Les chaises dissonantes

Par Enthea

Nous n’avons pas vocation à être un journal tout court, mais davantage un journal intime de notre société. Au fil des jours, nous vous proposons donc de plonger dans les réflexions de cette génération qui navigue dans un monde bouleversé, et qui a fait du questionnement son mot d’ordre. Ces chroniques sont des points de vue sur le monde, elles reflètent donc la subjectivité de leurs auteurs et autrices. Elles se veulent intimes, pour regarder les grandes questions par le petit trou de la serrure.

Chaque mois dans sa chronique La Dialectique du Pet de Rupture, Enthea vous parle de relations, et des enjeux de pouvoir qui les entourent. Aujourd’hui, elle nous raconte l’héritage familial, et la place des femmes autour de la table, leurs chaises disposées pour ne pas déranger, et la dissonance qui vient aussi s’y asseoir.

Illustration réalisée gracieusement pour cette chronique par Aloÿse Mendoza, merci à elle!

« Mets le plus gros plat du côté de ceux qui mangent le plus »

Régulièrement, je mange chez mes grands-parents, en famille. Ma mamy est une personne qui a toujours fait énormément de choses, mais qui commence à être âgée et à avoir des difficultés à garder ses habitudes, à cause de ses douleurs aux mains. Ce détail a son importance, parce que justement…. Dans mon histoire, il n’a pas tant d’importance.

Depuis aussi loin que je me souvienne, ma grand-mère cuisine pour toute la famille, elle y met un point d’honneur, elle met les petits plats dans les grands, fabrique de la décoration, pour que nous déjeunions toujours autour d’une table magnifique. Elle préparait même des repas spéciaux supplémentaires pour mon frère et moi, quand on était petits. La cuisine, c’est une institution. C’est son institution. La boisson, le choix du bon vin, du bon crémant, c’est celle de mon grand-père.

Ça arrive peu mais ça arrive qu’elle parte en vacances avec ses copines, abandonnant la maison au patriarche. Je m’amuse, à l’imaginer jongler avec des casseroles, se tromper dans les torchons à vaisselle, et se perdre dans le frigo. Mais pensez vous. Non. La solution était toute trouvée ; puisque la personne qui cuisine gratuitement n’est pas là : payons une autre personne pour réaliser cette tâche : appelons le traiteur.

Voici le décor de l’histoire, mais ce n’est pas le sujet. Le déclic qui me fait écrire, c’est cette éternelle musique familiale, que l’on rejoue à chaque moment de retrouvailles, et qui commence à me vriller les oreilles.

Nous sommes une tablée de neuf convives, et nous sommes tous valides et suffisamment qualifiés pour savoir débarrasser des assiettes, rassembler les couverts, apporter des plats, remporter ceux-ci quand ils sont vides, changer la bouteille d’eau, prendre le pain au passage… Etc.

Nous sommes 3 femmes : ma grand mère, ma mère, et moi.

Neuf moins trois égal six.

Il y a donc 6 hommes, soit deux fois plus d’hommes que de femmes. Et pourtant, nous sommes seulement trois, les trois femmes de chaque génération, à nous lever pour gérer entre chaque plat le bon déroulement du repas et le confort des convives. Nous sommes également assises côte à côte, sur les trois chaises les plus pratiques pour se lever et aller directement à la cuisine sans déranger. Il ne faudrait pas les déranger. Qu’est-ce qui justifie que nous agissions ainsi ? Ma grand mère a été éduquée dans cette posture, et elle met un point d’honneur à la tenir. D’ailleurs elle est toujours si coquette et si parfaite, que son mari ne l’a jamais vue démaquillée : elle se réveille avant lui pour pouvoir s’apprêter. Quant à ma mère, je l’ai toujours vue à la cuisine, pendant que mon père attend d’être servi, ou part avant d’avoir débarrassé la table. Alors, si j’en ai conscience et que ça m’agace pourquoi je perpétue la tradition ? Au début, c’était instinctif : il y a quelque chose de rassurant à former des « clans », à trouver une place, une identité et une utilité qui fait plaisir à tout le monde. La sensation est valorisante. Mais je ne trouve plus ma valeur dans la satisfaction des besoins d’autrui. Je devrais donc m’arrêter « d’aider » (faire ma part, en fait) et rester à table avec les vrais hommes, boire du vin, et continuer à parler fort comme si de rien n’était ? Pendant que les deux autres femmes de la famille s’agitent pour faire disparaître les preuves du festin, en bonnes petites fées discrètes et efficaces ?

Ne pas prendre ma part ne changera rien.

Mon frère vient parfois prendre/ramener des choses en cuisine avec moi. On discute beaucoup tous les deux, donc il me suit, et propose naturellement une « aide » parce qu’il est gentil. Parce que c’est une « aide » et non pas la place qu’il se sent de prendre naturellement. Parce que pour beaucoup, on « aide » encore à débarrasser la table. On « aide » au ménage. On ne partage pas, on ne prend pas en charge sa part du moment passé ensemble, on « aide » par gentillesse, ponctuellement. Et tout le problème se situe là. La répartition éclatée au sol des tâches domestiques dans un couple influence les interactions en famille. Qui elles-même influencent la construction des couples. Et on tourne en rond.

« Sur une table, il y a 9 personnes. Si toutes les femmes sont occupées à préparer le dessert, qui va faire la vaisselle ?

Blague de Chat GPT, février 2023

Et toi, est-ce tu « aides » ? (1)

(1) Les excellentes BD de Emma Clit sur la répartition des tâches dans les relations : https://emmaclit.com/2017/05/09/repartition-des-taches-hommes-femmes/

La chronique précédente d’Enthea : https://motuslemedia.fr/2023/02/18/deterrer-ses-baleines/

La mauvaise fille

Par Charlotte Giorgi

Un peu après le 8 mars, je me suis rendu compte d’un truc. Un truc un peu con. Un truc un peu moche. Un truc qu’on attend des femmes même quand elles s’en sont pris plein la tronche : qu’elles soient de bonnes victimes.

Photo de Nicolas J Leclercq sur Unsplash

            Il y a quelques jours, j’ai vu passer sur les réseaux sociaux, comme beaucoup d’entre nous,  le visage d’Hilona. Son histoire aurait du m’interpeller directement, me sauter au visage.

Hilona, c’est une « fille de téléréalité ».

Par un réflexe inconscient, mon cerveau a décidé de balancer l’histoire qu’elle s’apprêtait à raconter parmi les discours futiles, les faits divers de bas étage. Le mot « violence » qui était parfois associé à la vidéo que je voyais tourner sans prendre le temps de la regarder, ne m’a même pas questionnée.

Et je ne suis pas la seule, féministe, engagée, victime de violence de la part des hommes, à n’avoir pas assimilé Hilona aux autres féministes de sa génération. Ce n’est pas, ce ne sera jamais une Adèle Haenel, bien qu’elles s’inscrivent dans un même élan, dans une même colère qui s’exprime enfin.  

