femmes et rapidement suivie par les autres minorités, artistes, bénévoles, handicapés, malades, etc. va se prolonger au début de notre siècle suite à la révolution numérique. 

Plusieurs nouvelles questions se posent en effet pour arriver à compartimenter le travail et ce qui ne l’est pas. Prenons l’exemple du télétravail, à partir de quand sommes-nous effectivement en train de travailler? Et lorsqu’on parle de nos pratiques, à travers des séminaires ou des temps de discussions, est-ce encore du travail? Plus subtil encore, comment quantifier le travail des robots (et même des animaux) qui, indéniablement, travaillent à nous faciliter la vie? Regardez aussi le rôle des caisses automatiques qui ont supprimé le travail de caissiers pour le déléguer aux machines et aux consommateurs.

Autant de questions auxquelles il est impossible de répondre de façon tranchée mais qui illustrent la complexité d’un terme fourre-tout qu’on utilise à toutes les sauces.

Faut-il alors bannir le (mot) travail? Questionnement central pour lequel il me semble indispensable d’adopter une attitude quasi schizophrénique qui consisterait à la fois à banaliser le terme et à le sacraliser en même temps! 

Sans préconiser une révolution lexicale, je souhaite une société consciente de l’usage du terme, une société qui accepte le travail sous toutes ses formes, sans le confondre avec l’emploi et qui accepte enfin les personnes dont la productivité ne s’affiche pas avec fierté. 

Socialement et économiquement, la révolution est en cours, le salariat décline et les auto entrepreneurs en toute sorte cassent les codes sans pourtant bénéficier des avantages garantis aux contrats stables. Si notre modèle prend l’eau, il est peut-être temps de rebâtir un nouveau contrat social qui serait basé, non plus sur le salariat, mais sur la citoyenneté et le rôle que l’on joue dans la société.



Sources

https://www.penserletravailautrement.fr/mf/2016/09/tripalium.html

https://blogs.mediapart.fr/flebas/blog/240316/l-arnaque-de-l-etymologie-du-mot-travail?fbclid=IwAR1UBsqWCCvzaXgrsDmCY7UnyIzSm3Wxy-bvsfpJ0msoKfY1p5h4XifHWJk

http://www.travaillermoins.fr/

Pour reprendre Tout travail mérite sa laisse depuis le début :

Déterrer ses baleines

Par Enthea

Cette saison, l’équipe de rédaction de Motus s’est étoffée. Nous n’avons pas vocation à être un journal tout court, mais davantage un journal intime de notre société. Au fil des jours, nous vous proposons donc de plonger dans les réflexions de cette génération qui navigue dans un monde bouleversé, et qui a fait du questionnement son mot d’ordre. Ces chroniques sont des points de vue sur le monde, elles reflètent donc la subjectivité de leurs auteurs et autrices. Elles se veulent intimes, pour regarder les grandes questions par le petit trou de la serrure.

Dans sa chronique La Dialectique du Pet de Rupture, Enthea nous emmène dans les méandres des relations et des réflexions qu’elles amènent. Elle a du mal à écrire, ce mois-ci. Et ça ne l’a pas empêché de l’écrire pour vous raconter, car ça fait toujours drôle de se prendre les pieds dans les sujets de ses propres chroniques. Ce mois-ci, elle vous parle donc d’honnêteté avec honnêteté, mais aussi de prendre des postures qui ne sont pas les nôtres, de se mentir à soi et de mentir aux autres… En espérant que sa sincérité puisse résonner en vous, peu importe comment vous comprenez ce billet très intime.

Illustration par Aloÿse Mendoza

Ce mois-ci, c’était compliqué. J’ai commencé plein de sujets d’articles. J’ai réfléchi et écrit sur la manière dont les relations libres sont un pare-feu pour éviter de morfler. Puis j’ai recommencé un document sur l’évolution des relations : en une centaine d’années, nous sommes passés des annonces maritales dans les journaux locaux, à Tinder et aux dickpick en air drop. Ça rend fou, tout ça. J’ai plein de choses à vous dire, en fait j’ai plein de textes inachevés qui attendent que j’en comprenne le sens, avant de les laisser voir le jour.

