180 jours, l’épreuve de la lucidité

Par Charlotte Heyner

Cette saison, l’équipe de rédaction de Motus s’est étoffée. Au fil des jours, nous vous proposons donc de plonger dans les réflexions de cette génération qui navigue dans un monde bouleversé, et qui a fait du questionnement son mot d’ordre. Ces chroniques sont des points de vue sur le monde, elles reflètent donc la subjectivité de leurs auteurs et autrices. Elles se veulent intimes, pour regarder les grandes questions par le petit trou de la serrure. Sans compromis, elles vous entraînent dans les pensées de la jeunesse d’aujourd’hui, celle qui repeint l’époque à son image.

Aujourd’hui, Charlotte Heyner poursuit ses explorations littéraires avec un roman lucide comme nous en avons besoin, 180 jours.

Il y a quelques mois, j’ai suivi un atelier d’écriture mené par Isabelle Sorente et je me souviens que le premier exercice m’avait prise de court : il fallait raconter la mort d’un animal. C’était la seule consigne, pour le reste, nous étions libres de choisir l’animal, le point de vue, le contexte. Lors de la lecture de nos textes, il y a eu une immense majorité de chats, une truite. J’avais choisi une abeille. Personne n’a pensé aux cochons, aux vaches, aux poules, aux animaux qui meurent tous les jours pour nourrir les humains. Pourtant, les chiffres de ces morts-là sont terrifiants.

Selon L214, en France, ce sont 23 millions de cochons qui ont été tués en 2020 et près de 3,2 millions d’animaux en moyenne —toutes espèces confondues — ont été abattus chaque jour pour l’alimentation humaine. Parce que ces chiffres sont aussi immenses, il me semble que le minimum est d’être conscient de leurs conditions de vie et de mort.

Si Isabelle Sorente nous a donné cet exercice, c’est peut-être parce qu’elle s’est penchée sur le sujet dans 180 jours.

180 jours, ça représente un peu moins de la moitié d’une année. Six mois qui séparent la naissance d’un porc et sa mort dans un abattoir, six mois de process pour aboutir au produit fini de 110 kilogrammes, six mois d’engraissement avant « l’embarquement ». C’est ainsi que Jean Legai dit l’Espagnol, propriétaire de l’élevage d’Ombres, présente le complexe au narrateur. Ce dernier, nommé Martin Enders, est un professeur de philosophie qui va enquêter en immersion dans un élevage porcin industriel pour préparer un séminaire sur l’animal.

Ce roman-là pourrait se rapprocher de l’essai dans la manière qu’il a de présenter le fonctionnement de l’abattoir, de l’insémination des truies à l’engraissement à la mort des animaux, d’un coup de MATADOR, un pistolet à tige perforante pointé juste entre les deux yeux.

Il reste un roman pourtant, et la présence permanente de ce narrateur, ses émotions, ses réactions devant ce qu’il voit ne le rend que plus captivant. C’est à travers lui qu’on pénètre dans le complexe industriel, situé à l’écart de la ville, identifiable d’abord par l’odeur douceâtre et chimique qu’il dégage ; à travers lui qu’on entend les cris des cochons qui couvrent la musique pop diffusée dans les hauts parleurs pour « améliorer la qualité de vie des employés » ; à travers lui toujours, qu’on rencontre les employés, eux qui surveillent les naissances, attribuent aux animaux des numéros, nettoient, nourrissent, et tuent.

Je n’ai pas envie d’en dire beaucoup plus sur les histoires qui s’entremêlent autour de ce lieu, de peur d’en dire trop. Sur un sujet aussi intense, on aurait pu craindre une représentation caricaturale mais l’autrice parvient à raconter avec une grande finesse à la fois les animaux et les humains, leurs souffrances et les relations qui se tissent malgré tout. Sa manière de raconter les animaux est particulièrement saisissante parce qu’en les décrivant, elle leur accorde une attention aussi minutieuse qu’aux personnages humains, racontant les regards, les expressions, au point qu’une des images qui reste à la fin du livre est sans doute les yeux soulignés de noir de la truie Marina.

Ce n’est pas une lecture facile, mais c’est assurément un roman bouleversant. Pas seulement parce que l’univers dans lequel il nous plonge est en lui-même glaçant, mais parce qu’il montre ce que cet univers fait à la fois aux animaux qui y naissent pour mourir et aux humains qui y travaillent.

Parfois je m’inquiète que la littérature soit bien vaine face au monde, qu’au fond, elle reste impuissante. Mais il faut bien lui reconnaître cette puissance : celle de nous donner à voir, même ce qu’on aurait préféré ignorer, de nous forcer à une lucidité inconfortable mais nécessaire.

« Il paraît que les gens qui se posent trop de questions sont moins heureux que les autres, a dit l’Espagnol. Et vous croyez qu’on est heureux en faisant semblant de ne pas s’en poser ? J’ai jamais dit que j’avais la recette, a soupiré Legai. »

Livre cité :

Isabelle Sorente, 180 jours, JC Lattès, 2013. [en poche dans la collection Folio, éditions Gallimard]

Sources :