Hilona n’avait pas la chance d’être une actrice de renom. Une journaliste. Une femme sérieuse.

Hilona faisait partie de cette catégorie de femmes que la société croit connaître avant même d’avoir essayé : idiotes, avides de pouvoir et de célébrité crasse, vulgaires. J’ajouterais même peut-être : des corps. Des femmes qui sont exposées, là, dans la petite lucarne, et qui correspondent tout à fait au schéma sexiste, en ne répondant qu’à un seul critère d’exigence de la société : le corps. La beauté « populaire », qu’on ne voit certainement pas dans les grands magazines de mode, celle qui discrédite tout le reste. Des harpies qui crient et gesticulent, mais dont la parole a peu de poids : elles ne sont pas là pour ça. Des femmes comme le patriarcat les affectionne et les fabrique. Des femmes dont, avant même qu’elles aient ouvert la bouche, on sait qu’on ne les écoutera pas.

            Toute féministe que je sois, je n’échappe pas à la bête et méchante règle. La vidéo d’Hilona, exemple foudroyant d’un cas de violences conjugales, je vais mettre une semaine à la regarder, et encore, parce que je m’ennuie un peu et que je voudrais tuer le temps en me délectant d’une énième crise de couple de célébrités.

            Sauf qu’il est loin de s’agir d’un crêpage de chignon. La vidéo d’Hilona est courageuse, brillante, juste. Elle s’y livre en détail, après avoir longtemps gardé le secret (alors que sa vie est scrutée quotidiennement par des milliers de personnes), sur les violences qu’elle a subies de la part de son ex-compagnon, Julien. Le schéma classique est déroulé sous nos yeux par la voix déterminée et émue de la jeune femme : violences psychiques, physiques.

            Mais surtout, surtout, Hilona décrit avec une grande précision les angles morts. Les choses pas assez grandiloquentes pour une lutte de cette ampleur : les changements de comportement constants, au point de devenir folle, les proches qui n’y voient que du feu ou n’assemblent pas ensemble les moments de folie décousus, l’espoir qui rend aveugle plus encore que l’amour, la peur de le perdre, lui, celui qui agresse et menace, parce qu’il est, malgré tout, celui dont on est tombé amoureuse.

            J’ai regardé l’enchaînement des vidéos. Une longue heure, allongée dans mon lit, incapable de reprendre mon souffle pendant que je subissais l’uppercut de la violence partagée, banale. J’ai reconnu beaucoup de choses dans l’histoire qui m’était racontée, et les détails m’ont sauté au visage, pour une fois qu’ils étaient dits. Pour une fois que la sincérité, courageuse et qu’on ne peut pourtant jamais exiger, déliait à voix haute les nœuds et la complexité de la violence. Sans binarité, sans schéma tout fait.

            Parce que ce serait trop simple de pouvoir faire la lecture de ces affaires avec une grille méchant ou gentil dans laquelle classer les protagonistes. Ce serait trop facile, de pouvoir établir que la seule connexion entre la femme battue et l’homme violent, c’est une situation d’abus perpétuel, de Mal. Je sais bien, qu’en tant que féministes, nous pensons bien faire en répétant à l’envie que « ce n’est pas de l’amour », mais quand on ne l’a pas encore compris, quand on est amoureuse et violentée, alors vers qui se tourner si le mouvement féministe n’intègre pas cet imbroglio de sentiments qui fait la réalité de ces relations malsaines ?

            Qu’une Hilona, avec cran et honnêteté raconte son cheminement ambivalent, les liens indéfectibles qui lieront toujours son histoire à celle de son agresseur, et exprime de manière concrète et implacable que « le jour où je parle c’est terminé pour toujours », c’est un témoignage ultra précieux qui nous est livré. Car oui, c’est là que se trouve tout le paradoxe de l’emprise et de la violence : on ne veut pas forcément qu’elle s’arrête. On préfère se creuser jusqu’à l’os, ronger tout ce qu’il reste, on préfère tenter, encore et encore et encore, on préfère parfois espérer jusqu’à la mort.  

            C’est à ce moment-là, celui où arrive la complexité des choses, qu’Hilona devient, dans la culture commune, « une mauvaise victime ». Une victime qui l’a un peu cherché, en plus d’être déjà une simple fille de téléréalité, une victime qui n’en était pas juste une mais qui s’est impliquée dans son histoire au lieu de la fuir, les bleus au visage, comme la femme battue qu’on se figure et que l’on a envie d’aider.

            De la même manière, une femme qui aurait rendu des coups, une femme qui aurait cédé à l’implosion de ses nerfs en devenant irritable, dure, froide, n’est plus crédible. Elle sort du champ acceptable. Pourtant, n’importe qui peut se figurer que nos réactions à la violence ne sont pas toutes les mêmes, et qu’elles peuvent être exécrables, parce que les femmes ne sont pas juste des martyrs, mais aussi des êtres humains fonctionnels. On notera au passage que la même vague de discrédit s’est abattue sur Amber Heard, avec la poussée des nombreux masculinistes pour qui le procès qui l’opposait à Johnny Depp était une façon de contre-attaquer #MeToo cinq ans plus tard, était une occasion en or de montrer que les femmes sont des menteuses. Amber Heard n’était pas une bonne victime, et l’opinion, pourtant baignée dans le contexte post #MeToo, s’est régalée du festin atroce.

La vidéo d’Hilona est un uppercut, parce qu’elle laisse à voir tout cela, avec la transparence de tout le cheminement. Elle permet à des milliers de jeunes femmes qui ne se reconnaissent pas dans les féministes parfaites, dans les victimes impeccables, dans la beauté lisse des témoignages qu’elles ont entendus jusque-là, de réaliser, d’aider, de comprendre. Elle nous permet à tous et toutes de voir la réalité des violences en face, au-delà des fantasmes et de l’imaginaire ultra simplifié qui nous enveloppe et nous trompe.

Mettre du vernis sur tes ongles

Par Charlotte Giorgi

À propos d’une rencontre inopinée dans les dédales de l’algorithme Facebook, lui qui ne fait pas la différence entre les vivants et les morts. Et si nous en prenions de la graine et en tirions quelques leçons sur notre rapport à la finitude ?

Photo de JF Martin sur Unsplash

C’est par hasard que je t’écris. À toi, en particulier. Je t’avoue qu’il y a quelques mois que je n’ai pas pensé à toi. Ce n’est pas une confession, j’ai juste l’impression de devoir être honnête. On ne parle pas souvent, toi et moi. Et puis, tu n’as pas de droit de réponse, alors je crois que je te dois au moins la sincérité.

Je n’ai pas pensé à toi parce qu’il n’y a pas beaucoup de place dans le monde des vivants pour les gens comme toi, ceux qui ont basculé de l’autre côté. Je sais que tu le sais, puisque tu as été à ma place.