Mais parfois je bloque sur cette chronique. Parce que, tout ce que vous lisez ici, je le rédige avec mes tripes, avec mes larmes parfois, avec mes angoisses souvent, et bien sûr toujours avec beaucoup d’amour.

Et au-delà de la recherche, de l’idée d’approfondir des réflexions, cette démarche me demande quelque chose de parfois un peu violent : le maximum d’honnêteté possible. (et donc, courage.)

Ça faisait deux semaines que je n’arrivais plus à griffonner plus de 4 lignes. Je n’en comprenais pas la cause jusqu’à ce soir. C’est venu d’une pensée anodine, qui s’est répercutée en échos sur plusieurs souvenirs, jusqu’à sonner comme une réponse : je ne suis pas honnête en ce moment.

Pour des raisons qui m’échappent. Mais ce que je sais, c’est que j’ai un incroyable talent : je peux tout faire disparaître sous un tapis. Des petits mensonges ou des problèmes de la taille d’une baleine, ou de tout le reste de l’écosystème aquatique. Je peux gérer ça encore plus efficacement que la pêche au chalut négocie les fonds marins.

Génie dans l’art de la fourberie, parce que le mensonge c’est le pouvoir, et la vérité c’est la vulnérabilité.

C’est nulle comme phrase.. Et c’est encore plus nul que parfois, ce soit les bases sur lesquelles on décide de construire des relations.

La fourberie, ça n’est pas forcément la grosse trahison. Ça n’est pas forcément l’information scandaleuse. C’est ce mensonge par omission qu’on laisse glisser par confort, c’est celui dont on aime dire qu’il ne concerne que nous. Mais pas tant, en fait. C’est confortable d’oublier que l’on a un impact sur les autres.

Et puis, c’est ce qui permet de garder un ascendant, parfois. On en revient au pouvoir. Toujours.

Il y a sans doute mille raisons de souhaiter ce pouvoir. Mais ça me tracasse, parce que la domination, les rapports verticaux, la manipulation, c’est plutôt des choses que je veux éloigner de ma vie.

…Mais voilà, quand ça m’arrange, je mets les pieds dedans, c’est ça ?

Un peu, visiblement. C’est futé, de garder ses sentiments pour soi, qu’ils soient doux, ou aigres, dès lors qu’ils n’appartiennent qu’à nous, ils restent des ingrédients et des outils qui servent l’image que l’on veut renvoyer. 

Il ne va pas en ressortir grand chose de bien, de mes impostures. A plus forte raison si je continue à fabuler avec un tel détachement. J’te jure, si mon mensonge était un être humain ça serait un petit gars avec une casquette nulle qui sifflote en balayant des feuilles, ses écouteurs dans les oreilles. Un gars hyper détaché, quoi.

Alors j’ai regardé le passé pour essayer de comprendre. J’ai remonté le temps, de plusieurs années en arrière, jusqu’à maintenant. Et je n’ai vu presque que des jeux de non dits. Volontaires, ou non. Envers soi-même, envers et de la part d’autres personnes. On ne dit rien, parce qu’une fois que les mots sont lâchés, ils ne nous appartiennent plus, et pire encore, ils peuvent être des armes. Et puis parfois on a besoin de se convaincre soi même, on préfère projeter ce que l’on souhaite être, plutôt que la réalité crue, et pas si incroyable. Pour peu qu’en plus, ça arrange tout le monde…Est-ce que ça n’est pas mieux ?

J’ai envie de dire qu’il y a bien plus chouette que le mensonge. J’ai envie de croire qu’être la plus intègre possible, dans la transparence et la vulnérabilité, c’est ce qui m’apportera l’épanouissement.

