Par Charlotte Heyner et Soldat Petit Pois
Pour notre podcast Oïkos, Charlotte Giorgi a interviewé Damiens Nicolas pour une conversation profonde sur l’écologie quand on la décentre du référentiel « colonial ». Malheureusement, le son de l’épisode a un peu souffert. Comme c’est une discussion importante et passionnante, on a choisi de vous en résumer la première partie dans un article écrit. Attention cependant, cette synthèse n’est pas exhaustive. On vous encourage à aller braver le mauvais son et écouter le podcast pour avoir l’intégralité de la discussion. Merci à Charlotte Heyner de la rédac’ pour sa transcription fidèle.
Damiens Nicolas se présente comme un étudiant-activiste de la justice environnementale. Il est l’un des membres fondateurs de l’Observatoire Terre-Monde. À 24 ans, il a grandi en Guadeloupe puis a fait des études de philosophie et de science politique à Paris et se spécialise aujourd’hui sur les questions de coopération internationale en matière d’environnement.
C’est quoi l’écologie pour toi ? – parcours et déclic
Si le fait d’avoir grandi en Guadeloupe l’avait déjà sensibilisé à l’écologie, c’est alors qu’il fait ses études à Paris que Damiens la conceptualise pleinement comme une question politique. 2017 a été, à plusieurs titres, l’année du déclic : d’abord, parce que cette année-là, la Guadeloupe et les Caraïbes sont frappées par deux ouragans majeurs qui ont été très destructeurs. Damiens souligne combien, au-delà des catastrophes en elles-mêmes, c’est la gestion de celles-ci qui se révèle particulièrement traumatisante. Il réalise alors combien les questions autour de la vulnérabilité aux risques climatiques (particulièrement aigus dans les territoires insulaires) et de la gestion de ces risques sont politiques.
La même année, en métropole, on organise des marches du climat dans lesquelles il ne peut pas s’empêcher de percevoir un décalage : les personnes les plus exposées aux risques climatiques ne sont que peu représentées dans les cortèges et les discussions. Les questions restent très théoriques, tandis que lui a déjà vécu la réalité de ces risques.
“Quand je suis arrivé à Paris, la jeunesse qui parlait d’éco-anxiété, de justice climatique… il y avait quelque chose d’assez théorique, qu’elle ne vivait pas encore. […] Je sentais que j’avais déjà vécu quelque chose et qu’il n’y avait pas de discours en matière de justice climatique, d’écologie qui était proposé pour les territoires aux Antilles.”
C’est aussi à cette période que s’organisent différentes actions autour de la judiciarisation de l’affaire du chlordécone, scandale sanitaire qui a eu une grande visibilité et un fort impact pour conscientiser les territoires ultramarins sur les questions environnementales et les différentes approches de lutte possibles, notamment juridique.
En 2019, alors qu’il est étudiant en philosophie, il voit paraître le livre de Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale et c’est un déclic. Avec l’association des étudiants d’Outre-mer à la Sorbonne (Sorb’Outremer), il réalise qu’il faut travailler cette question de l’écologie, car les territoires ultramarins ne sont pas suffisamment pris en compte lorsqu’on parle d’écologie en France, alors même que ce sont des régions qui ont une histoire de violence environnementale très ancienne tout comme une biodiversité très riche. En effet, selon l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature), 80% de la biodiversité française se trouve dans les Outre-mer, notamment en Amazonie, dans les mangroves ou encore dans les lagons polynésiens.
“C’était un rapport très instrumental à la chose de l’écologie en Outre-mer, sachant que souvent les populations des Outre-mer sont exclues quand on parle d’écologie, dans le sens où on va leur dire : vous, vous ne vous en préoccupez pas, c’est pas un sujet qui vous intéresse, c’est pas votre domaine. Pourtant, on observe des pratiques : moi, j’ai vu ma grand-mère avoir des pratiques, des gestes écologistes.”
C’est dans la lignée de cette volonté de travailler l’écologie depuis les Outre-mer, en sortant de cette approche instrumentale, que Damiens participe avec Malcom Ferdinand à la constitution de l’Observatoire Terre-Monde. Mais avant de revenir sur l’Observatoire, Damiens fait le point sur les mots qu’on utilise pour parler de l’Outre-mer.
DROM, COM… qu’est-ce qu’on appelle l’Outre-mer ?
L’Outre-mer, c’est d’abord un terme qui renvoie directement à l’histoire coloniale de ces territoires : il servait à désigner les conquêtes et possessions situées au-delà de l’océan, au-delà des côtes françaises européennes. Aujourd’hui, il existe plusieurs statuts d’Outre-mer qui correspondent à la manière dont ces territoires ont été intégrés à l’ensemble national français au moment des décolonisations. On distingue ainsi les départements et régions d’Outre-mer (DROM, dont font partie les Antilles, la Guyane, La Réunion) et les collectivités d’Outre-mer (COM, comme par exemple la Nouvelle-Calédonie, St Pierre-et-Miquelon, la Polynésie…), auxquels il faudrait ajouter les Terres australes et antarctiques françaises, territoire sui generis, non-habité mais très important pour l’observation scientifique.