Ce que je veux dire, c’est que nos sociétés tiennent leurs morts à l’écart. Leurs disparus : ça veut bien dire ce que ça veut dire. J’ai lu il y a quelques temps un article où un monsieur réunionnais racontait que ses filles mettaient du vernis sur les ongles de leur grand-mère décédée lors de sa veillée funèbre. En métropole, c’est impensable. Ça m’a paru lunaire. Fou. Comme si la mort pouvait nous attraper à son tour. Comme si la mort était contagieuse. Alors oui, ces mois-ci je n’ai pas cherché ta tombe dans un cimetière éloigné et désert qui ne te ressemble pas, qui ne ressemble à rien de ce que tu as été.

            Non, c’est par hasard que j’ai croisé ton nom sur Facebook. C’est justement cette inhabituelle proximité, cette porosité infranchissable entre le passé et le présent qui m’a replongé dans ce monologue intérieur dont j’ai l’impression qu’il t’est destiné. J’invitais des gens, mes amis, à un évènement Facebook. L’algorithme ignorant me proposait des noms, et je cliquais machinalement : « inviter ». Inviter, inviter, inviter. Et puis, tout d’un coup, ton nom. Un moment de sidération.

            Parce que tu es morte. Je ne peux pas t’inviter, je ne peux plus, tu n’es plus là. La coupure nette entre le passé et le présent s’est imposée à moi, violente et intransigeante.

            Ici, dans ma culture, on ne peut inviter aucun mort aux évènements. Après l’enterrement, la possibilité de passer du temps avec nos chers décédés n’est plus possible. Ça ne nous viendrait pas à l’esprit.

            J’ai réalisé que cela me rend triste. J’envie ces autres mondes, où la vie et sa fin forment un continuum, où il n’y a pas de rupture nette mais des suites, des étapes, des changements. Je les envie pour les fêtes qu’ils continuent de célébrer avec les personnes qu’ils ont aimées et qui restent là, parce qu’ils croient aux esprits, aux fantômes, aux dieux. Toutes ces choses que l’on méprise parfois tout en oubliant qu’elles représentent toutes des moyens de ne pas subir la réalité assommante que nous prenons pour seule vérité. Ici, notre rationalité à toute épreuve crée aussi notre terreur des choses qui nous dépassent. La mort, par exemple, dont nous préférons nous dire qu’elle anéantit et clôt le chapitre à tout jamais.

            Je me souviens même avoir eu peur du mot, enfant. L’avoir trouvé au détour des pages d’un livre et m’être forcée à le regarder, à décrypter la forme des lettres qui se déployaient sous mes yeux, et essayé par-là d’en capturer le concept. La mort ne rentre pas dans les cases que nous construisons pour comprendre le monde, pour lui donner un sens. Nous choisissons donc régulièrement une sorte d’amnésie collective, qui nous met bien en peine de continuer à tisser des liens – par tout un tas de moyens que nous n’utilisons pas – avec celles et ceux qui se sont endormis.

            Je ne t’ai pas invitée à mon évènement Facebook. J’ai été faire un tour, simplement, sur ton profil, curieuse. Il n’a pas changé. Le dernier message en date : celui de ton fils, qui annonce que tu nous as quittés.

            Je ne suis plus triste, aujourd’hui. Mais je prends notre collision de tout à l’heure sur le grand internet pour quelque chose de très sérieux, un signe, au-delà de toute raison. Je m’autorise à y puiser du réconfort, une source de liens, une continuité dans ma relation avec toi. Je me trouve un peu ridicule, mais je crois qu’il n’y a rien de plus digne et convenable que qu’entretenir de bons rapports avec la finitude.

Je crois qu’autour des discussions sur l’euthanasie par exemple, notre société tient entre ses mains le début de la pelote de laine que nous pourrions dérouler pour entretenir une nouvelle relation, plus fluide, moins traumatisée, à la mort. J’espère que nous saurons bientôt, comme tant d’autres peuples, inventer des manières de vivre avec vous, vous qui êtes partis, mais qui, j’en suis sûre, ne nous avez jamais quittés.

Déterrer ses baleines

Par Enthea

Cette saison, l’équipe de rédaction de Motus s’est étoffée. Nous n’avons pas vocation à être un journal tout court, mais davantage un journal intime de notre société. Au fil des jours, nous vous proposons donc de plonger dans les réflexions de cette génération qui navigue dans un monde bouleversé, et qui a fait du questionnement son mot d’ordre. Ces chroniques sont des points de vue sur le monde, elles reflètent donc la subjectivité de leurs auteurs et autrices. Elles se veulent intimes, pour regarder les grandes questions par le petit trou de la serrure.

Dans sa chronique La Dialectique du Pet de Rupture, Enthea nous emmène dans les méandres des relations et des réflexions qu’elles amènent. Elle a du mal à écrire, ce mois-ci. Et ça ne l’a pas empêché de l’écrire pour vous raconter, car ça fait toujours drôle de se prendre les pieds dans les sujets de ses propres chroniques. Ce mois-ci, elle vous parle donc d’honnêteté avec honnêteté, mais aussi de prendre des postures qui ne sont pas les nôtres, de se mentir à soi et de mentir aux autres… En espérant que sa sincérité puisse résonner en vous, peu importe comment vous comprenez ce billet très intime.

Illustration par Aloÿse Mendoza

Ce mois-ci, c’était compliqué. J’ai commencé plein de sujets d’articles. J’ai réfléchi et écrit sur la manière dont les relations libres sont un pare-feu pour éviter de morfler. Puis j’ai recommencé un document sur l’évolution des relations : en une centaine d’années, nous sommes passés des annonces maritales dans les journaux locaux, à Tinder et aux dickpick en air drop. Ça rend fou, tout ça. J’ai plein de choses à vous dire, en fait j’ai plein de textes inachevés qui attendent que j’en comprenne le sens, avant de les laisser voir le jour.

Mais parfois je bloque sur cette chronique. Parce que, tout ce que vous lisez ici, je le rédige avec mes tripes, avec mes larmes parfois, avec mes angoisses souvent, et bien sûr toujours avec beaucoup d’amour.

Et au-delà de la recherche, de l’idée d’approfondir des réflexions, cette démarche me demande quelque chose de parfois un peu violent : le maximum d’honnêteté possible. (et donc, courage.)

Ça faisait deux semaines que je n’arrivais plus à griffonner plus de 4 lignes. Je n’en comprenais pas la cause jusqu’à ce soir. C’est venu d’une pensée anodine, qui s’est répercutée en échos sur plusieurs souvenirs, jusqu’à sonner comme une réponse : je ne suis pas honnête en ce moment.

Pour des raisons qui m’échappent. Mais ce que je sais, c’est que j’ai un incroyable talent : je peux tout faire disparaître sous un tapis. Des petits mensonges ou des problèmes de la taille d’une baleine, ou de tout le reste de l’écosystème aquatique. Je peux gérer ça encore plus efficacement que la pêche au chalut négocie les fonds marins.