Mais puisqu’on se dit tout… Je vous le souhaite fort si ça vous chante, mais pour ma part, je ne suis pas encore sûre d’être assez solide pour lâcher les postures qui me protègent de me faire casser les dents, si je baisse la garde.

Donc… je perpétue un jeu qui m’épuise.

Mais je vais aller voir ce type détaché qui joue avec les feuilles, là, et qu’il m’aide à balayer devant ma porte pour déterrer des baleines.

Etre niais incite à déboulonner le patriarcat (oui)

Par Charlotte Giorgi

Photo de Pixabay sur Pexels.com

Hier, c’était la Saint Valentin. Et l’on dit souvent de la Saint Valentin que c’est une fête commerciale. 

On a sûrement raison. 

Le truc, c’est que cette fête, elle existe, qu’on la trouve sympa ou pas. Et que l’amour, c’est quand même un sacré pilier de nos sociétés. Ce serait quand même chouette de s’en préoccuper.

Mais voilà, c’est un peu niais, tout ça. 

Et alors ? 

Ben, la niaiserie, c’est les sentiments. Les émotions. Se rendre vulnérable. Le foyer. L’intérieur. 

Traditionnellement, ce sont les attributs dont on a doté les femmes. Les hommes eux, dans nos éducations sexistes bien souvent inconscientes, ont appris à gérer la conquête, la guerre, la force. 

Comme nos sociétés sont patriarcales, on a donc appris à dévaloriser tout ce qui a traditionnellement attrait au féminin. 

On se retrouve à rire des sentiments. Et les femmes se retrouvent à porter, dans une grande majorité, la responsabilité de la communication, de la gestion émotionnelle de leurs relations. 

Sauf que voilà, les sentiments, c’est ce dont on a besoin pour sortir des crises qui s’accumulent au-dessus de nos têtes, et qu’on appréhende trop souvent comme des robots, au risque de se faire remplacer par eux (coucou ChatGPT). Un peu d’empathie, de sensibilité, voilà qui pourrait secouer un peu ceux qui prétendent nous diriger sans s’être jamais laissé aller à ressentir le monde.

Pour faire trembler le vieux monde on a donc besoin : de défoncer le patriarcat, pour commencer. La bonne nouvelle ? Ça passe par s’aimer.

Les temps changent. Et de nouvelles manières d’aimer s’inventent, on le constate tous. Mais faisons attention : le patriarcat s’y infiltre parfois tout autant. Ni le polyamour ni les relations libres ni le libertinage ni rien, en fait, ne justifie d’être gaslighté, ignoré, violenté. 

Pour qu’on puisse s’aimer différemment, il faut d’abord se permettre d’aimer. Ça reste ça l’important. La forme, c’est l’enrobage. 

L’amour, c’est pas niais. C’est un truc très puissant qui peut créer des révolutions. Prenons-en soin.

Pas de lune sans soleil

Par Patrice Bailly

Doyen du groupe, Patrice, c’est un peu tonton Motus. Un artiste, un vrai, qui a aussi connu la violence et les blessures de la vie lorsque l’on vit à ses marges. À travers sa chronique, il philosophe autour de ses apprentissages et nous propose de porter un regard différent sur le monde, pour le changer au passage. Il nous partage aujourd’hui sa quête de liberté, sa recherche du bonheur, à travers un regard honnête sur soi et les autres. Un premier texte court et poétique, qui vous parlera peut-être...

Illustration par Patrice Bailly

L’amour qui semble nous manquer au-dehors est un amour que nous n’avons pas en nous.

Nous vivons dans un monde qui regarde au-dehors de lui pour y trouver son coeur. Désespéré de ne pas le trouver, il panique, et s’accroche solidement à ce dehors, attendant d’y trouver le trésor.

Le temps passe, avec ses hauts et ses bas, et rien n’est jamais vraiment satisfaisant, rien n’apporte ce bonheur qui ne dépend pas de quelque chose d’extérieur.

