Par Charlotte Giorgi
Presque inespérée dans le contexte actuel et alors que 3 autres collectifs ont été dissous au même moment, la non-dissolution du mouvement écologiste des Soulèvements de la Terre apparaît comme une éclaircie au milieu d’un brouillard de pluie. Et maintenant ?

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Après de longs mois à supporter une épée de Damoclès au-dessus de la tête, le dénouement.
Nous sommes le 9 novembre 2023, et à 14h, le Conseil d’État doit rendre son verdict sur la dissolution ou non des Soulèvements de la Terre, demandée depuis mars par le ministre de l’Intérieur, et prononcée dans la chaleur étouffante de la fête de la musique, en juin dernier. Les dates sont claires dans ma tête : elles forment comme des balises dans ma vie ces derniers mois. Des repères dans le temps. Le militantisme fait ça : il ne prend pas seulement le temps, il le suspend, d’actions en actions, de victoires en pertes, d’injustices criées en dignités retrouvées. Le projet est clair, et n’a fait que se préciser depuis : nous faire peur, nous faire taire. Car l’écologie c’est bien, mais sans sa frange radicale, celle qui pourrait propager la colère comme une grande flamme. Parce qu’au fond ils le savent presque mieux que nous : la grande flamme n’a jamais été aussi légitime et nécessaire.
Partout dans la société, le raidissement. Les mots n’hésitent plus : terroristes, casseurs, violents cagoulés. Les actes les suivent : arrestations terrorisantes, gardes-à-vue interminables, interrogatoires lunaires, interdictions qui pleuvent de tous les côtés,… À l’Assemblée on verrouille la démocratie à grand coup de 49.3, dans les couloirs des ministères on parle de dissoudre pour la première fois en France un collectif écologiste qui agace par son efficacité. Les effrontés. Partout, le glissement autoritaire nous répond en écho. Un pouvoir titillé qui montre peu à peu le visage dont tant pensent qu’il n’existe pas : celui d’un rapport de force qui nous est tellement défavorable que c’en est décourageant. L’actualité terrible, elle, poursuit son cours habituel, rendue plus terrible encore par le cirque médiatique qui la précède et la suit.
Au milieu de ce monde hostile, qui milite aura pris l’habitude de regarder chaque bonne nouvelle comme un cheval de Troie, de chercher le piège dans l’inhabituel, d’observer la joie de loin, comme une facilité dans laquelle il serait un peu trop facile de glisser et d’oublier ce qu’elle cache.
J’ai pris cette habitude.
Le 9 novembre au matin, alors que l’on apprend que le Conseil d’État va rendre sa décision, je sens mon corps et mon cœur se mettre en ordre de bataille. Déjà j’anticipe le pire. J’essaye d’encaisser avant le coup, je réfléchis. Ça fuse à l’intérieur de moi : sommes-nous assez prêt·es ? Saurons-nous nous organiser dans la clandestinité forcée ? Avons-nous assez anticipé les ressources nécessaires, la stratégie à mettre en place ?
Je saute dans le RER, rejoindre les camarades en attente du couperet. En chemin, la mine défaite et grave, fatiguée de cette difficulté de plus qui s’annonce et en annonce d’autres, c’est là que je l’apprends. Dissolution il n’y aura pas. Pas aujourd’hui en tout cas.
Elle vient d’être annulée par le Conseil d’État. Du bout des lèvres, mais tout de même.
J’en suis presque choquée, sonnée. J’ai pris l’habitude du pire, des heures de mobilisations qui ne mènent à rien d’autre que ce pire, de la fatigue qui s’accumule et qui finit par se vautrer dans une rage qui n’a jamais de paix, jamais de fin. Et aujourd’hui, la bataille nous est favorable. Nos forces ont payé. Et je reste les bras ballants, ne me souvenant plus vraiment de comment on accueille les bonnes nouvelles.
C’est étrange, là, sur la place devant le Conseil d’État, le rassemblement de soutiens est minuscule. Quelques activistes et figures de mouvement, la presse en petit comité, et puis, rien. Ce n’est pas dissous, le silence retombe, retournez chez vous, retournez à vos luttes, fin de l’histoire, rien à déclarer. Les gens parlent d’autre chose et ils font bien, pour l’heure notre lutte est sauve, nous pouvons garder nos énergies pour d’autres choses. Nous réjouir.
Je ne sais plus me réjouir. Je n’arrive plus à célébrer. Quelques réflexions nourrissent et justifient mon stoïcisme : l’enfer de devoir se réjouir d’un non-recul que tout le monde célèbre comme une avancée, et de devoir taire, au nom d’une joie légitime, que la lecture du conseil d’état de la loi séparatisme pour rendre sa décision, jurisprudence scrutée et attendue, est extrêmement inquiétante. Ce qui a sauvé les Soulèvements de la Terre : nos mobilisations. Nos prises de paroles. Les centaines de recours envoyés au Conseil d’État pendant l’été. La popularité d’un mouvement qui repousse partout, et qui, décidément ne peut être dissous sans provoquer des soulèvements plus problématiques encore pour le pouvoir. Ce ne sont pas les soulèvements qui font peur, c’est leur écho.
Comme on dit souvent ces derniers jours, ils ont voulu nous enterrer sans savoir que nous étions des graines.
Ce soutien populaire qui permet à la frange radicale de tout mouvement de tenir est lui clairement une immense victoire. Une bouffée d’air bienvenue. Un souffle sur des braises ardentes. Et nous sommes là, un peu démunis, n’osant pas encore un sourire, sous la pluie et devant l’institution qui nous a accordé le sursis. Sursis avant la suite… Le pire qui nous guette, toujours… Comment m’en défaire, de cet oiseau de malheur qui vole sans cesse dans mon ciel ?
Quelques jours plus tard, une soirée militante est organisée à Paris pour célébrer. Le lieu me rappelle un café anarchiste que j’aimais fréquenter en Suède, très bas de plafond, pleins de sérigraphies, d’autocollants et d’affiches libertaires, où la politique et les idéaux suintent par tous les murs. Je reconnais des visages dans la pénombre, et l’une de mes meilleures amies m’accompagne. La musique nous gagne. Un peu d’ivresse aussi. Et pour la première fois depuis des mois, je souffle. Le bonheur, quelques instants, presque là. Le bonheur, pas seulement d’être du bon côté de l’histoire. Celui d’avoir gagné, un peu, de ce terrain qui s’effondre sans cesse sous nos pieds.
Les mobilisations fonctionnent. Elles font reconquérir des choses qu’on ne doit pas perdre. Elles font reconquérir des sourires, aussi. Parmi eux, le mien. Merci, bravo, la suite !