Génie dans l’art de la fourberie, parce que le mensonge c’est le pouvoir, et la vérité c’est la vulnérabilité.

C’est nulle comme phrase.. Et c’est encore plus nul que parfois, ce soit les bases sur lesquelles on décide de construire des relations.

La fourberie, ça n’est pas forcément la grosse trahison. Ça n’est pas forcément l’information scandaleuse. C’est ce mensonge par omission qu’on laisse glisser par confort, c’est celui dont on aime dire qu’il ne concerne que nous. Mais pas tant, en fait. C’est confortable d’oublier que l’on a un impact sur les autres.

Et puis, c’est ce qui permet de garder un ascendant, parfois. On en revient au pouvoir. Toujours.

Il y a sans doute mille raisons de souhaiter ce pouvoir. Mais ça me tracasse, parce que la domination, les rapports verticaux, la manipulation, c’est plutôt des choses que je veux éloigner de ma vie.

…Mais voilà, quand ça m’arrange, je mets les pieds dedans, c’est ça ?

Un peu, visiblement. C’est futé, de garder ses sentiments pour soi, qu’ils soient doux, ou aigres, dès lors qu’ils n’appartiennent qu’à nous, ils restent des ingrédients et des outils qui servent l’image que l’on veut renvoyer. 

Il ne va pas en ressortir grand chose de bien, de mes impostures. A plus forte raison si je continue à fabuler avec un tel détachement. J’te jure, si mon mensonge était un être humain ça serait un petit gars avec une casquette nulle qui sifflote en balayant des feuilles, ses écouteurs dans les oreilles. Un gars hyper détaché, quoi.

Alors j’ai regardé le passé pour essayer de comprendre. J’ai remonté le temps, de plusieurs années en arrière, jusqu’à maintenant. Et je n’ai vu presque que des jeux de non dits. Volontaires, ou non. Envers soi-même, envers et de la part d’autres personnes. On ne dit rien, parce qu’une fois que les mots sont lâchés, ils ne nous appartiennent plus, et pire encore, ils peuvent être des armes. Et puis parfois on a besoin de se convaincre soi même, on préfère projeter ce que l’on souhaite être, plutôt que la réalité crue, et pas si incroyable. Pour peu qu’en plus, ça arrange tout le monde…Est-ce que ça n’est pas mieux ?

J’ai envie de dire qu’il y a bien plus chouette que le mensonge. J’ai envie de croire qu’être la plus intègre possible, dans la transparence et la vulnérabilité, c’est ce qui m’apportera l’épanouissement.

Mais puisqu’on se dit tout… Je vous le souhaite fort si ça vous chante, mais pour ma part, je ne suis pas encore sûre d’être assez solide pour lâcher les postures qui me protègent de me faire casser les dents, si je baisse la garde.

Donc… je perpétue un jeu qui m’épuise.

Mais je vais aller voir ce type détaché qui joue avec les feuilles, là, et qu’il m’aide à balayer devant ma porte pour déterrer des baleines.

LE SALON

Par Charlotte Giorgi

À propos d’un salon de coiffure qui subsiste au milieu de ce siècle destructeur, et de toutes les jolies choses que cela peut vouloir dire.

Photo de cottonbro studio sur Pexels.com

            Elle tourne autour de moi, ses grands ciseaux, son peigne, la pince pastel coincée entre les dents. Virtuose. Ses mots m’enveloppent, m’atteignent plus ou moins bien selon l’insistance des sèche-cheveux en arrière-plan.

            J’ai toujours beaucoup admiré les coiffeuses. Je l’écris au féminin, parce qu’elles sont des femmes pour l’écrasante majorité.

« La France compte plus de salons de coiffure que de boulangeries. Ils sont tenus par des dames plutôt que par des messieurs même s’ils portent des noms franchement masculins : Jean-Louis David, Jacques Dessange, Jean-Marc Maniatis ou Franck Provost. » peut-on lire dans Les Echos.

Leur dextérité, leur légèreté de geste, la profondeur de leur métier dont on se moque si volontiers.  

Je me sens toujours un peu gauche, un peu idiote, vissée sur ma chaise alors qu’elles s’activent, vives, rapides, efficaces, autour de ma chevelure fatiguée. Je me sens peu soigneuse, enivrée soudain par l’odeur des soins en tous genres, mêlés à leur parfum.

            Mais je m’émerveille aussi du lieu, le salon de coiffure. J’y ai tant été qu’il ne me manque pas quand je n’y suis pas. Pourtant, il suffit que j’y mette un pied pour me rappeler comme j’aime ces ambiances, dans le salon. Celui de la ville dans laquelle j’ai grandi, dans lequel se sont déroulées la plupart de mes révolutions capillaires, est assez central, et entouré de larges baies vitrées qui le baignent de lumière. Il se trouve au cœur de la ville, à l’endroit stratégique où peuvent se nouer les discussions, les pensées communes, les rires locaux. Les coiffeuses parlent. Les passants marchent de l’autre côté des baies vitrées, leur baguette sous le bras. Ils vont à la pharmacie, ou à l’épicerie du coin. Ils saluent d’un geste les coiffeuses qui s’activent. Je m’y sens partie d’un tout. Je m’y sens partie d’une certaine communauté, et pour une Parisienne, ce n’est pas rien. J’ai l’habitude ma vie d’électron libre, parfois volontiers et parfois en sentant bien que l’on a perdu une composante essentielle de la vie en chemin, alors j’oublie qu’il existe encore des endroits où l’on tutoie, où l’on se moque gentiment de toi, où l’on te connaît, vraiment, d’une manière désintéressée, pas seulement marchande, juste humaine. Des endroits qui ressemblent à la paix, et aux liens. C’’était mon rêve d’enfant, d’ailleurs. Vivre dans un village où il se passe sans cesse quelque chose puisque tu as la possibilité d’être en interaction avec tout le monde. Où tu peux aller voir la porte à côté si tu t’ennuies, et demander qu’on t’aide à changer une ampoule ou à déboucher ton évier. Où tu es au milieu de la vie, toujours. Pas juste à t’activer à sa périphérie. Fantasme d’urbaine, peut-être. Mais que je retrouve, bien palpable, au salon.

            Les coiffeuses parlent, peut-être parce que ce sont majoritairement des femmes, et que c’est ce qu’on encourage les femmes à faire, après tout. Ce sont elles qui tissent les fils qui relient, qui ouvrent les boîtes de pandore, qui passent le peigne dans les sacs de nœuds, dans tous les sens du terme.