Alors oui, dans ce qui nous attend, nous pourrons trouver une certaine sorte de bonheur pour nous en satisfaire un moment, et ainsi peut-être même ressentir la peur de le perdre. Nous y trouverons aussi des coups, des traumatismes, des craintes, de la méfiance, à trop tenter de se conformer à un idéal de joie sur mesure.

Seulement, à la suite de coups répétés, on se ferme et on laisse tomber l’aventure, le risque de vivre.

Nous cherchons la sécurité, celle qui apaise nos peurs et tue notre cœur d’enfant, nos wouah, nos wow. Nous « chillons » pour de faux, et les années passent, comme ça, dans un désespoir tranquille, une vie qui ne vibre pas ou sous substances, en contactant le danger pour qu’un instant le mental se taise, pour s’étourdir, pour perdre la tête, parce qu’elle est bien trop encombrante et encombrée.

Un jour ou l’autre, si nous voulons un réel changement, il nous faudra comprendre que le cœur se trouve au-dedans de nous.

Qu’il nous faudra troquer un monde d’avoir, un monde qui va chercher, un monde qui veut, pour un monde qui écoute, un monde disponible au monde.

D’un cœur à l’autre, le chemin est plus proche que celui de la norme, de la pensée. L’amour se tient si proche,  qu’y aller avec la tête est déjà de trop.

La paix intérieure, si elle semble si inaccessible de nos jours, n’est pourtant pas si lointaine, et c’est elle qui pourrait  nous  offrir un monde lui-même plus apaisé.  Cette paix ne serait pas le contraire de la guerre, mais une paix qui accueille le monde comme il est, qui nous offre la clarté du présent.

L’avenir, si nous le voulons paisible au-dehors, doit déjà exister en nous.

L’hiver, quand la vie fait une boucle

Par Charlotte Giorgi

Philosophie de comptoir, accoudée à l’hiver. Le froid inspire des doutes et des pensées sur les cycles de vies, ce qu’on peut en déduire, comment on peut s’en étonner. Bref, mes pensées ne sont pas figées par la glace, cet hiver.

Photo de Alissa Nabiullina sur Pexels.com

            Enfin, il fait froid. Quand on sort dehors et qu’on souffle, on crée des nuages qui se dissipent aussitôt. L’air vif saisit le fond de nos gorges et remonte dans nos nez rougis par picotements. L’immuable a repris son cours : en janvier, il fait froid. Les jours rallongent. Chaque année, on traverse les mêmes phases, les rythmes tranquilles des saisons, les seules qui ne semblent pas changer malgré le monde de plus en plus bancal.

            Les saisons me laissent perplexe face au cycle de la vie, à sa manière de s’arrondir pour qu’on ait toujours l’impression de revenir au même point, tout en ayant avancé malgré tout. Quand je regarde les cristaux de glace qui figent l’herbe des friches dehors, je suis absorbée par la répétition des erreurs, notre propension à revenir sur nos pas, à nous tromper de la même manière, raconter les mêmes souvenirs et se poser les mêmes questions. Nos vies comme des saisons. Mais peut-être que c’est juste une impression ?

            Je fixe l’étang gelé, je me demande comment c’est possible, tourner en rond et tracer sa route, les deux en même temps. Pourquoi j’ai l’impression que grandir c’est à la fois aller tout droit et se rouler en boule. Je me demande si dans la nature il y a aussi la trace de toutes ces contradictions qui sont les nôtres, et à quel point elles sont une fatalité cyclique elles aussi.

            Les vieux schémas et les nouveaux démons, l’envie de changer et les pieds empêtrés dans l’habitude. Quand je regarde devant moi j’ai l’impression de voir un champ que j’ai déjà labouré et en même temps j’y connais rien. Est-ce qu’on a vécu des vies avant ? D’autres vies ? La nôtre ?

