Par Charlotte Giorgi
Un billet sorti tout droit d’une poche vide dont l’inflation a eu raison, une poche de classe moyenne qui n’est pas à plaindre ni à envier, bien assise au milieu des problèmes mais en dehors des catastrophes. Comme une envie de raconter le quotidien vu de cette poche qui fait des choix qui pourtant lui coûtent cher.

« Mes problèmes n’en sont pas et mes caprices sont ceux que je peux me permettre ». C’est la phrase que j’avais trouvé il y a quelques mois pour résumer ma situation financière, celle d’une classe tarabiscotée entre le haut et le bas du panier, étouffant elle aussi à certains égards, mais pas assez pour pouvoir s’en plaindre.
Comment se plaindre, alors que chaque mois, mes parents me donnent l’argent qu’il faut pour survivre, et que je peux ainsi continuer mes études plusieurs années, ces années qui feront la différence dans les recrutements, plus tard, quand je serai face à ceux qui n’ont pas eu ma chance.
Comment se plaindre alors que j’ai une maison dans laquelle toujours me replier, me retrancher, me réfugier, si les problèmes m’assaillent.
Comment se plaindre alors que j’ai la chance qui est celle d’une famille tentaculaire, qui n’oublie jamais les anniversaires et les occasions de glisser un petit billet dans la poche arrière de mon jean.
Je le sais bien : avec mes études, l’éducation à la débrouille financière que j’ai reçue et l’environnement affectif dont je dispose, je ne connaîtrai jamais la vraie galère, celle où il est question de vie ou de mort. Alors j’ai tendance à penser qu’il serait assez malvenu de ramener ma fraise, à l’heure des queues devant les banques alimentaires, parce que pour une fois le serrage de ceinture arrive jusqu’à moi et m’éclabousse.
Mais parfois, je me dis aussi que j’ai une certaine chance, qui représente pourtant le niveau de dignité auquel n’importe quel être humain devrait accéder. Et que pour le reste, il faut se permettre d’en parler.
On dit de ceux que les jets d’eau n’atteignent pas qu’ils sont déconnectés. Racontons-leur. Laissons la trace de ce que cette époque nous impose, d’à quel point elle déçoit nos horizons, en rangeant tant de désirs au placard.
L’inflation m’empêche d’acheter bio, et pourtant, je persiste car c’est important pour moi. Là réside le fossé qui me sépare encore largement de la pauvreté : j’ai le choix de ma difficulté ou non. Je décide de me mettre dans le rouge – sans doute parce que j’ai le privilège de pouvoir rattraper ça le mois suivant ou quelque chose comme ça-. Je le décide, parce que je suis parano, et que je suis incapable de manger un fruit industriel après avoir ingurgité tout ce que j’ai ingurgité en termes de lancement d’alerte écolo. Voilà. C’est ma petite folie du mois. La santé est un luxe que je me permets. Pour le reste, les calculs sont de mise.
Ce n’est pas normal, devoir arbitrer au centime près quand on n’a pas encore trente ans, et seulement soi-même à nourrir. Mon appartement parisien fait 9 mètres carrés, précisément parce qu’il est parisien et que rien n’interdit aux propriétaires de commencer les enchères dans une bulle spéculative hallucinante. Il pleut à l’intérieur et je me sens vulnérable, à la merci d’un propriétaire, pas méchant mais définitivement loin des considérations qui se posent à moi quand l’eau de la pluie goutte sur mon oreiller. J’ai le luxe de pouvoir payer un verre à mes amies, puis de m’en mordre les doigts. Je voudrais ne plus dépendre de mes parents, tout en sachant pertinemment que je ne suis pas capable de prendre le relai. J’ai 23 ans et un master dans une prestigieuse université, mais je n’échappe pas aux lois du marché. Cela ne veut pas dire que j’ose demander à ma mère qu’elle m’aide à payer les quatre-vingts euros de ma séance chez la dermato (j’ai une allergie au soleil) ou les soixante-dix euros de ma séance de psy (j’ai une allergie aux hommes). Je ne vais pas au cinéma : je peux donc choisir entre me racheter des chaussures fonctionnelles ou un bon livre, ce qui n’est déjà pas mal. Si on devait résumer mes choix quotidiens, ce sont ceux-là. Des arbitrages absurdes, des économies ridicules et des dépenses un peu aléatoires. Je suis une enfant de la classe moyenne, je ne peux pas vraiment me permettre de me permettre. Et en même temps, je suis au sec sur le bateau de sauvetage.
Mais le plus dur, dans tout ça, ce sont les perspectives. Celles que l’avenir rembarre déjà pour nous. Acheter un appartement, avoir des enfants. Tout ce que l’époque financière rend de plus en plus impossible pour nous, pendant qu’il s’agit d’un rien pour le peu d’autres qui s’agitent en hautes sphères. Nous sommes les enfants déclassés, ceux que l’inflation rogne et que le chômage guette. Pour ceux qui s’en sortent à peu près, l’indépendance s’obtient à coups d’habitations insalubres et d’exploitation salariale. Nous sommes ceux qui ont bien travaillé à l’école et qui constatent, dix ans plus tard, que ça ne les sauvera pas. Nous sommes ceux qui refusent les jobs bien payés au nom d’une quête de sens salutaire, et qui en payent les conséquences. Nous sommes ceux qui se le permettent, au nom d’une promesse de lendemains nouveaux. Nous espérons nous le permettre. Nous souhaitons, nous voulons nous le permettre. Ne nous faites pas regretter de choisir le cœur et de changer le monde. Ne nous traitez plus de flemmards, vous qui avez eu le vent de l’époque avec vous, avant qu’il nous souffle à contre-sens.