Les têtes sans corps

Par Charlotte Giorgi

Pour ce billet de la semaine, j’ai envie de vous raconter comment, après des années à esquiver tout rapport avec mon corps, je me suis retrouvée à avoir de grandes réflexions sur la santé en flottant au milieu d’une piscine que j’avais passé ma vie à fuir. Tout d’un coup, j’avais un corps.

Photo de Marcus Ng sur Unsplash

Je ne comprends pas ceux qui ferment les yeux. Moi je regarde le plafond défiler, les reflets de l’eau s’y jeter par petits faisceaux scintillants. Je me fais de drôles d’observations. On regarde rarement les plafonds. Qu’est-ce qui fait qu’ils ne nous tombent pas dessus, tout d’un coup ?

Je ne comprends pas ceux qui ferment les yeux. Sauf quand ma tête rencontre allègrement les pieds du nageur de devant. Ça m’étonne : je suis plutôt pépère, en termes de rythme. Mais enfin, me voilà obligée de passer du dos crawlé à la brasse, soucieuse de voir le prochain obstacle. Dans cette position, mes oreilles sortent de l’eau, et l’espèce de flottaison de fœtus dans laquelle je rêvassais se brise sur l’atmosphère chlorée et résonnante de la piscine de Montparnasse.  Cette dualité me ravit. Enfoncer la tête dans le silence de l’eau, et la ressortir au milieu des musiques vaguement électrisantes du cours d’aquagym. Je vais à la piscine en même que les mamies, systématiquement à la même heure que leur cours d’aquagym. Je finis par en reconnaître certaines.

            Je jette un œil à la grande pendule, au milieu des bassins. Elle est désormais sur ma droite, c’est que j’ai progressé. Le bassin de l’autre côté, c’était au début. Au début, quand, je ne sais plus vraiment pourquoi je m’étais traînée jusqu’à cet endroit qui m’avait toujours paru être un petit bout d’enfer sur terre. Le corps engoncé dans un maillot trop serré après les vêtements amples de l’hiver, à slalomer, pieds nus, entre les cheveux sur le sol et les carreaux glissants pour se rendre à la douche, toujours trop froide, au milieu de tous ces corps rendus obscènes par la lumière bleuâtre.

            Je n’ai jamais été sportive. Parce que, entre autres, j’ai toujours éprouvé très violemment la norme qui régit les corps, et compris assez vite qu’on attend la même chose de corps tous différents. Je ne nie pas que nos enveloppes de peau et de muscles sont de grands têtus, et capables d’augmenter fièrement leurs aptitudes avec les bons exercices. Je ne nie pas non plus la nécessité, pour tous les corps, d’être et de demeurer en bonne santé. Mais l’état de santé n’est pas le même pour tous. Le fait que la société ne l’ait toujours pas compris m’a fait détester tout ce qui ressemblait à une activité physique pendant la majorité de ma vie. Heureusement, il me reste encore un tas d’années pour aller fendre l’eau à Montparnasse. Sans exigence aucune, avec mon corps, tel qu’il est aujourd’hui, capable de ce qu’il peut maintenant, sans jugement, sans pression. Avec un seul désir : aller bien. Aller mieux. Reconstruire mon rapport à moi-même, à ma santé.

Une psy m’avait dit un jour une phrase violente et très juste, qui résonne encore en moi des années après : « votre problème, c’est que vous n’êtes qu’une tête. Vous agissez comme si vous n’aviez pas de corps.« 

Combien d’entre nous sont des têtes sans corps ? Beaucoup, je crois, dans notre société impitoyable. Pour des tas de raisons.

Mais à la piscine aujourd’hui, il y a juste ce corps, que je réapprivoise, doucement, avec tendresse, quand il est soutenu par de l’eau tiède et désinfectée à l’outrance.

            Un rapport est sorti cette semaine. Il indique qu’un Français sur deux est en situation d’obésité ou de surpoids. Ce taux a doublé de manière très inquiétante en l’espace de 30 ans en France, plus rapidement que dans d’autres pays d’Europe.

            Mais je ne crois pas, comme le pensent encore trop d’entre nous, que les fautives soient les femmes qui promeuvent l’acceptation de soi, et dont les corps, auxquels enfin la majorité d’entre nous pouvons nous identifier, fleurissent sur les réseaux sociaux.

