Par Charlotte Giorgi
Un billet sur l’écoute après une soirée entourée pourtant très solitaire. Et si tous nos problèmes partaient d’une société qui nous bouche les oreilles?

Je ne sais pas quel est le grand souci de notre temps. Certain·es disent que le temps, justement, est au cœur des problèmes. D’autres, qu’il s’agit du déficit chronique de sommeil dans lequel nous nous trouvons. Certain·es parlent des écrans, d’autres des injonctions. Je ne sais pas quel est le grand souci de notre temps, et s’il lui est spécifique. Tout ce que je sais, c’est qu’il doit y en avoir un. Un truc au cœur du merdier. Un truc qui fait que je me sens mal, un truc qui justifierait que je sois sempiternellement déçue, et que samedi dernier, alors que je dansais au milieu de mes ami·es, je me sois sentie atrocement seule.
Et en vérité, je bute toujours sur quelque chose. Chaque fois que j’ai coupé la parole, chaque fois qu’on m’a demandé de répéter une information mille fois transmise, chaque fois que j’ai évité un sujet par facilité, chaque fois qu’on m’a meurtrie sans rien dire, chaque fois où l’on ne s’est pas excusé·es, chaque fois où l’on a fait semblant d’en avoir quelque chose à faire, chaque fois j’ai l’impression que l’on a tourné autour d’une seule et même qualité désespérément absente : l’écoute. L’écoute qui nous manque. Cette attention véritable, que la vie rapide empêche et étouffe, et dont on normalise l’absence. L’écoute comme une véritable relation à l’autre, l’écoute comme un besoin que l’on comble et qui peut se réciproquer. La porte ouverte aux liens, et au soin. La porte ouverte aussi, au sincère désaccord, et la possibilité d’une dispute utile. Le manque de sommeil, de temps, les injonctions à être rapide et « unapologetic », les écrans,… oui, sans doute cela favorise-t-il le manque d’écoute. Du manque d’écoute naît le manque d’empathie, et c’est un drame qui se joue mille fois par jour. Mais j’ai l’impression qu’il s’agit de quelque chose de plus profond. De quelque chose qui fait qu’on ne peut pas en vouloir aux âmes pressées autour de nous, qui se frayent leur chemin dans ce monde bruyant, et nous laissent parfois sur le bord de la route, nos mots pleins la bouche, car nous sommes incapables de nous écouter. Qu’est-ce qui rend certaines voix inaudibles, certaines paroles insupportables et certaines situations muettes ?
Sans interrompre, sans anticiper, sans prendre peur, sans plaquer nos attentes, sans faire sienne la parole de l’autre, l’écoute est mille fois plus terrifiante que la parole. S’adresser à une salle remplie s’apprend, mais on sait difficilement comment prendre le chemin de l’écoute. Et pourtant, tout le monde en souffre. Une fois, dans mon cours de négociation, nous avions pour consigne en binôme d’écouter avec attention l’autre personne nous raconter une anecdote sans l’interrompre, sans ramener la conversation à nous, en nous concentrant uniquement sur la parole de notre pair. J’ai rarement vécu aussi difficilement un exercice si simple.
Alors quoi, faut-il réduire ses attentes, ses espoirs d’être entendu·e, sous prétexte qu’ils risquent d’être déçus ? Car je veux bien croire que mes attentes sont disproportionnées au regard de ce que cette société nous rend capable de produire comme espaces de discussion et de sollicitude. Mais en ce moment, je vais mal. Pour un millier de raisons (l’inflation quand j’y pense) (la fatigue émotionnelle des relations dysfonctionnelles tiens) (la solitude peut-être) (le manque d’espace sans doute) (la situation politique et les désenchantements manifestement). Bref. Je vais mal aujourd’hui, plus qu’hier. C’est passager. Je l’espère. Mais je ne trouve pas l’espace pour me défaire de ce mal-être qui colle. Je n’arrive pas à dire : « j’ai besoin de vous » assez fort pour qu’on n’annule pas des plans à la dernière minute (pas aujourd’hui, pitié), pour qu’on ne disparaisse pas sans un bruit (pas en ce moment s’il vous plaît), pour qu’on ne me charge pas d’une autre souffrance que je ne suis pas capable de recevoir (pardon), pour qu’on ne change pas de sujet rapidement (désolée). Je ne trouve pas l’espace, je n’arrive pas à le créer, et cette société est d’autant plus affreuse qu’elle ne nous laisse même pas guérir les problèmes qu’elle crée. Je dis « la société » et vous penserez que c’est bien commode, pour ce problème mal défini, de blâmer une entité si vague. Mais je crois qu’il n’y a que cette grande chose à regarder, politique et immense, parce qu’on a trop vite fait de blâmer un entourage égocentré, un·e chéri·e pas assez présent·e, et des gens qui n’écoutent rien. Or politiquement, personne n’a intérêt à ce que nous nous écoutions. Nous sommes ici pour faire. Pour laisser le temps passer sans faire de remous, sans entraver le fonctionnement huilé des choses. Ecouter, c’est laisser la place à un détour, à une émotion imprévue, à une situation sur laquelle on accepte de ne plus avoir la main. Écouter, c’est perturber les plans, et co-construire au lieu d’avancer.
En ce moment, j’ai l’impression de n’être pas « vue », mais c’est surtout que je ne parviens pas à me faire entendre. J’aimerais qu’on me dise « je te vois », parce qu’on m’écoute. Je te vois, te débattre avec quelque chose de trop écrasant, et je t’écoute en dehors des espaces où tu mentionnes cette grande chose qui te bouffe. J’en veux terriblement à ce monde de nous rendre sourds, et de faire semblant d’avoir les oreilles de plus en plus ouvertes. Je ne suis pas d’accord avec ça. Moi je trouve qu’on manque cruellement de solidarité, qu’on patauge dans des solitudes qui s’entrecroisent sans réussir à se parler, et que tout cela crée un ressentiment abominable. Nos oreilles sont politiques, et elles sont fermées.
Il nous faut créer ces espaces-là. Parce que j’en ai besoin aujourd’hui. Et parce qu’hier et demain, d’autres aussi. Portons attention à la manière dont nous écoutons les gens qui nous entourent : nous serions un peu révolutionnaires.