            Est-ce que par instinct on connaît la fin ? Est-ce qu’on s’en protège, qu’on essaye de dévier, comme les animaux évitent la mort sans la connaître ?

            C’est ça que l’hiver m’inspire. Les paradoxes, l’élan de continuer et de croire que tout sera différent, le printemps n’est pas encore là mais on sait qu’il viendra. Je me rappelle que ma mère m’avait raconté que lorsqu’une de ses amies installée en Nouvelle Calédonie avait amené pour la première fois ses enfants en France en plein hiver, sa petite s’était exclamée, horrifiée : « mais pourquoi tous les arbres sont morts ? ». Je me demande comment font les gens chez qui il fait toujours soleil, ceux qui ne traversent pas les champs figés, les villes ralenties, les corps secs et meurtris par le froid. Ceux qui ne recommencent pas parce qu’ils ne se sont pas arrêtés. Je me demande ce qu’ils font de leurs doutes, puisqu’aucune saison ne vient vraiment les accompagner, que les changements immuables sont immobiles chez eux. Je suppose que les contradictions et bonnes résolutions s’accrochent à autre chose, à n’importe quoi au fond.

            Chez moi, c’est le froid. Le glacial. Les arbres nus. J’ai l’impression qu’ils vont renaître et qu’ils sont morts, j’ai confiance et en même temps la vie me paraît inexorable. Et au fond, je suis heureuse d’être emplie de vents contraires. Ils créent la complexité, les questions. Et même la nature, l’hiver, nous le montre : nous avons besoin de complexité. C’est vrai, on dit souvent qu’il faut se contenter des choses simples, en être heureux. Mais parfois, pour gratter les couches superficielles de la vie et en atteindre le sel, il faut s’attarder sur les enchevêtrements, les nœuds, les personnages multiples, les relations profondes, les retour à la ligne et les nouveaux élans. Je pense à ça en regardant l’hiver.

Peut-on récupérer les faits divers en politique ?

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Le sort atroce de la petite Lola a bouleversé tout le pays il y a quelques semaines. On s’est demandé comment en parler. Et puis on s’est dit que ça ne nous regardait pas. Ce n’est pas la réaction qu’ont eu la plupart des formations politiques, et particulièrement à l’extrême-droite, malgré les demandes de la famille.  Alors pour Vacarme des Jours, notre podcast d’actu, et notre épisode Avocat du Diable cette semaine, on s’est demandé : jusqu’où peut-on récupérer les faits divers en politique, et quelles questions cela pose-t-il ?

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Partir vivre au fond d’une forêt

(enneigée, de préférence)

Par Charlotte Heyner

Un billet pour quand on a juste envie d’exil et de nature, qu’on fantasme les deux, et qu’on finit par se réfugier dans des lignes, encore.

C’est novembre et ça ne l’est déjà bientôt plus, la fin du semestre apporte son lot de deadlines qui s’accumulent, de travaux à rendre, d’oraux à préparer. Le voisin du 6e étage m’a téléphoné, il assure que les infiltrations d’eau dans son salon viennent de chez moi et veut que je remplisse un constat à l’amiable pour son assurance. J’ai encore des mails à envoyer, des réponses à écrire, que je repousse depuis des jours et le simple fait de me connecter à ma boîte mail universitaire me donne envie de fuir à toutes jambes et d’aller vivre dans une cabane au fin fond d’une forêt, toute seule, à des kilomètres de toute habitation humaine.

C’est un fantasme récurrent, cette envie de partir loin de tout, loin de la ville et des gens et des obligations, ne rien faire d’autre que de laisser le temps glisser sur moi, entourée d’arbres et de nature. Une sorte de rêve un peu fou, et — j’en ai bien conscience — absolument irréaliste, idéalisé, un rêve né après avoir découvert Into the Wild. Depuis que je l’ai étudié en cours d’anglais au lycée, dès que la moindre contrariété se fait sentir, je me dis que je voudrais aller m’enterrer au fond d’une forêt enneigée.