            C’est un état de fait : nos corps existent, au 21e siècle, avec les cellulites, les bourrelets, les imperfections en tous genres. Oui, nos corps, aujourd’hui, et j’en veux pour preuve ce rapport, sont pour la plupart en surpoids. Les femmes qui le montrent ne font pas la « promotion de l’obésité », comme on l’entend si souvent. Elles rétablissent notre perception des choses. Je n’ai jamais entendu aucune d’entre elles dire que l’obésité ne provoque pas de problèmes de santé. Jamais.

Ce qu’elles font, purement et simplement ? Dire à des milliers de femmes qu’exister est normal. Que pour être représenté·e dans l’espace médiatique, nous n’avons pas besoin d’être en pleine santé. Comment se fait-ce que nous voyions si peu de corps comme les nôtres au quotidien ? Et en quoi cet effacement est-il censé nous donner envie de soigner notre corps, notre santé, plus que nous inciter à disparaître, littéralement ?

            Nous viendrait-il à l’esprit de cacher une personne atteinte de dépression ? Un fumeur ? Une personne atteinte d’un cancer ? Non.

Mais pour le corps des femmes, encore, les exigences sont différentes. Nos corps sont soit des réceptacles à enfants, auquel cas les courbes sont acceptées, soit des porteurs de désirs. Pour nous, pas d’autres options. Encore en 2023.

            Alors oui, c’est certain, c’est plus facile de blâmer les femmes, toujours. Plutôt que de blâmer la société dans laquelle nous vivons : sédentaire jusqu’à la déraison, dont la réussite sociale dépend du temps que l’on passe plombé·es devant un ordi. À courir après le temps qui ne nous laisse pas le loisir de nous reconnecter à nos corps autrement que dans des salles de sport aseptisées dans lesquelles nous ressemblons davantage à des hamsters qu’autre chose. Le coût de la vie aussi, qui explose, la misère sociale qui nous précipite vers les repas industriels et rapides sur lesquels se gavent les entreprises. Le stress, le dévissage mental généralisé des années post-covid, guerre en Europe, crise climatique.

            La question de l’obésité et de surpoids est une question politique, une question de société liée à nos manières de vivre, d’être comprimé·es, sans arrêt, entre l’accélération des choses et l’errance sociale et politique.

            Dans cette société, le fait que j’aie, un peu par hasard, trouvé le chemin de la piscine de Montparnasse est un petit miracle d’émancipation. En aucun cas une question de développement personnel. Mais je suis la preuve qu’il est possible de retrouver ces chemins vers nos corps, vers la santé, vers le bien-être, en s’émancipant plutôt qu’en s’enchaînant aux normes inatteignables qui se targuent de reposer sur des besoins de santé publique.

            Le mien menait à la piscine, où je n’aurais jamais cru remettre les pieds un jour. Et le vôtre ?

Performer son genre

Par Enthea

Cette saison, l’équipe de rédaction de Motus s’est étoffée. Au fil des jours, nous vous proposons donc de plonger dans les réflexions de cette génération qui navigue dans un monde bouleversé, et qui a fait du questionnement son mot d’ordre. Ces chroniques sont des points de vue sur le monde, elles reflètent donc la subjectivité de leurs auteurs et autrices. Elles se veulent intimes, pour regarder les grandes questions par le petit trou de la serrure. Sans compromis, elles vous entraînent dans les pensées de la jeunesse d’aujourd’hui, celle qui repeint l’époque à son image.

Dans ce billet, Enthea vous parle de male gaze, de performance, de conformisme. Mais aussi d’apprendre à décentrer nos regards vers la liberté.

Photo par Enthea (c)

Allez viens. Aujourd’hui on se balade dans la rue. Ou bien on se pose dans un coin en soirée. Mais surtout, on observe.

Ce jeu d’acteurs, d’actrices, permanent. Une grande mascarade sociale, que nous rejouons chaque jour, où se mêle ce que l’on choisit de montrer, et ce qui nous échappe.
De ces échappés involontaires, une chose m’interpelle particulièrement : nos conditionnements. Ces conditionnements, ce sont les bases qui nous ont forgé·e·s, inconsciemment. Ils sont les fondements de notre société, qui cimentent nos interactions, qui consolident nos certitudes.