            C’est cela, aussi, que j’ai toujours admiré. Moi, timidement engoncée dans mon siège, la serviette autour du cou. Elles, sincères inquisitrices, pro de l’intelligence relationnelle qui fait tant défaut à notre monde. Le salon de coiffure comme l’un des seuls lieux professionnels où il est encore possible de discuter sincèrement, avec un peu trop de points d’exclamation peut-être, parfois une lèvre qui se soulève de manière exagérée, mais c’est tout. Un endroit de discussions coincées entre deux tâches, et qui pourtant n’ont pas cédé aux sirènes des conversations convenues qui ne grattent que la surface superficielle des gens.

            Ce jour-là, je me suis laissé bercer, comme à mon habitude, par les débats jetés au travers de la pièce. Et mon cerveau est parti en digression… Quand on y réfléchit, dans nos sociétés aseptisées, robotisées, isolantes, il existe peu d’endroits avec un potentiel politique plus grand que les salons de coiffure, dans lesquels la parole est libérée, décomplexée par le bruit des rasoirs et autres ustensiles, et par l’apparente futilité du lieu. Rien de futile ici pourtant. Mardi dernier, j’y ai passé quatre heures, l’idée de me blondir jusqu’au blanc comme une retraite anticipée ne m’ayant pas quittée depuis plusieurs mois jusqu’à aboutir à une logique mise à l’exécution. Pendant des heures, j’ai donc pu assister à l’arrivée, au séjour et au départ de chacun des clients du salon, et écouter leurs conversations. Ici, une retraitée habituée, acculée par la hausse des prix, mais qui ne lâche pas son dernier plaisir : les reflets roux de ses cheveux grisonnants. Là, une mère accompagnant son enfant, un petit cœur de dix ans à peine, défiguré par ses camarades de classe. Mais aussi un père guindé et un père gêné, un jeune pompier qui travaille la nuit, et une dame qui parle fort.

            On se demande souvent à quoi bon le local, à quoi bon toutes ces valeurs qui ont l’air de choses de bobos. Voilà : à ce que des endroits, au milieu de nos villes tourmentées, subsistent pour faire lien. Des places où l’on cause, et où les mots se déplient, comme une thérapie de groupe. Des centres dans lesquels les marges peuvent venir se réfugier, trouver de la solidarité, se rappeler que l’entraide existe encore, que les gens se parlent et peuvent s’allier, que rien n’est futile, qu’on peut créer ensemble nos conditions d’existence, si l’on préserve les commerces de proximité, les centres-villes, mon salon de coiffure.

            Il fait partie de ces lieux, aussi ordinairement oiseux et négligeable qu’il paraisse, aussi frivole et insignifiant qu’il ait l’air, qui me donnent une force folle, qui me procurent une joie incommensurable. La politique qu’on ne soupçonne pas peut s’y tisser en toute quiétude, et les bulldozers ne l’ont pas encore remplacé par l’un de ces grands centres immaculés. Puissions-nous le garder encore longtemps au creux de la ville…

Etre niais incite à déboulonner le patriarcat (oui)

Par Charlotte Giorgi

Photo de Pixabay sur Pexels.com

Hier, c’était la Saint Valentin. Et l’on dit souvent de la Saint Valentin que c’est une fête commerciale. 

On a sûrement raison. 

Le truc, c’est que cette fête, elle existe, qu’on la trouve sympa ou pas. Et que l’amour, c’est quand même un sacré pilier de nos sociétés. Ce serait quand même chouette de s’en préoccuper.

Mais voilà, c’est un peu niais, tout ça. 

Et alors ? 

Ben, la niaiserie, c’est les sentiments. Les émotions. Se rendre vulnérable. Le foyer. L’intérieur. 

Traditionnellement, ce sont les attributs dont on a doté les femmes. Les hommes eux, dans nos éducations sexistes bien souvent inconscientes, ont appris à gérer la conquête, la guerre, la force. 

Comme nos sociétés sont patriarcales, on a donc appris à dévaloriser tout ce qui a traditionnellement attrait au féminin. 

On se retrouve à rire des sentiments. Et les femmes se retrouvent à porter, dans une grande majorité, la responsabilité de la communication, de la gestion émotionnelle de leurs relations. 

Sauf que voilà, les sentiments, c’est ce dont on a besoin pour sortir des crises qui s’accumulent au-dessus de nos têtes, et qu’on appréhende trop souvent comme des robots, au risque de se faire remplacer par eux (coucou ChatGPT). Un peu d’empathie, de sensibilité, voilà qui pourrait secouer un peu ceux qui prétendent nous diriger sans s’être jamais laissé aller à ressentir le monde.

Pour faire trembler le vieux monde on a donc besoin : de défoncer le patriarcat, pour commencer. La bonne nouvelle ? Ça passe par s’aimer.

Les temps changent. Et de nouvelles manières d’aimer s’inventent, on le constate tous. Mais faisons attention : le patriarcat s’y infiltre parfois tout autant. Ni le polyamour ni les relations libres ni le libertinage ni rien, en fait, ne justifie d’être gaslighté, ignoré, violenté. 

Pour qu’on puisse s’aimer différemment, il faut d’abord se permettre d’aimer. Ça reste ça l’important. La forme, c’est l’enrobage. 

L’amour, c’est pas niais. C’est un truc très puissant qui peut créer des révolutions. Prenons-en soin.

Pas de lune sans soleil

Par Patrice Bailly

Doyen du groupe, Patrice, c’est un peu tonton Motus. Un artiste, un vrai, qui a aussi connu la violence et les blessures de la vie lorsque l’on vit à ses marges. À travers sa chronique, il philosophe autour de ses apprentissages et nous propose de porter un regard différent sur le monde, pour le changer au passage. Il nous partage aujourd’hui sa quête de liberté, sa recherche du bonheur, à travers un regard honnête sur soi et les autres. Un premier texte court et poétique, qui vous parlera peut-être...

Illustration par Patrice Bailly

L’amour qui semble nous manquer au-dehors est un amour que nous n’avons pas en nous.

Nous vivons dans un monde qui regarde au-dehors de lui pour y trouver son coeur. Désespéré de ne pas le trouver, il panique, et s’accroche solidement à ce dehors, attendant d’y trouver le trésor.

Le temps passe, avec ses hauts et ses bas, et rien n’est jamais vraiment satisfaisant, rien n’apporte ce bonheur qui ne dépend pas de quelque chose d’extérieur.

Alors oui, dans ce qui nous attend, nous pourrons trouver une certaine sorte de bonheur pour nous en satisfaire un moment, et ainsi peut-être même ressentir la peur de le perdre. Nous y trouverons aussi des coups, des traumatismes, des craintes, de la méfiance, à trop tenter de se conformer à un idéal de joie sur mesure.

Seulement, à la suite de coups répétés, on se ferme et on laisse tomber l’aventure, le risque de vivre.

Nous cherchons la sécurité, celle qui apaise nos peurs et tue notre cœur d’enfant, nos wouah, nos wow. Nous « chillons » pour de faux, et les années passent, comme ça, dans un désespoir tranquille, une vie qui ne vibre pas ou sous substances, en contactant le danger pour qu’un instant le mental se taise, pour s’étourdir, pour perdre la tête, parce qu’elle est bien trop encombrante et encombrée.

