Par Alexandre Ruffier
Si le progrès a l’air d’aller dans un sens unique (l’avant), il y a des fois où l’on se demande quand même si notre course infernale de hamster dans sa roue n’est pas juste en train de nous épuiser les cerveaux sans nous faire avancer d’un poil. CQFD, la question du jour par exemple : l’IA, c’est de la merde ou pas finalement ?

Lorsque je n’écris pas pour Motus, je travaille comme assistant de recherche dans un laboratoire d’études cinématographiques à l’université. Un jour, lors de la pause du midi, j’apprends au détour d’une discussion entre deux collègues qu’un des professeurs du laboratoire, particulièrement impliqué dans l’implantation de l’IA dans la recherche sur le cinéma, a pour projet de monter un festival : « crée ton film en IA en 24h »…
C’en est trop pour moi et je décide de l’ouvrir. Non content de ne pas être un espace de lutte contre l’IA générative, l’Université se met à légitimer son usage dans les pratiques artistiques participant à la destruction de nos emplois et même de notre art.
Mais espèce de gros connard, l’IA c’est super cool !
Je vais mettre les pieds dans les plats, l’IA générative est la négation même de l’art. Elle n’est pas que la dernière itération du système de production capitaliste, elle en est l’aboutissement, la fin de la route. Car elle substitue à la pratique artistique la recherche obsessionnelle de la performance. Lorsque nous faisons appel à l’IA, nous cherchons avant tout à obtenir en très peu de temps, et avec très peu d’effort, un objet qui correspond à un standard qualitatif élevé. C’est bien souvent notre préoccupation numéro une, bien avant celle de toute dimension artistique. Et ne nous jetons pas la pierre, l’envie est tentante de faire une blague rapide, de gagner du temps et/ou de l’argent sur une tâche plus ou moins ingrate.
Le récent cas du compte Le_trema créateur du contenu « est-ce que les hétérosexuels vont bien ? » en est un bon exemple. Des utilisateurs d’Instagram ont révélé qu’il avait fait appel à l’IA pour créer la musique de ses capsules humoristiques. Pour se défendre il invoque son incapacité à chanter et composer, l’IA lui offrant alors la possibilité de fournir à bas coûts un générique qui fait illusion. Sans entrer dans un débat qui aurait peu de sens, à savoir « est-ce que le générique aurait été meilleur s’il l’avait réalisé lui-même ? », c’est un bon exemple pour comprendre comment l’accessibilité et l’existence même de l’IA nous affectent. Toutefois, inutile de s’en prendre personnellement et particulièrement à ce créateur, attardons-nous au contraire sur ce que sa démarche révèle pour nous tous.tes.
Tout d’abord l’IA a pour première conséquence de nous isoler en individualisant toujours plus la pratique artistique. En offrant une alternative gratuite (ou peu onéreuse) à l’embauche d’un artiste, elle pousse naturellement les petits créateur·ices sans le sou et les entreprises cherchant à couper les coûts à se tourner vers elle. La démarche artistique n’est alors plus un dialogue entre plusieurs parties (certes souvent fatigant) où le résultat sera trouvé à la rencontre de plusieurs sensibilités.
Mais en fait tu ne serais pas un peu un gros élitiste de merde ? l’IA ça démocratise l’art !
A cela on rétorque la plupart du temps que l’IA serait un outil de démocratisation. Qu’elle permettrait d’accéder à des savoirs et des techniques que nous aurions mis des années, au prix d’investissements parfois coûteux, à maîtriser. C’est faux. L’IA est une aliénation. Il y a quelques jours la chaîne YouTube « A gauche » déterra une prise de parole de Bernard Stiegler qui par un heureux hasard colle parfaitement à notre situation : « la prolétarisation c’est ceux qui perdent leur savoir, parce qu’il est extériorisé dans des machines ». En effet, lorsque nous utilisons une IA nous n’acquérons aucune compétence, autre que celle de dialoguer avec un logiciel opaque, une « boîte noire », dont nous ne comprenons pas le fonctionnement et de laquelle nous devenons dépendants.