Nous sommes éduqué·e·s à voir nos pairs par un certain prisme, comme si c’était le seul regard possible. Ce prisme porte un nom : le male gaze (1). Sa traduction littérale, « regard masculin » porte à confusion, car il s’agit en réalité du regard que nous portons tous et toutes, et qui est considéré comme « neutre ». Cette façon de percevoir le monde conditionne autant les cadrages des nos films que les choix visuels des publicités, que la manière dont nous appréhendons les corps d’inconnus, d’amis, d’amours, …

Le male gaze, ce regard collectif et dominant, se caractérise par le fait de réifier (rendre objet) et sexualiser les corps, notamment les corps perçus comme féminins. C’est ainsi que l’on se retrouve avec des publicités pour des lunettes, avec en gros plan un corps de femme mince, blanche, valide, dénudée, et sans tête. Un basique, toujours efficace. Car nous approuvons inconsciemment ce regard porté, qui nous berce, nous rassure, et nous montre ce qui a valeur d’être validé ou non, depuis tout·e jeune. Et c’est là tout l’enjeu : ce qui a valeur d’être validé. Ce prisme nous éduque et nous apprend ce qui a valeur d’être validé. Nous reproduisons ces valeurs pour correspondre à ce prisme. Ce prisme qui nous éduque et nous apprend ce qui a valeur d’être val… Bref, t’as compris.C’est un cercle.

Ça serait, du fait, naïf et malheureusement faux, de penser que nos comportements, nos goûts, nos désirs, nos sexualités n’ont pas été impactés, voire carrément créés, par ce prisme. L’œil désire ce qu’il à l’habitude de voir, d’une part. Mais la valeur de la validation sociale n’y est pas pour rien non plus dans les choix que nous faisons, pour nos corps (injonction à la minceur, à l’épilation), ou envers ceux d’autrui (discriminations, rejets, adulations, etc).

Il y a quelques années, j’ai décidé d’arrêter de « performer la féminité » (2), à fond et à tout instant. Parce que bon, merci quand même, mais ça prend vachement de temps, tout ça. Et puis ça fait mal, ce type de féminité. Et faim. Et on est beaucoup moins mobiles. Et puis il faut parler moins fort. Dire des trucs moins pertinents. Payer plus cher, pour des concepts esthétiques pas très intéressants.
C’est tout nul, en fait.

Cette esquive des codes validant mon identité, m’a apporté plusieurs questionnements. Notamment sur un sujet qui a sa place autant dans ma vie privée que dans mon travail de photographe : l’érotisation des corps.
Alors, si l’on tente de sortir de tout ça : comment faire, comment se trouver, comment se présenter, comment regarder différemment ?

Lorsque l’on a plus envie de jouer la fragile dévotion, qui devons nous devenir, pour rester une femme désirable ? Quant aux représentations masculines, quid de ce désintérêt pour les marques de virilité (de type brutalité et force) qui sont les plus gros marqueurs d’érotisations des hommes ? Des marqueurs destructeurs desquels, heureusement, une bonne partie de la population cherche à se détacher. Et que fait-on de la non-représentation des personnes qui ne se reconnaissent dans aucun de ces genres ?

Comment érotiser son corps, les corps, dans la séduction au quotidien, ou dans les supports visuels que nous consommons, si l’on sort des représentations binaires et construites au travers d’un prisme que l’on trouve inintéressant, parfois violent, excluant, et dépassé ?

Chacun, chacune, trouve sa propre réponse. Mais plusieurs artistes et vidéastes se sont penché·e·s sur l’idée de proposer des contenus érotiques et pornographiques avec de nouveaux regards. (Et, au passage, travaillent dans une collaboration respectueuse avec les travailleur·euse·s du sexe). Parmi ces artistes, vous retrouverez l’inégalable Ovidie. D’abord actrice X, puis réalisatrice (toujours sur le terrain de la sexualité), elle a tourné des documentaires, films éducatifs, et récemment une série Canal+ « des gens bien ordinaires » qui intervertit les codes de genre lors du tournage d’un film porno.

Pour la curiosité de découvrir du contenu plus axé erotique/porn, vous pourrez retrouver, en vrac quelques références carrément non-exhaustives :

Le travail de la réalisatrice Erika Lust
Le site des incroyables 4chambers (3)
CrashPad (4)
Studio Heavenly spire (chez Pinklabel.tv)
Et sur une note très queer-art, l’inégalable site de Pornceptual (5)

Amusez vous bien.
Love.
Fight.


  1. Male gaze : Le male gaze a été théorisé en 1975 par Laura Mulvey, une réalisatrice britannique et militante féministe. Il désigne la manière dont le regard masculin s’approprie le corps féminin. Par extension, il devient la définition du prisme de nos regard dominants.
  2. reproduire autant que possible les injonctions correspondant au genre dit «féminin»

  3. https://afourchamberedheart.com/performers
  4. https://crashpadseries.com/queer-porn/
  5. https://pornceptual.com/category/erotic-art/