Comprendre le millefeuille administratif des Outre-mer, c’est étudier « comment le colonialisme a cherché à structurer les indépendances, à répondre aux attentes de la décolonisation » souligne Damiens. L’ONU distingue trois voies possibles de décolonisation : l’indépendance complète, l’association avec l’ancien pays colonisateur ou l’intégration à celui-ci.
En ce qui concerne la France, lorsque les anciennes colonies ont été assimilées juridiquement à l’ensemble du territoire national républicain (par la loi de 1946), ils le sont sous différentes modalités. Les DROM suivent un principe d’assimilation et vont être complètement intégrés à l’ensemble national, sous le même régime administratif que les départements de la métropole tandis que les COM vont garder des spécificités plus importantes, avec par exemple des institutions propres comme des Sénat particuliers.
On a donc deux trajectoires principales : l’assimilation administrative pour les DROM et la spécialisation législative du côté des COM. En corollaire, les DROM sont pleinement intégrés à l’Union Européenne tandis que les COM ont un statut spécifique de « pays et territoires d’Outre-mer européens ».
Damiens a aussi souligné combien les mots employés pour parler des Outre-mer sont significatifs à travers l’exemple du terme « population ».
“Avant la réforme constitutionnelle de 2005, on parlait de « peuples d’Outre-mer» et après 2005 on est passé à « populations ». C’est pas sans arrière-pensée : il y a quand même cette idée que, auparavant, notamment sous Mitterrand, il y avait l’idée que ces Outre-mer-là allaient vers une trajectoire de décolonisation que la France accompagnait, […] dans le sens d’une indépendance, dont la Nouvelle Calédonie. Ça a été le cas notamment des accords de Nouméa. […] Ça pose la question de : est-ce que l’assimilation est une véritable décolonisation ? On voit le manquement de la République à pouvoir assurer certains droits sociaux, économiques, l’égalité sur plein d’aspects.
Le simple fait de parler de “population” plutôt que “peuples” c’est très critique. Par “population” on mélange tout, tandis que quand on dit le peuple martiniquais, le peuple kanak, le peuple guyanais,… indirectement on voit l’idée que la France est un territoire plurinational, que la France comporte peut-être une seule nation mais plusieurs peuples. Et ça c’est très politique parce que ça questionne l’unité et l’indivisibilité de la république.”
L’Observatoire Terre-Monde, centre d’étude des écologies politiques des « Outre-mer » et de leur proche région
Alors qu’il travaille sur une série d’articles avec l’association des étudiants d’Outre-mer de la Sorbonne, Damiens rencontre Malcom Ferdinand. Ce dernier cherche alors à constituer un réseau de chercheurs et d’activistes pour travailler la question de l’écologie dans les Outre-mer, depuis les Outre-mer : c’est ainsi que va naître l’Observatoire Terre-Monde, constitué à l’été 2020, avec la volonté de « mettre en lumière la diversité des enjeux d’écologie inhérents aux territoires d’Outre-mer et de repenser collectivement nos manières d’habiter la terre et de vivre ensemble. »
“Pourquoi un observatoire ? Parce qu’il y avait des chercheurs mais qu’on ne voulait pas avoir une approche de recherche de type laboratoire. On voulait avoir une approche à la fois décentrée et de ce qu’on appelle « recherche-action ». C’est la recherche qui se fait en interaction avec les acteurs concernés par ces domaines d’études, c’est-à-dire que les résultats de recherche reviennent aux personnes qui sont elles-mêmes l’objet de cette recherche et qu’on n’est pas objet de cette recherche mais sujets, acteurs aussi, ensemble.”
L’OTM a vocation à constituer un lieu d’étude, d’action, de diffusion de recherche et de connaissance autour des enjeux écologiques propres aux Outre-mer et à leur proche région. Concrètement, il s’organise autour de cinq pôles : un pôle Recherche, un pôle Documentation (pour centraliser les recherches et faire en sorte qu’elles restent sur ces territoires, le centre d’archives des Outre-mer étant situé à Aix-en-Provence), un pôle Veille (veille d’actualités et veille scientifique), un pôle Éducation/Sensibilisation, et un pôle Plaidoyer (qui s’occupe des questions juridiques, mais aussi parfois d’écrire des tribunes, par exemple sur la question de l’eau à Mayotte, ou, plus récemment, sur le cyclone Chido).
Damiens détaille le nom de l’organisation : Observatoire Terre-Monde (centre d’études des écologies politiques des « Outre-mer » et de leur proche région). Le pluriel d’écologies politiques est important : il réunit les différentes approches représentées, aussi bien côté sciences naturelles que sciences sociales pour penser l’environnement. La notion de « proche région » aussi, car il ne faut pas imaginer les territoires ultramarins comme des territoires isolés, figés dans l’espace. Ils s’inscrivent dans des contextes régionaux riches et significatifs. La Guyane, par exemple, est environnée par le Surinam, le Brésil, l’Amazonie.
