Les araignées de la salle de bain

Petite chronique des choses qu’on oublie d’aimer

Par Jessica

Bizarre comme on habite le monde en oubliant de le regarder. Ce fait-là est peut-être un lieu commun, mais quand Jessica s’assoie sur les toilettes et se perd dans la contemplation de trois petites araignées, ça revient en tête, quand même. Ôde à toutes ces choses qu’on ne voit plus, tombées dans l’oubli et qui, pourtant, soutiennent cette société et le peu de bienveillance qu’il nous reste.

Mercredi, 9h02

Je suis dans ma salle de bain, je fais mon habituel pipi du matin, un sentiment de lassitude et de tristesse qui me colle aux baskets. Aujourd’hui, je déprime. Il y a des jours comme ça, quand le soleil n’est pas là, où la vie paraît plus fade. Si vous vous demandez ce que je fous encore chez moi à 9h un mercredi, sachez que je ne travaille pas, du moins, en tant que salariée. Comme le travail associatif ni le travail domestique ne comptent comme un vrai travail – bah oui, c’est pas en prenant soin de soi et des autres qu’on va produire de la valeur pour la société – je dis que je ne travaille pas. Ce jour-là donc, je déprime. Un micmac de sentiments de non-accomplissement, d’ennui, de remise en question et de SPM (syndrome pré-menstruel) qui arrive. La totale. C’est donc en urinant que j’aperçois au plafond ces trois petites araignées. Il y en a une grosse, une moyenne et une petite. Une famille je me dis – on notera qu’à cet instant, ma conception de la famille est bien traditionnelle.

Bref, je me demande depuis combien de temps elles sont là ces araignées. Est-ce que ça se compte en jours ? En semaines ? En mois ? Et là, ça me frappe. Je ne fais plus attention. Je ne prends plus le temps, ce temps qui est si précieux, pour remarquer ce qui m’entoure. Quelles autres choses je ne vois plus ? 

Je pense à ma meilleure pote, qui me partage des réels Instagram plus surprenants les uns que les autres pour me témoigner son amour. À ma mère qui m’envoie des récompenses sur Duolingo depuis que je l’ai obligée à télécharger l’application pour qu’elle apprenne l’anglais – je supporte désormais ses “hello how are you” dans un accent bien frenchie à chacun de nos appels. 

Puis forcément, je réfléchis à toutes ces micro-actions qui passent inaperçues, comptent pour du beurre, alors même qu’elles ont du sens pour nos quotidiens.

Les professionnel·les de la petite enfance qui appellent papa au lieu de maman pour équilibrer la charge mentale du foyer.

À ce professionnel du médical qui prend le temps de m’écouter, de m’examiner, de m’orienter, de me soigner, quand on se sait que le système de soins aujourd’hui est extrêmement maltraitant. 

Ce couple homosexuel qui s’embrasse en public dans un contexte de violences homophobes et de montée du fascisme. 

Ces femmes qui refusent de s’épiler, démonstration politique du féminisme – qui ne devrait pas l’être – malgré les injonctions sociales et les regards déplacés.

Les Espagnol·es qui, lors du black out, sont sortis faire la fête comme si de rien n’était, car après tout, la vie continue. 

Ces gestes, ces attentions sont politiques. Il faut une sacrée force pour rester doux·ce dans ce monde de brutes, pour continuer à faire attention quand tout nous pousse à s’en foutre. Oui, ces micros actions ne font pas avancer le combat politique. Elles ne renversent pas des gouvernements, elles ne remplissent pas les rues, elles ne font pas les gros titres. Mais elles sont les racines invisibles d’une lutte plus intime. Celle qui nous garde debout. Ce sont ces actions qui nous donnent la force d’y retourner, malgré l’épuisement, malgré les désillusions, parce qu’ils prouvent que d’autres mondes sont possibles, dans les interstices.

Alors je laisse vivre les araignées de la salle de bain pendant que je fais pipi, parce qu’elles ne font de mal à personne et qu’elles me rappellent, chaque matin, que le monde tient debout grâce à des fils qu’on ne voit pas. 

Merci à toi, lecteurice qu’on ne connaît pas, pour ta présence, pour ton soutien. Motus part bientôt en vacances – en vrai on continue de bosser pour se retrouver le 10 septembre… 👀 – pour revenir à soi. Pour ma part, j’en profite pour respirer, pour cultiver mon bien-être malgré les temps troubles et continuer de partager mon militantisme avec amour. ✌🏻