Un jour ou l’autre, si nous voulons un réel changement, il nous faudra comprendre que le cœur se trouve au-dedans de nous.

Qu’il nous faudra troquer un monde d’avoir, un monde qui va chercher, un monde qui veut, pour un monde qui écoute, un monde disponible au monde.

D’un cœur à l’autre, le chemin est plus proche que celui de la norme, de la pensée. L’amour se tient si proche,  qu’y aller avec la tête est déjà de trop.

La paix intérieure, si elle semble si inaccessible de nos jours, n’est pourtant pas si lointaine, et c’est elle qui pourrait  nous  offrir un monde lui-même plus apaisé.  Cette paix ne serait pas le contraire de la guerre, mais une paix qui accueille le monde comme il est, qui nous offre la clarté du présent.

L’avenir, si nous le voulons paisible au-dehors, doit déjà exister en nous.

Ecrire, une activité solitaire ?

Par Charlotte Heyner

Motus, c’est aussi un tas de gens des quatre coins de France qui écrivent ensemble. Sur le petit rien qui les traverse, ou sur le gros de la société. Et s’il y a une chose qu’on peut en dire, c’est que rien ne vaut les moments où l’on relève la tête de son carnet, où l’on discute et où l’on s’inspire, pour mieux le restituer ensuite. Charlotte nous partage régulièrement sa passion de la littérature et de l’écriture, et aujourd’hui elle nous invite à la ronde de ses réflexions autour de la création, des solitudes et des inspirations.

Photo de Helena Lopes sur Pexels.com

Le mois dernier, j’ai participé à plusieurs ateliers d’écriture. Ce n’était pas la première fois que je m’inscrivais à ce genre d’atelier, mais c’était sans doute la première fois que le hasard les concentrait dans une période aussi courte. En a résulté : des pages noircies, des taches d’encre sur les doigts, beaucoup de joie, d’énergie et l’envie de continuer.

Dans les ateliers d’écriture, les exercices varient selon les envies de la personne qui l’organise mais le principe reste toujours à peu près le même : des gens qui aiment bien écrire ou qui sont curieux de tenter l’exercice se réunissent sous le regard bienveillant d’un.e auteur.ice qui leur propose un sujet, une consigne, quelque chose pour commencer à remplir la page. Et puis ensuite, on discute, on se lit, on s’écoute, on se pose des questions ou on partage ce que tout cela inspire et fait résonner.

Pour qui me connait un peu, le fait que je souhaite participer à ce genre d’évènement peut paraître étonnant. Je suis plutôt du genre contente quand je peux rester chez moi à lire un bouquin et surtout, surtout ne parler à personne, faire oublier mon existence au reste du monde. Un peu timide, quoi. Le genre qui avait sur ses bulletins : « ne participe pas », « discrète », « participez davantage ». Alors lire ses propres textes, rédigés en un quart d’heure pour répondre à une consigne qui ne nous inspirait que moyennement ? Impensable.

On imagine souvent l’écriture comme un loisir solitaire, à juste titre. On se voit assise à un bureau, devant un cahier ou un écran d’ordinateur, et la page blanche qui se noircit au fur et à mesure que l’on s’efforce d’extraire de l’esprit les histoires qui le peuplent. C’est souvent un loisir solitaire, c’est vrai, mais pas toujours.

C’est en allant à ces ateliers que j’ai découvert que, dans l’écriture, les autres peuvent être une compagnie bienvenue.

J’y suis allée d’abord par envie de garder un moment dans ma semaine consacré uniquement à l’écriture et d’apprendre des autrices qui menaient ces ateliers. J’y ai trouvé une écoute que je ne retrouve pas ailleurs, une énergie concentrée, le sentiment d’être entourée de personnes qui comprennent et partagent ce goût pour les histoires et le plaisir partagé à s’écouter lire. Ce sont des idées qui bouillonnent, se contaminent, se font écho par hasard, des imaginaires qui se côtoient. On est toujours surpris de la diversité des textes qui naissent à partir de la même consigne d’écriture.

Je garde des souvenirs à la fois précis et confus des différents ateliers de janvier, pêle-mêle :

– Le bruit du clavier de A. qui tape à toute vitesse à côté de moi parce qu’elle écrit toujours très vite, que l’écriture chez elle, fuse sur la page.

– Le courage de R. qui se lance en premier pour partager son texte et sa voix douce et grave qui nous suspend tous à ses paroles.

– E. qui lit son texte en modulant sa voix pour nous faire comprendre quel personnage parle, et par sa seule diction, toute une petite scène qui se déroule sous nos yeux.

– L’impression d’être comprise et entendue.

– Le goût des spéculoos que M. a apportés et qu’on grignote en rédigeant.

– L’enthousiasme de C. qui explique la suite de l’histoire qu’il a commencé à écrire, sa curiosité pour ses propres personnages qu’il découvre au fur et à mesure qu’il suit leurs aventures.

– Des motifs, des phrases qui m’ont touchées et que j’ai retenues.

– Ceux qui restent à table, ceux qui se lèvent et marchent, ceux qui vont s’asseoir par terre, ceux qui font rouler leurs épaules ou étirent leur dos.

– Le sourire d’E. lorsqu’il nous fait rire avec son texte.

-S. qui me donne la réplique pour lire mon texte à moi, un dialogue à deux voix que je trouvais très plat, trop plat, et qui, dans sa voix, me semble déjà transformé.

-La pause baby-foot avec une balle bricolée en papier brouillon, comme si l’écriture nous poursuivait aussi dans les interstices de l’atelier.

– Les discussions qui se prolongent une fois l’atelier terminé parce qu’on n’a pas vraiment envie de rentrer chez nous, de réaliser que c’est vraiment la fin.

Les ateliers ne sont pas l’unique solution. On la retrouve ailleurs, cette occasion d’être entouré.e : c’est l’ami.e qui partage cette passion et avec qui on peut en discuter, c’est travailler en équipe chez Motus pour se relire, discuter, ensemble. De manière générale, je crois que ce qui compte, c’est de réussir à s’entourer d’autres créateurs, reconnus ou amateurs peu importe, de gens de confiance avec qui échanger pour s’inspirer les uns les autres.

Je me rappelle avoir lu dans un extrait du journal de Mary Shelley, l’autrice de Frankenstein, qu’elle avait peur de l’enfermement en soi-même que crée l’isolation.  “Books do much ; but the living intercourse is the vital heat”. En français, ça donnerait quelque chose comme : les livres font beaucoup, mais la chaleur vitale est dans les relations vivantes, les conversations de vive voix. Je crois qu’elle ne parlait pas spécifiquement de la création littéraire dans ce passage, mais plutôt de la vie en général… Mais ça s’applique bien, je trouve. J’ai souvent tendance à considérer l’écriture comme une activité secrète et solitaire et je crois que j’ai tort.