Quant au nom Terre-Monde, il s’agit d’une référence à la pensée du Tout-Monde chez Edouard Glissant, écrivain, poète et philosophe martiniquais majeur. Pour Glissant, cela renvoie au concept de créolisation et à ces territoires qui se sont mondialisés à travers la violence. Ce sont ces peuples qui se sont rencontrés et mélangés via des rapports violents, la traite négrière, l’esclavage et les génocides, l’arrivée de travailleurs forcés, mais aussi la manière dont aujourd’hui, ils revendiquent une identité spécifique. C’est la pensée politique de comment on fait peuple, avec l’idée que quand des peuples se rencontrent dans un contexte spécifique, ils vont créer quelque chose qui n’existait pas auparavant et qui n’est pas prédictible.
“Cette obsession qu’on a souvent sur l’origine des peuples… souvent on se dit que pour survivre, pour décoloniser son territoire il faut revenir à l’origine. Pour Glissant, l’origine a un poids mais le plus important c’est comment on se concentre sur le destin, comment on avance de manière commune, comment on pare le trauma initial de l’esclavage, de la colonisation, comment on décentre ça pour ensuite arriver à un destin commun […], à un peuple qui arrive à se réunir par-delà de ces traumas.”
“La créolisation c’est comment 1+1 vont donner 3, pas 2.”
Colonisation, créolisation, identité… quel lien avec l’écologie ?
Pour les Outre-mer, les rapports de domination de la nature qui sont encore très présents aujourd’hui datent de la colonisation. La créolisation renvoie à cette rencontre violente qu’a été la colonisation, rencontre entre des peuples mais aussi rencontre entre des manières de se rapporter au vivant. C’est notamment la colonisation qui va diffuser le concept de propriété de la terre, ou encore la hiérarchisation des espèces en fonction de leur degré de rentabilité pour maximiser la productivité.
La notion que l’humain, la civilisation se définissent par opposition à la nature va s’imposer. Plus un peuple est proche de la nature, plus il va être considéré comme sauvage. À l’inverse, plus on va s’éloigner de la nature, par la médiation de techniques, plus on va s’approcher de la culture, de la civilisation, de l’humanité : une philosophie que les Lumières vont revendiquer et diffuser. Le vivant est considéré de manière mécaniste : les sciences naturelles l’étudient froidement pour en comprendre les lois, afin que l’esprit humain puisse le dominer.
C’est cette conception de la nature qui fonde le rapport extractiviste qu’on connaît aujourd’hui, notamment dans les Outre-mer. Le niveau d’industrialisation actuel, le niveau de vie que nous avons, renvoient à ce rapport extractif qui crée des échanges socio-économiques et environnementaux inégaux au niveau mondial :
“Le niveau d’industrialisation qu’on a aujourd’hui est l’équivalent du niveau d’extraction que les métropoles ont vis-à-vis des colonies.”
“Le fait qu’on ait cet appel via zoom, pour ça, il faut avoir de l’énergie, les hydrocarbures nécessaires, et en fait, derrière ça il y a de l’extraction qui se fait vis-à-vis de certains écosystèmes, et pas n’importe quels écosystèmes, pas n’importe quelles terres, pas n’importe quels peuples.”
Damiens explique que ces peuples, confrontés à la mise en place de méga projets extractivistes, voient leur mode de vie bouleversé par le changement de leur espace, ce qui crée un fort déséquilibre dans les communautés.
“On crée un manque parce que comme ils ne peuvent plus reproduire leur mode de vie, ils sont obligés de se rapporter à ce nouveau mode économique. Par exemple, ils vont devenir des travailleurs sous-payés dans les mines, ça va exposer les femmes et les enfants à des violences, parce que ça crée au sein des tissus communautaires des violences, des frustrations, ça renforce des mécanismes de violence.”
La notion de créolisation permet aussi de comprendre que la constitution d’une identité spécifique passe aussi par la manière de se rapporter à la terre, au vivant qui nous environne. L’anthropologue Arturo Escobar note bien que, lorsqu’il identifie des communautés locales, celles-ci se rapportent toujours à leur espace, à leur rapport au vivant. On ne lutte pas uniquement pour ses droits sociaux et politiques mais plus largement pour le droit d’habiter sur une terre, dans de bonnes conditions de vie, et pour que les générations futures mais aussi les autres espèces puissent aussi y vivre.
Toutes les informations et références de cet article sont tirées des explications de Damiens Nicolas, dans “L’écologie “outre-mer” : remettre en question l’écologie métropolitaine, avec Damiens Nicolas de l’Observatoire Terre-Monde”, Oïkos, saison 5 épisode 14, 20 janvier 2025.
Références abordées par Damiens:
Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, Mille Plateaux, Editions de Minuit, 1980
Escobar, Arturo, Designs for the Pluriverse: Radical Interdependence, Autonomy, and the Making of Worlds, Duke University Press, 2018 [Autonomía y diseño: la realización de lo comunal, Tinta Limón Ediciones, Buenos Aires, 2016]
Ferdinand, Malcom, Une écologie décoloniale – Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Seuil, 2019
Glissant, Édouard, Traité du Tout-Monde, Gallimard, 1997
Glissant, Édouard, Poétique de la relation, Gallimard, 1990