Par Charlotte Giorgi
Pour ce billet de la semaine, j’ai envie de vous raconter comment, après des années à esquiver tout rapport avec mon corps, je me suis retrouvée à avoir de grandes réflexions sur la santé en flottant au milieu d’une piscine que j’avais passé ma vie à fuir. Tout d’un coup, j’avais un corps.

Je ne comprends pas ceux qui ferment les yeux. Moi je regarde le plafond défiler, les reflets de l’eau s’y jeter par petits faisceaux scintillants. Je me fais de drôles d’observations. On regarde rarement les plafonds. Qu’est-ce qui fait qu’ils ne nous tombent pas dessus, tout d’un coup ?
Je ne comprends pas ceux qui ferment les yeux. Sauf quand ma tête rencontre allègrement les pieds du nageur de devant. Ça m’étonne : je suis plutôt pépère, en termes de rythme. Mais enfin, me voilà obligée de passer du dos crawlé à la brasse, soucieuse de voir le prochain obstacle. Dans cette position, mes oreilles sortent de l’eau, et l’espèce de flottaison de fœtus dans laquelle je rêvassais se brise sur l’atmosphère chlorée et résonnante de la piscine de Montparnasse. Cette dualité me ravit. Enfoncer la tête dans le silence de l’eau, et la ressortir au milieu des musiques vaguement électrisantes du cours d’aquagym. Je vais à la piscine en même que les mamies, systématiquement à la même heure que leur cours d’aquagym. Je finis par en reconnaître certaines.
Je jette un œil à la grande pendule, au milieu des bassins. Elle est désormais sur ma droite, c’est que j’ai progressé. Le bassin de l’autre côté, c’était au début. Au début, quand, je ne sais plus vraiment pourquoi je m’étais traînée jusqu’à cet endroit qui m’avait toujours paru être un petit bout d’enfer sur terre. Le corps engoncé dans un maillot trop serré après les vêtements amples de l’hiver, à slalomer, pieds nus, entre les cheveux sur le sol et les carreaux glissants pour se rendre à la douche, toujours trop froide, au milieu de tous ces corps rendus obscènes par la lumière bleuâtre.
Je n’ai jamais été sportive. Parce que, entre autres, j’ai toujours éprouvé très violemment la norme qui régit les corps, et compris assez vite qu’on attend la même chose de corps tous différents. Je ne nie pas que nos enveloppes de peau et de muscles sont de grands têtus, et capables d’augmenter fièrement leurs aptitudes avec les bons exercices. Je ne nie pas non plus la nécessité, pour tous les corps, d’être et de demeurer en bonne santé. Mais l’état de santé n’est pas le même pour tous. Le fait que la société ne l’ait toujours pas compris m’a fait détester tout ce qui ressemblait à une activité physique pendant la majorité de ma vie. Heureusement, il me reste encore un tas d’années pour aller fendre l’eau à Montparnasse. Sans exigence aucune, avec mon corps, tel qu’il est aujourd’hui, capable de ce qu’il peut maintenant, sans jugement, sans pression. Avec un seul désir : aller bien. Aller mieux. Reconstruire mon rapport à moi-même, à ma santé.
Une psy m’avait dit un jour une phrase violente et très juste, qui résonne encore en moi des années après : « votre problème, c’est que vous n’êtes qu’une tête. Vous agissez comme si vous n’aviez pas de corps.«
Combien d’entre nous sont des têtes sans corps ? Beaucoup, je crois, dans notre société impitoyable. Pour des tas de raisons.
Mais à la piscine aujourd’hui, il y a juste ce corps, que je réapprivoise, doucement, avec tendresse, quand il est soutenu par de l’eau tiède et désinfectée à l’outrance.
Un rapport est sorti cette semaine. Il indique qu’un Français sur deux est en situation d’obésité ou de surpoids. Ce taux a doublé de manière très inquiétante en l’espace de 30 ans en France, plus rapidement que dans d’autres pays d’Europe.
Mais je ne crois pas, comme le pensent encore trop d’entre nous, que les fautives soient les femmes qui promeuvent l’acceptation de soi, et dont les corps, auxquels enfin la majorité d’entre nous pouvons nous identifier, fleurissent sur les réseaux sociaux.
C’est un état de fait : nos corps existent, au 21e siècle, avec les cellulites, les bourrelets, les imperfections en tous genres. Oui, nos corps, aujourd’hui, et j’en veux pour preuve ce rapport, sont pour la plupart en surpoids. Les femmes qui le montrent ne font pas la « promotion de l’obésité », comme on l’entend si souvent. Elles rétablissent notre perception des choses. Je n’ai jamais entendu aucune d’entre elles dire que l’obésité ne provoque pas de problèmes de santé. Jamais.
Ce qu’elles font, purement et simplement ? Dire à des milliers de femmes qu’exister est normal. Que pour être représenté·e dans l’espace médiatique, nous n’avons pas besoin d’être en pleine santé. Comment se fait-ce que nous voyions si peu de corps comme les nôtres au quotidien ? Et en quoi cet effacement est-il censé nous donner envie de soigner notre corps, notre santé, plus que nous inciter à disparaître, littéralement ?
Nous viendrait-il à l’esprit de cacher une personne atteinte de dépression ? Un fumeur ? Une personne atteinte d’un cancer ? Non.
Mais pour le corps des femmes, encore, les exigences sont différentes. Nos corps sont soit des réceptacles à enfants, auquel cas les courbes sont acceptées, soit des porteurs de désirs. Pour nous, pas d’autres options. Encore en 2023.
Alors oui, c’est certain, c’est plus facile de blâmer les femmes, toujours. Plutôt que de blâmer la société dans laquelle nous vivons : sédentaire jusqu’à la déraison, dont la réussite sociale dépend du temps que l’on passe plombé·es devant un ordi. À courir après le temps qui ne nous laisse pas le loisir de nous reconnecter à nos corps autrement que dans des salles de sport aseptisées dans lesquelles nous ressemblons davantage à des hamsters qu’autre chose. Le coût de la vie aussi, qui explose, la misère sociale qui nous précipite vers les repas industriels et rapides sur lesquels se gavent les entreprises. Le stress, le dévissage mental généralisé des années post-covid, guerre en Europe, crise climatique.
La question de l’obésité et de surpoids est une question politique, une question de société liée à nos manières de vivre, d’être comprimé·es, sans arrêt, entre l’accélération des choses et l’errance sociale et politique.
Dans cette société, le fait que j’aie, un peu par hasard, trouvé le chemin de la piscine de Montparnasse est un petit miracle d’émancipation. En aucun cas une question de développement personnel. Mais je suis la preuve qu’il est possible de retrouver ces chemins vers nos corps, vers la santé, vers le bien-être, en s’émancipant plutôt qu’en s’enchaînant aux normes inatteignables qui se targuent de reposer sur des besoins de santé publique.
Le mien menait à la piscine, où je n’aurais jamais cru remettre les pieds un jour. Et le vôtre ?