Par Alyss Haller
Vraiment, encore besoin d’introduire la chronique de notre chère Alyss, Des Interstices ? Alors, en deux mots : elle parle chaque mois de tout et de rien, mais surtout de ce qu’il y a entre les deux, dans les interstices. Et croyez-le ou non, aujourd’hui elle nous invite à patauger pour la journée mondiale de l’eau.
Peut-être as-tu remarqué, le mois dernier, l’absence de ta chronique préférée sur ton web média favori (si ce n’est pas le cas, fais au moins semblant, par politesse). Peut-être t’es-tu perdu.e en conjectures plus fantaisistes les unes que les autres pour tenter d’expliquer cette triste nouvelle, que dis-je, cet irréparable préjudice (comment ça, j’en fais trop ?). Eh bien figure-toi qu’écrire sur les interstices me donne une excellente excuse : quand on cherche à rester agile, à fuir les cases et à éviter l’encroûtement, s’astreindre à produire un épisode par mois coûte que coûte, ça a quelque chose d’un peu dissonant, non ? Je revendique donc la liberté de l’irrégularité, l’authenticité qu’elle permet, le droit de ne pas écrire quand je n’ai rien d’intéressant à dire ou que ce n’est pas le bon moment.
La fluidité : c’est justement ça, dont il va être question ici, puisque c’est de l’eau que j’avais envie de vous parler. Et pour faire bonne mesure avec mon entorse au calendrier éditorial, je serai du moins raccord avec le calendrier de l’ONU (si ça, c’est pas un argument imparable…). Il se trouve en effet que le 22 mars est la journée mondiale de l’eau, et on est bien content.es que quelqu’un y ait pensé, comme pour la journée de la femme – heureusement rebaptisée journée du droit des femmes : ça change tout – la journée de la pastèque1 ou celle du naturisme (à ne pas confondre avec la journée mondiale du jardinage nu, qui tombe le premier samedi de mai : le naturisme, lui, se partage le 4 juin avec les enfants victimes innocentes de l’agression, et… les sentiers – si si)2.
Mais ne nous égarons pas.
L’eau, donc.
Personnellement, c’est l’élément que je trouve le plus fascinant. Pas seulement parce que Bachelard lui a consacré un essai3, mais surtout parce qu’elle existe sous des formes si différentes : des paillettes de givre à la vapeur, en passant par la glace, le flocon, la goutte ou l’océan, et tous les états intermédiaires entre le liquide, le solide et le gazeux. L’eau a la capacité de prendre mille visages, sans jamais perdre sa nature. Elle se fraie des chemins presque n’importe où, et bien sûr, s’infiltre aisément dans les interstices. L’eau déborde, ruisselle et irrigue, l’eau polit les rochers les plus ancrés dans leur fixité4.
Depuis mon plus jeune âge, j’ai eu la chance d’habiter à proximité de cours d’eau : canal, rivière, fleuve ; je le réalise en l’écrivant, l’eau a toujours fait partie de mon paysage. Au ruisseau asséché les trois quarts de l’année longeant le jardin de mon enfance, où je sautais à pieds joints avec mes bottes en caoutchouc dès que les fortes pluies le faisaient renaître, ont succédé la Saône, dont les bras encerclaient mon « île », comme j’aimais l’appeler, puis le Saint-Laurent qui borde Québec (et lui a donné son nom : littéralement, « là où le fleuve est le plus étroit »).
Un jour pas si lointain, tandis que je marchais au bord de l’eau, j’ai eu comme une révélation. Et c’est de ça que je voulais parler aujourd’hui. Ce jour-là, les yeux fixés sur la rivière sans vraiment y penser, j’ai tout à coup interrompu mes pas. Quelque chose clochait : il me semblait que l’eau ne coulait pas dans le sens où elle aurait dû, du nord vers le sud. Au lieu de ça, elle paraissait remonter à contre-courant. En observant plus attentivement, j’ai remarqué qu’en réalité, à l’intérieur du courant principal qui suivait bel et bien, inexorablement, la direction nord-sud, existaient ça et là plusieurs micro-courants, créés certainement par des irrégularités du terrain ou des obstacles temporaires, qui suivaient leur propre sens, leur propre rythme et leur propre mouvement, tout en faisant partie du même cours d’eau.
L’eau venait de répondre à l’un des dilemmes existentiels qui me taraudait depuis que j’avais l’âge de savoir que la kétamine n’a rien à voir avec les fleurs, ni les confitures : comment je fais, si je ne veux pas de cette vie absurde et standardisée qu’on me vend et à laquelle on me destine, mais que je ne veux pas non plus me condamner à la marginalité ? Comment rester moi-même, respecter mes besoins et mes valeurs, sans pour autant renoncer à faire partie du groupe social ?
J’avais la réponse sous les yeux depuis toujours : des micro-courants indépendants dans le courant principal (mainstream, like they say).

Épilogue
J’avais prévu d’ajouter au moins deux bons paragraphes à cet épisode. En fait, j’y réfléchis activement depuis deux jours (parce que même si je te parle comme si on était déjà le 22 mars, là tout de suite on est encore le 21, et ça fait presque une semaine que j’ai entamé la rédaction de ce texte), et j’ai bien passé trois heures entre hier et aujourd’hui, assise devant mes notes, à rédiger des bouts de phrases, les rayer, les récrire pour les effacer de nouveau. Mais rien à faire : la fatigue, le cerveau qui pédale dans la semoule en réclamant des vacances… bref, tu sais, ces moments où plus on s’acharne, moins on y arrive, et plus on s’épuise et on s’énerve en se trouvant nul·le et on réduit encore nos chances d’y arriver. Et puis, je me suis arrêtée deux secondes – comme je m’étais jadis arrêtée au bord de la rivière. Et j’ai rigolé : j’étais en train d’essayer de nager contre le courant, tout en restant dedans. Alors qu’une fois que j’ai arrêté et accepté de laisser couler, il m’a suffit de me décaler légèrement pour repérer un micro-courant – et voir que la solution se trouvait juste sous mes yeux.

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1. Le 3 août.
2. Si tu n’as rien de mieux à faire, je te suggère d’aller faire un tour sur http://journee-mondiale.com, c’est édifiant : tu y apprendras par exemple que le 2 mai 2025 sera la journée mondiale de l’asthme, mais aussi du thon ; ou encore que le 26 avril sera dédié aux chiens guides pour personnes malvoyantes et à la visibilité lesbienne (je te laisse apprécier l’à-propos).
3. L’eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière (1942).
4. Projette ici mentalement l’image de la personne de ton choix.