Citation de Mary Shelley : Mary Shelley’s Journal. Edited by Frederick L. Jones. Norman: Oklahoma University Press, 1947. Cité dans Macovski, Michael, “Frankenstein as Vocative text” in Dialogue and Literature. Apostrophe, Auditors and the Collapse of Romantic Discourse, Oxford University Press, 1994.

BOBOS

Par Charlotte Giorgi

C’est la soirée de trop. Celle où une fois de plus, un ami bobo tente de t’apprendre à être de gauche, et où tu découvres que tu le hais, en fait. Et que la gauche est pas mal foutue.

Photo de Elina Sazonova sur Pexels.com

            19h56, après m’être copieusement engueulée avec une amie à propos des grèves et de la réforme des retraites (elle pense que tout ça est vain et ça la fait chier) (moi je défends la tradition militante gauchiste comme si ma vie en dépendait), je viens d’entrer dans le bar, pour fêter le retour à Paris de mon ami PH, revenu dans nos contrées dégénérées après un (très long, d’après lui) stage en « province ».  Je suis modérément heureuse de le retrouver : vous savez, il fait partie de ces gens dont on ne se demande pas assez souvent pourquoi ils sont nos amis, probablement parce qu’aucune raison ne conviendrait vraiment et qu’on finirait par arrêter de se forcer.

            PH, c’est celui qui t’invite à des soirées, des évènements mondains, des trucs dans lesquels tu n’aurais jamais mis les pieds à part pour lui faire plaisir, puis qui, après t’avoir vaguement saluée pendant quatre secondes maximum, repart papillonner dans le tas de gens. Certains le retiennent mieux que moi parce qu’ils savent faire la conversation. Mais globalement, les yeux de PH ne regardent personne. Ils survolent, ils repèrent. Ils socialisent. Je ne sais pas comment vous expliquer, je ne me sens pas VUE avec PH. PH est le genre d’enfant qui devait déballer ses cadeaux de Noël à toute vitesse, délaissant le premier à peine le deuxième était entré dans son champ de vision.

PH est le genre d’amis qui est engagé, à gauche, et le fait savoir. PH est aussi le genre d’amis qui a le comportement le plus droitard de la terre. Insensible au point où l’on comprend que l’intérêt soit son seul attrait pour les autres, compétiteur, prêt à prendre toute la lumière que le monde politique accorde aux rapaces déguisés en agneaux.

            PH est le genre d’amis qui m’oublie aussitôt la soirée finie. PH est le genre d’amis que je ne devrais pas appeler ami. Le fait qu’on se soit rencontrés par hasard et que l’on ait passé une malheureuse année à se croiser de manière régulière et aléatoire ne justifiait rien, mais force était de reconnaître que cela avait suffi pour constituer le socle convenu de cette fausse amitié, de cette espèce de connaissance superficielle qu’on avait l’un de l’autre et qui faisait que j’achetais des cadeaux à PH pour son anniversaire année après année et que je venais de pénétrer dans ce bar en espérant, sinon une conversation vaguement creusée avec PH, au moins une soirée à danser.

            Quand j’y repense, j’aurais dû, bien vite, me rendre compte que ça n’allait pas être le cas. PH et ses sbires parlent fort, au point où l’on se demande si ce n’est pas pour être sûr que leurs conversations privées soient bien publiques. Ils performent leurs appartenances politiques, se vautrent dans leurs significations (je suis du côté du bien, je me bats pour sauver le monde, et je partage une certaine humanité avec les plus démunis, même si je plane à dix mille lieues de leur réalité). PH et ses sbires ont parlé de politique jusqu’aux environs de 23h34 (et sans doute ensuite, mais à ce stade, la raison absurde de ma présence parmi ces gens m’avait bel et bien échappée, et j’étais donc partie sans demander mon reste). À 23h, je m’endormais sur mon verre alors qu’autour de moi fusait un faux débat (l’intégralité de la table portait le même avis en bandoulière) autour du référendum comme véritable moyen démocratique ou chimère illusoire. Un courant d’air m’a fait vaguement relever la tête (cela voulait dire que des gens sortait du bar, qu’un mouvement était possible, et que l’heure était raisonnable pour prétendre une démesurée et écrasante fatigue), et je me suis alors demandé si après des années à me politiser, je n’avais pas atteint le plafond de verre. Je veux dire, mon cerveau a trouvé sa lecture du monde, elle m’aide à supporter de vivre dans un neuf mètres carrés et de me faire chier dessus par la plupart des interlocuteurs que je croise. Mais je ne suis plus avide de l’entendre exposée encore et encore. Je ne sais pas si c’est moi qui suis fermée, ou eux qui l’ont toujours été, mais j’ai eu mon quota. Je ne supporte plus ces petits intellos qui bandent sur leurs propres opinions politiques et les répètent en boucle en cercles fermés pour s’auto-convaincre et afficher sur leur bio Twitter « je casse l’ambiance en soirée ». Eh ben oui, figure-toi PH, tu pètes l’ambiance et mes couilles avec. Être de gauche ne suffit pas.

            C’est en passant des soirées avec eux, les bobos satisfaits, que je me rappelle pourquoi mon bord politique n’avance pas. Ces gens vont en manif pour le hurler à mes oreilles un samedi soir, pas parce qu’ils pensent que la manif est une forme d’expression politique efficace. Ils étaient là, entre deux phrases, à se gausser de ceux qui votent autre part que chez eux en se demandant comment c’était bien possible.

            C’est possible parce que tu nous fais tous chier, PH : ta grandiloquence guindée, tes réjouissances hypocrites, tes slogans pétés, ton air de chevalier, ta foi illimitée dans ton pouvoir d’améliorer quoi que ce soit à ce monde déjà régi par tes pairs et passablement abîmé. C’est à cause de toi que mon amie me trouve ridicule, à répéter ce que les gens comme toi leur disent. C’est à cause de toi que j’ai l’air de cautionner la dégringolade du monde politique quand je veux défendre les choses en profondeur.

            Bref, c’est cette nuit-là, que j’ai compris que définitivement : PH n’est pas mon ami. Tout au plus un bobo de la gauche. Je veux dire, un bobo oui. Mais aussi un bobo, une écorchure, une blessure vilaine et encore empêtrée dans l’enfance politique. La gauche mérite mieux que ces petits bourgeois en manque d’aventure. Comment la récupérer ?

Tous les Norman

Par Charlotte Giorgi

Quand les drames se ressemblent, c’est là que se trouvent les causes, les injustices, les questions que l’époque n’a pas suffi à enterrer. Il y a quelques temps, j’ai dévoré tous les articles sur le cas de Norman, ce YouTubeur mis en examen pour viol. Et ce que je n’avais pas écrit est devenu nécessaire.

Trigger Warning : violences sexuelles.

