Par Yum
“Il faut réformer l’école”, “il faut plus d’argent dans l’école”, “il faut plus d’autorité à l’école, moins d’autorité, plus de profs, moins d’élèves…”. Mais et s’il fallait plutôt… Supprimer l’école ? Ou plutôt si, pour bien y réfléchir, il fallait s’autoriser à questionner ses raisons d’exister ? C’est ce que propose Yum dans ce billet, début d’une petite série sur l’école, écrite depuis ses murs, dans laquelle il s’interroge sur ce qui fonde sa légitimité.

À quoi ça sert, l’école ?
À bien y réfléchir, c’est une question stupide – doublement.
C’est une question stupide d’une part parce que tout le monde sait ça : l’école, ça sert à apprendre des choses et puis de toute façon tout le monde y va, il n’y a pas le choix … Stupide d’autre part parce qu’au fond, quand vous creusez, personne ne sait très bien. Avez-vous été, vous aussi, un enfant impertinent posant cette question aux adultes alentour ? Si oui, je parie qu’on vous a répliqué avec le flou de l’incertitude ou la netteté de l’arbitraire − avant de passer à autre chose pour que vous compreniez bien : quand on est un enfant poli, c’est une question qu’on ne pose pas.
Moi, on me demande souvent. Je l’ai bien cherché, en même temps : je suis prof. Mais je suis frappé de la difficulté que nous semblons avoir, adultes, à prendre la question au sérieux : à dépasser la réaction amusée ou agacée pour en faire un sujet de conversation légitime, porteur d’enjeux philosophiques et politiques. En même tempsAprès, que le “pourquoi” profond de l’école ne se pose pas dans des sphères médiatiques assujetties par l’urgence, je peux comprendre. Que les familles soient plus préoccupées par le “comment” des conditions de scolarité dans une école qu’on vide de sens et de moyens, je peux comprendre. Que les milieux militants encore se préoccupent d’abord de la catastrophe écologique ou de l’emprise croissante de l’extrême droite, je peux comprendre aussi. Mais que même mes collègues et toutes les acteur·rices de la “communauté éducative” − ce sont pour l’immense majorité des femmes − semblent éluder le sujet quand elles pourraient s’en saisir, quand elles voient bien (je doute d’être le seul !) la violence ou au moins la pesanteur extrême de ce système pour nos élèves si rarement libres de leurs mots, de leurs gestes et de leurs choix, ça me choque profondément. Est-ce que c’est un tabou ? Ou juste un impensé ?
Alors, je sais, ce n’est pas toujours de près qu’on voit le mieux, et ce système est une telle évidence quand on l’a pratiqué toute sa vie, d’un côté ou de l’autre du tableau blanc. Les poissons, par exemple, croient-ils vivre dans l’eau ? Et puis, il peut être difficile de questionner les fondements même de la carrière qu’on a choisi, du métier auquel on s’est voué. Mais quand on voit la pression, l’entassement, l’épuisement de nos élèves tous les jours dans le blanc des yeux, quand on croise les regards apeurés en distribuant les sujets… je ne vois pas comment l’on peut ne pas se dire, au moins de temps en temps, qu’il vaudrait mieux de bonnes explications.
Alors, à quoi ça sert l’école ?
La question est un peu générale. D’abord parce qu’il y a plusieurs écoles, de la primaire au lycée, ensuite parce que le profil des établissements – à cause de la ségrégation scolaire, sociale et spatiale − varie du tout au tout. Je voudrais donc vous proposer, dans deux billets à venir, quelques pistes de réflexion fondées sur mon école : celle d’où je viens, dans la banlieue lointaine, exceptionnellement mixte socialement et culturellement – et puis aux antipodes celle où je suis, aujourd’hui, par le hasard des circonstances : un « grand lycée » parisien. Ce recoin du système français où les élèves sont typiquement très favorisés, blancs et dotés d’une forte culture scolaire et légitime cultive le paradoxe. Pile, les élèves y sont disciplinés et polis, ouverts, extraordinairement curieux ; ils font confiance à leurs professeurs et les projets, voyages, sorties les plus diverses foisonnent en tous sens. Face, ils sont condamnés à un avenir exceptionnel, surchargés de devoirs et d’activités extrascolaires, parqués 35 par classe ; ils se comparent sans cesse et les troubles de la santé mentale sont omniprésents. D’où des sentiments ambivalents, lorsque l’on est un tout petit rouage de ce système-là : face de la colère et de la tristesse ; pile pourtant de la créativité, de la joie, de la fierté.
C’est depuis ces univers scolaires que tout oppose que je voudrais vous proposer dans les prochains billets de nous questionner sur les fonctions et effets de l’école, en prêtant attention aux petites influences et pas seulement aux grandes intentions. Entre cohésion, légitimation des inégalités, narratif méritocratique, domination des adultes, refuge de cercles familiaux hermétiques, rite de passage, domestication des corps et émancipation, il s’agira d’explorer modestement les paradoxes d’une institution qui me semble, depuis l’intérieur, pleine de luttes et de contradictions. Encore une fois, alors, à quoi sert l’école ? Ce n’est pas en si peu de mots que l’on esquissera des réponses. Une chose me semble certaine en revanche : le plus gros du chemin n’était pas de donner la réponse, mais de poser la question.
