(enneigée, de préférence)
Par Charlotte Heyner
Un billet pour quand on a juste envie d’exil et de nature, qu’on fantasme les deux, et qu’on finit par se réfugier dans des lignes, encore.

C’est novembre et ça ne l’est déjà bientôt plus, la fin du semestre apporte son lot de deadlines qui s’accumulent, de travaux à rendre, d’oraux à préparer. Le voisin du 6e étage m’a téléphoné, il assure que les infiltrations d’eau dans son salon viennent de chez moi et veut que je remplisse un constat à l’amiable pour son assurance. J’ai encore des mails à envoyer, des réponses à écrire, que je repousse depuis des jours et le simple fait de me connecter à ma boîte mail universitaire me donne envie de fuir à toutes jambes et d’aller vivre dans une cabane au fin fond d’une forêt, toute seule, à des kilomètres de toute habitation humaine.
C’est un fantasme récurrent, cette envie de partir loin de tout, loin de la ville et des gens et des obligations, ne rien faire d’autre que de laisser le temps glisser sur moi, entourée d’arbres et de nature. Une sorte de rêve un peu fou, et — j’en ai bien conscience — absolument irréaliste, idéalisé, un rêve né après avoir découvert Into the Wild. Depuis que je l’ai étudié en cours d’anglais au lycée, dès que la moindre contrariété se fait sentir, je me dis que je voudrais aller m’enterrer au fond d’une forêt enneigée.
Into the Wild est un roman de Jon Krakauer, inspiré d’une histoire vraie, et je ne sais pas si je le recommande vraiment. Il raconte le périple d’un jeune homme états-unien qui, tout juste diplômé, décide de tout quitter. Il part du jour au lendemain et sans prévenir personne, voyage et finit par s’installer en Alaska. Je me rappelle avoir mis longtemps à finir ma lecture, à la fois ennuyée et fascinée par les paysages que j’imaginais.
Into the Wild fait écho à d’autres livres qui parlent d’errance, de grands espaces, de fuite, du refus de la société moderne. Des livres qui romantisent la nature et l’exil, peut-être trop. Je pense aussi à Dans les forêts de Sibérie de Sylvain Tesson — dont la lecture m’avait pourtant prodigieusement ennuyée : il faut dire que les journées au fin fond d’une forêt sibérienne finissent par se ressembler… Ce livre est le carnet de voyage de l’auteur, pendant les six mois qu’il passe sur les rives du lac Baikal à plus de 100km du village le plus proche.
Je m’étais ennuyée et c’est normal, je crois : le rythme est lent, contemplatif. Le but n’est pas d’écrire une intrigue palpitante et pleine de rebondissements. Je m’étais ennuyée, et pourtant je garde un bon souvenir de cette lecture. Je serais bien incapable de restituer les réflexions de l’auteur, mais je me rappelle les étendues glacées, les arbres couverts de neige et la petite cabane sur les rives du lac gelé. La lecture en deviendrait presque une forme de méditation.
Je vis à Paris depuis plusieurs années. J’ai grandi dans une ville bien plus petite, à l’orée de la campagne, mais une ville tout de même. Pour l’urbaine que je suis, que j’ai toujours été, ces lectures ont participé à mon attachement un peu naïf aux espaces naturels, aux forêts, aux montagnes, aux rivières, avant même que j’aie les connaissances en sciences du vivant, en écologie pour connaître précisément leur importance et leur valeur. Ces romans ne sont pas parfaits : ils présentent encore trop le monde comme une carte postale, un joli paysage pour les yeux humains, mais ils esquissent aussi la force de la nature dans ces espaces sauvages et la petitesse des humains en face, font percevoir la beauté du monde.
Ce fantasme de l’exil me semble aussi faire écho à une forme de déception face à une société qui ne nous convient pas. C’est celui de la fatigue de lutter pour se trouver une place, celui du vivre-ensemble inconfortable et des valeurs qui sonnent creux à nos oreilles. Partir, ce serait aussi un renoncement, déclarer la société incurable et ne rien faire pour essayer de faire bouger les lignes. Abandonner. Ce serait plus facile, sans doute, mais j’espère que ce n’est pas la seule issue. Il reste les livres pour aller quand même un peu s’enterrer au fond d’une forêt et respirer avant de replonger dans le quotidien.
J’imagine qu’au fond, tout ça fait écho à l’éternelle image de la lecture comme moyen d’échapper à sa réalité. C’est un peu cliché, un peu naïf peut-être. Cela fonctionne pour moi qui n’ai que de petites contrariétés à supporter, rien d’assez grave pour m’empêcher de me plonger dans des descriptions lentes et méditatives le temps de quelques pages.
Des vieux souvenirs de cours de français me rappellent que la littérature permet au lecteur d’échapper à l’unicité de son point de vue sur le monde, lui offre la possibilité de se glisser derrière d’autres regards que le sien pour apprendre à considérer le monde autrement et enrichir la manière dont il perçoit les choses, … Des bribes d’argumentaire de dissertation qui, au fond, permettent d’établir une évidence : la lecture permet d’aller voir comment est le monde, ailleurs.
Les deux romans évoqués :
Jon Krakauer, Into the Wild, 10/18, 2008 [trad. Christian Molinier]
Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie, Gallimard, coll. Folio, 2013