Into the Wild est un roman de Jon Krakauer, inspiré d’une histoire vraie, et je ne sais pas si je le recommande vraiment. Il raconte le périple d’un jeune homme états-unien qui, tout juste diplômé, décide de tout quitter. Il part du jour au lendemain et sans prévenir personne, voyage et finit par s’installer en Alaska. Je me rappelle avoir mis longtemps à finir ma lecture, à la fois ennuyée et fascinée par les paysages que j’imaginais.

Into the Wild fait écho à d’autres livres qui parlent d’errance, de grands espaces, de fuite, du refus de la société moderne. Des livres qui romantisent la nature et l’exil, peut-être trop. Je pense aussi à Dans les forêts de Sibérie de Sylvain Tesson — dont la lecture m’avait pourtant prodigieusement ennuyée : il faut dire que les journées au fin fond d’une forêt sibérienne finissent par se ressembler… Ce livre est le carnet de voyage de l’auteur, pendant les six mois qu’il passe sur les rives du lac Baikal à plus de 100km du village le plus proche.

Je m’étais ennuyée et c’est normal, je crois : le rythme est lent, contemplatif. Le but n’est pas d’écrire une intrigue palpitante et pleine de rebondissements. Je m’étais ennuyée, et pourtant je garde un bon souvenir de cette lecture. Je serais bien incapable de restituer les réflexions de l’auteur, mais je me rappelle les étendues glacées, les arbres couverts de neige et la petite cabane sur les rives du lac gelé. La lecture en deviendrait presque une forme de méditation.

Je vis à Paris depuis plusieurs années. J’ai grandi dans une ville bien plus petite, à l’orée de la campagne, mais une ville tout de même. Pour l’urbaine que je suis, que j’ai toujours été, ces lectures ont participé à mon attachement un peu naïf aux espaces naturels, aux forêts, aux montagnes, aux rivières, avant même que j’aie les connaissances en sciences du vivant, en écologie pour connaître précisément leur importance et leur valeur. Ces romans ne sont pas parfaits : ils présentent encore trop le monde comme une carte postale, un joli paysage pour les yeux humains, mais ils esquissent aussi la force de la nature dans ces espaces sauvages et la petitesse des humains en face, font percevoir la beauté du monde.

Ce fantasme de l’exil me semble aussi faire écho à une forme de déception face à une société qui ne nous convient pas. C’est celui de la fatigue de lutter pour se trouver une place, celui du vivre-ensemble inconfortable et des valeurs qui sonnent creux à nos oreilles. Partir, ce serait aussi un renoncement, déclarer la société incurable et ne rien faire pour essayer de faire bouger les lignes. Abandonner. Ce serait plus facile, sans doute, mais j’espère que ce n’est pas la seule issue. Il reste les livres pour aller quand même un peu s’enterrer au fond d’une forêt et respirer avant de replonger dans le quotidien.

J’imagine qu’au fond, tout ça fait écho à l’éternelle image de la lecture comme moyen d’échapper à sa réalité. C’est un peu cliché, un peu naïf peut-être. Cela fonctionne pour moi qui n’ai que de petites contrariétés à supporter, rien d’assez grave pour m’empêcher de me plonger dans des descriptions lentes et méditatives le temps de quelques pages.

Des vieux souvenirs de cours de français me rappellent que la littérature permet au lecteur d’échapper à l’unicité de son point de vue sur le monde, lui offre la possibilité de se glisser derrière d’autres regards que le sien pour apprendre à considérer le monde autrement et enrichir la manière dont il perçoit les choses, … Des bribes d’argumentaire de dissertation qui, au fond, permettent d’établir une évidence : la lecture permet d’aller voir comment est le monde, ailleurs.

Les deux romans évoqués :

Jon Krakauer, Into the Wild, 10/18, 2008 [trad. Christian Molinier]

Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie, Gallimard, coll. Folio, 2013