Par Charlotte Giorgi
Un peu après le 8 mars, je me suis rendu compte d’un truc. Un truc un peu con. Un truc un peu moche. Un truc qu’on attend des femmes même quand elles s’en sont pris plein la tronche : qu’elles soient de bonnes victimes.

Il y a quelques jours, j’ai vu passer sur les réseaux sociaux, comme beaucoup d’entre nous, le visage d’Hilona. Son histoire aurait du m’interpeller directement, me sauter au visage.
Hilona, c’est une « fille de téléréalité ».
Par un réflexe inconscient, mon cerveau a décidé de balancer l’histoire qu’elle s’apprêtait à raconter parmi les discours futiles, les faits divers de bas étage. Le mot « violence » qui était parfois associé à la vidéo que je voyais tourner sans prendre le temps de la regarder, ne m’a même pas questionnée.
Et je ne suis pas la seule, féministe, engagée, victime de violence de la part des hommes, à n’avoir pas assimilé Hilona aux autres féministes de sa génération. Ce n’est pas, ce ne sera jamais une Adèle Haenel, bien qu’elles s’inscrivent dans un même élan, dans une même colère qui s’exprime enfin.
Hilona n’avait pas la chance d’être une actrice de renom. Une journaliste. Une femme sérieuse.
Hilona faisait partie de cette catégorie de femmes que la société croit connaître avant même d’avoir essayé : idiotes, avides de pouvoir et de célébrité crasse, vulgaires. J’ajouterais même peut-être : des corps. Des femmes qui sont exposées, là, dans la petite lucarne, et qui correspondent tout à fait au schéma sexiste, en ne répondant qu’à un seul critère d’exigence de la société : le corps. La beauté « populaire », qu’on ne voit certainement pas dans les grands magazines de mode, celle qui discrédite tout le reste. Des harpies qui crient et gesticulent, mais dont la parole a peu de poids : elles ne sont pas là pour ça. Des femmes comme le patriarcat les affectionne et les fabrique. Des femmes dont, avant même qu’elles aient ouvert la bouche, on sait qu’on ne les écoutera pas.
Toute féministe que je sois, je n’échappe pas à la bête et méchante règle. La vidéo d’Hilona, exemple foudroyant d’un cas de violences conjugales, je vais mettre une semaine à la regarder, et encore, parce que je m’ennuie un peu et que je voudrais tuer le temps en me délectant d’une énième crise de couple de célébrités.
Sauf qu’il est loin de s’agir d’un crêpage de chignon. La vidéo d’Hilona est courageuse, brillante, juste. Elle s’y livre en détail, après avoir longtemps gardé le secret (alors que sa vie est scrutée quotidiennement par des milliers de personnes), sur les violences qu’elle a subies de la part de son ex-compagnon, Julien. Le schéma classique est déroulé sous nos yeux par la voix déterminée et émue de la jeune femme : violences psychiques, physiques.
Mais surtout, surtout, Hilona décrit avec une grande précision les angles morts. Les choses pas assez grandiloquentes pour une lutte de cette ampleur : les changements de comportement constants, au point de devenir folle, les proches qui n’y voient que du feu ou n’assemblent pas ensemble les moments de folie décousus, l’espoir qui rend aveugle plus encore que l’amour, la peur de le perdre, lui, celui qui agresse et menace, parce qu’il est, malgré tout, celui dont on est tombé amoureuse.
J’ai regardé l’enchaînement des vidéos. Une longue heure, allongée dans mon lit, incapable de reprendre mon souffle pendant que je subissais l’uppercut de la violence partagée, banale. J’ai reconnu beaucoup de choses dans l’histoire qui m’était racontée, et les détails m’ont sauté au visage, pour une fois qu’ils étaient dits. Pour une fois que la sincérité, courageuse et qu’on ne peut pourtant jamais exiger, déliait à voix haute les nœuds et la complexité de la violence. Sans binarité, sans schéma tout fait.
Parce que ce serait trop simple de pouvoir faire la lecture de ces affaires avec une grille méchant ou gentil dans laquelle classer les protagonistes. Ce serait trop facile, de pouvoir établir que la seule connexion entre la femme battue et l’homme violent, c’est une situation d’abus perpétuel, de Mal. Je sais bien, qu’en tant que féministes, nous pensons bien faire en répétant à l’envie que « ce n’est pas de l’amour », mais quand on ne l’a pas encore compris, quand on est amoureuse et violentée, alors vers qui se tourner si le mouvement féministe n’intègre pas cet imbroglio de sentiments qui fait la réalité de ces relations malsaines ?
Qu’une Hilona, avec cran et honnêteté raconte son cheminement ambivalent, les liens indéfectibles qui lieront toujours son histoire à celle de son agresseur, et exprime de manière concrète et implacable que « le jour où je parle c’est terminé pour toujours », c’est un témoignage ultra précieux qui nous est livré. Car oui, c’est là que se trouve tout le paradoxe de l’emprise et de la violence : on ne veut pas forcément qu’elle s’arrête. On préfère se creuser jusqu’à l’os, ronger tout ce qu’il reste, on préfère tenter, encore et encore et encore, on préfère parfois espérer jusqu’à la mort.
C’est à ce moment-là, celui où arrive la complexité des choses, qu’Hilona devient, dans la culture commune, « une mauvaise victime ». Une victime qui l’a un peu cherché, en plus d’être déjà une simple fille de téléréalité, une victime qui n’en était pas juste une mais qui s’est impliquée dans son histoire au lieu de la fuir, les bleus au visage, comme la femme battue qu’on se figure et que l’on a envie d’aider.
De la même manière, une femme qui aurait rendu des coups, une femme qui aurait cédé à l’implosion de ses nerfs en devenant irritable, dure, froide, n’est plus crédible. Elle sort du champ acceptable. Pourtant, n’importe qui peut se figurer que nos réactions à la violence ne sont pas toutes les mêmes, et qu’elles peuvent être exécrables, parce que les femmes ne sont pas juste des martyrs, mais aussi des êtres humains fonctionnels. On notera au passage que la même vague de discrédit s’est abattue sur Amber Heard, avec la poussée des nombreux masculinistes pour qui le procès qui l’opposait à Johnny Depp était une façon de contre-attaquer #MeToo cinq ans plus tard, était une occasion en or de montrer que les femmes sont des menteuses. Amber Heard n’était pas une bonne victime, et l’opinion, pourtant baignée dans le contexte post #MeToo, s’est régalée du festin atroce.
La vidéo d’Hilona est un uppercut, parce qu’elle laisse à voir tout cela, avec la transparence de tout le cheminement. Elle permet à des milliers de jeunes femmes qui ne se reconnaissent pas dans les féministes parfaites, dans les victimes impeccables, dans la beauté lisse des témoignages qu’elles ont entendus jusque-là, de réaliser, d’aider, de comprendre. Elle nous permet à tous et toutes de voir la réalité des violences en face, au-delà des fantasmes et de l’imaginaire ultra simplifié qui nous enveloppe et nous trompe.