« Comme si son passage dans mon existence ne m’avait pas suffisamment dévastée, il faut maintenant qu’il documente, qu’il falsifie, qu’il enregistre et qu’il grave pour toujours ses méfaits. (…) Ce sentiment d’être piégé dans une représentation trompeuse, une version réductrice de soi, un cliché grotesque et grimaçant, je le comprends pourtant mieux que personne. S’emparer avec une telle brutalité de l’image de l’autre, c’est bien lui voler son âme. »

Vanessa Springora, Le Consentement

Photo de Suparada Intharoek sur Pexels.com

Quand j’avais onze ans, je croyais que faire l’amour c’était pour les amoureux. J’y peux rien, les mots se ressemblent, et les enfants croient les choses comme ça.

            Quand j’avais onze ans, j’étais amoureuse de toi.

            Quand j’avais onze ans, tu m’as demandé de t’envoyer des photos de moi. Nue.

            Tu m’as parlé de sexe quand je ne savais pas encore ce que ça voulait dire.  

            Tu m’as dit que tu avais envie de moi.

            Tu m’as dit que tu allais arrêter de me parler si je n’étais pas ton esclave.

            Tu as plaisanté, plusieurs fois, en disant que j’étais ton esclave.

            Je l’étais.

            Que tu pouvais me violer quand tu voulais.

            Tu le pouvais.

Ce qu’il y a de plus dur ? Savoir. La sentence, ce qui va nous arriver. S’enfoncer dans le vice, dans le mal. Exterminer son enfance, pour lui. Pour l’amour. Ce qu’on croit que ça veut dire.

            D’habitude je lis pas les journaux. Sais pas, les articles sont trop longs, et mon attention dure 8 secondes. Mais j’ai eu l’impression qu’on parlait de moi. Alors j’ai lu. J’ai reconnu les mots : disproportion du pouvoir dans la relation, admiration, amoureuse, enfant, homme, emprise. Demandes, chantages, crise. Intime violé, silence, zone d’ombre. Enfance trouée, violence, zone d’ombres. Chaque mot est juste, dans ce foutu papier. Elle a raison.  Je la crois.

J’ai peur des mots qu’elles emploient, en même temps. Elles, toutes celles qui ont l’air d’être mes sœurs et pourtant j’ai rien demandé et je voudrais que mon histoire soit extraordinaire et pas juste banale.  Mais quand elles racontent aux journaux, je jauge chaque syllabe, je pèse chaque lettre. Est-ce qu’on est sûr de cette tournure de phrase, est-ce que l’adjectif tombe juste ? J’ai peur qu’on ne les croit pas, j’ai peur qu’on ne me voit pas, qu’on ne m’entende pas. Leurs voix sont la mienne, j’ai peur d’un seul mot : mensonge. Diffamation. Calomnies.  

            C’est tellement flou, et banal, et les traces durent tellement longtemps : je sais à quel point c’est dur à raconter. Il y a des violences qui sont indicibles, auxquelles les mots ne suffisent pas.

Les traces de ce que les hommes font aux petites filles. Leur pouvoir auto-satisfait qui les suit pendant des années. Leur emprise qui dure au-delà de toute considération rationnelle. Les mots qui résonnent en boucle, la sensation d’être possédée, qu’on nous a eue, littéralement, du verbe avoir.

Les hommes, débiles, convaincus qu’ils ont été un peu fous, avides d’éprouver tout ce qu’ils disent réprouver. Les hommes, ceux qu’on ne peut plus jamais aborder sans être piégée dans un jeu d’échec, sans une lutte pour le pouvoir. Les hommes qui ont le fin mot de l’histoire, qui mettent le point à la ligne. Les hommes dont on aura peur pour toujours, et qu’on choisira toujours biaisée, avec l’espoir qu’ils nous referont mal puisque c’est comme ça qu’on aime. J’ai appris à aimer cassée. C’est foutu.

            Son histoire avec Norman me rappelle la mienne. Sauf que moi, son courage je ne l’ai pas. Je crois que j’aimerais comprendre, et j’ai besoin qu’il m’y aide, qu’il m’explique. Je crois que je n’ai pas la force qu’on me scrute pour voir si je ne me suis pas tout bêtement fracassée sur la vie sans que ce soit la faute de personne. Je crois que j’ai besoin de lui dans ma vie, encore, parce que sinon je ne sais plus qui je suis. J’ai passé des années à parler de lui, à penser à lui, à construire mon imaginaire appuyé sur lui. Le balayer, même pour trouver la justice, est trop dur. Bref, Norman me saute à la gorge, parce qu’il me rappelle à quel point mon drame est une aspérité banale, et que moi, je me tais. Je le laisse exister à côté de moi, être un pilier de ma vie d’adulte. L’adulte que je ne suis jamais vraiment à cause de lui.

À cause de toi.

Et puis tu en parles. Et c’est là, à ce moment précis d’absurdité, que je bloque. C’est ça qui me pousse à écrire je crois. Tu dénonces. TU dénonces Norman. T’es con ou quoi ?

Est-ce que tu es sérieux, est-ce que tu n’as pas fait le lien, est-ce que ça te traverse, que l’impunité que tu dénonces est la même dont tu jouis pour la dénoncer, ta vie sociale ta carrière tout en place sans sanction, toi qui t’en tires avec de vagues excuses et une demi-discussion, est-ce que tu t’en fous est-ce que tu fais exprès est-ce que ton but c’est de faire mal de nous chier dessus de nous anéantir, qu’est-ce qu’elles en pensent les femmes de ta vie le savent-elles sont-elles victimes est-ce qu’il y en a d’autres est-ce que tu penses à moi est-ce que tu croies qu’on a quelque chose à foutre de ton féminisme à deux balles est-ce que tu te lèves le matin et t’as honte, est-ce que tous ces gens te croient, est-ce qu’ils savent, est-ce qu’ils savaient, est-ce que je te rentre dedans, est-ce que tu liras ce billet, est-ce que t’es une merde ou est-ce que t’es juste con est-ce que c’est au nom de la rédemption est-ce que tu as changé est-ce qu’avoir changé te donne le droit de parler de ça, d’accuser d’autres gens, de demander des punitions et des culpabilités dont tu n’as jamais eu à rendre compte EXPLIQUE-MOI.

Je sais pas si je te hais, je sais plus rien. J’ai l’impression de devenir folle, de me poser mille questions, est-ce que j’exagère ?

Tu es un Norman. Le mien. Je m’en fous, que tu le sois plus. Tu l’as été, pour moi, tu le restes pour toujours. Tu auras toujours été ça. Tu m’auras toujours fait du mal. Et je ne comprends pas qu’il ne t’arrive rien.

Je ne te veux pas dans mon combat quand tu dénonces Norman. Je ne te veux pas près des filles, près des enfants. Je te veux près de moi parce que mon cerveau est foutu. Ceux des autres doit rester à l’abri, et c’est pour ça que j’écris. Pour les autres. Un jour, il y aura le courage.