Essayer de faire un générique (pour continuer sur le même exemple) c’est potentiellement apprendre à utiliser un micro, un logiciel d’enregistrement, le mixage, le montage sonore, la composition… C’est aussi reposer sur les autres pour apprendre, avoir des avis, progresser. C’est un processus certes plus long, plus fastidieux, plus coûteux, sans résultat assuré, mais dans lequel nous en tant qu’être humains nous apprenons, nous évoluons, nous expérimentons, bref avec lequel nous nous offrons des possibilités d’émancipation de notre quotidien par la pratique artistique.
L’IA est donc opposée à toute idée de démocratisation des techniques par son principe même : nous entrons une idée, en ressort un résultat. Et s’il est possible, on pourra me rétorquer de recommencer indéfiniment pour obtenir un résultat différent, ce processus n’est en rien comparable avec les gestes qui composent la création.
Et c’est sans compter que l’IA s’inscrit dans une idéologie qui évalue l’art à l’aune de sa réussite technique. Une belle chanson est une chanson sans fausse note. Malheureusement tout un chacun sait qu’il n’en est rien et que des œuvres « moche », à petit budget, amateur… Ont pu profondément nous toucher. C’est là l’injustice et la beauté profonde de l’art. Le nombre de personnes, le temps et l’argent investi ne sont en rien synonymes de réussite, n’en déplaise à la Silicon Valley.
Ah non, au temps pour moi ! T’es juste un vieux con réac.
Il faut avoir conscience que cette réflexion semble prendre la trajectoire réactionnaire du « c’était mieux avant ». Et c’est justement dans cet interstice de“personne n’a envie de louper un train” (lisez ou écoutez à ce propos Jeanne Guien), que la propagande pour la massification de l’usage de l’IA joue. Dans un espace où les réfractaires apparaissent comme des antimodernes qui rejettent le progrès au profit de l’archaïsme, amalgamant, comme sait si bien le faire l’idéologie libérale, progressisme social et progressisme technique, quiconque serait contre l’IA (et tout avancés technologique « révolutionnaire ») est suspect de vouloir aller contre le sens de l’histoire.
Si on prend un peu de recul par rapport à ce que l’on vit, nous voyons bien que l’IA nous est imposée, dans une propagande féroce sans aucune forme de démocratie. Des entreprises californiennes inondent le marché d’outils et modifient nos quotidiens sans que nous n’ayons mot à dire en nous sommant de nous adapter au risque d’être obsolète et de se faire remplacer. En marche forcée vers un avenir que nous ne décidons pas. Sans parler du fait que ces logiciels sont développés par des entreprises qui financent allègrement l’international fasciste camouflant leurs biais idéologiques à l’origine des logiciels que nous utilisons. Car il est important de se rappeler qu’aucune technologie n’est neutre. On se rappellera notamment du scandale du logiciel intégré à la plateforme Zoom incapable de reconnaitre les corps noirs.
Et à ce propos il faut bien qu’on se rende compte que l’IA se fait la plus forte sur les réseaux-sociaux. On le sait mais le questionne peu : sur les réseaux sociaux, les contenus sont évalué et mis de l’avant selon un indicateur d’agitation (vu, like, commentaires, partages). Plus un contenu génère d’agitations, plus il sera mis en avant par la plateforme et plus un compte génère de contenu qui génère de l’agitation plus il sera à son tour mis de l’avant. On se retrouve donc avec un outil qui permet de répondre à des besoins créés artificiellement par des plateformes qui vont mettre artificiellement de l’avant des produits créant à leur tour artificiellement le besoin d’en créer plus.
Enfin il s’arrête
Je reviens à mes moutons. L’IA est l’aboutissement du capitalisme en s’inscrivant dans une continuité totale des besoins que ce dernier crée en y répondant de façon tautologique. Et il ne faut pas croire que c’est inoffensif. Au-delà des considérations éthiques, écologiques, et coloniales lorsque nous utilisons un outil nous sommes transformés par celui-ci.
Combien d’entre nous après avoir testé chat GPT pour rigoler, ou pour voir s’il peut rédiger ce courriel ou cette lettre de motivation, voit maintenant une lumière s’allumer dans le fond de leur crâne dès qu’une tâche peu engageante pourrait être faite par l’IA. Nos corps et nos esprits s’adaptent à notre environnement et dans un contexte où les cadences augmentent, où nous sommes de plus en plus mis en concurrence les uns avec les autres, l’IA est un piège camouflé en salut. Nous devons résister tous collectivement à son utilisation sous peine de perdre une guerre avant même de savoir que celle-ci à commencer.
