Une année sur un média minus avec un ego énorme.
Par Charlotte Giorgi
“Ça y est. J’ai déménagé.
Je ne vous écris plus depuis mes mythiques 9m2 de meuf instable.
(Nota bene : je suis toujours une meuf instable, mais j’exerce désormais dans autre chose qu’un placard)
Me voilà de retour extramuros. Pas très loin, juste au bord du périph’. Mais en banlieue quand même.
Celle que je fuyais.
Il faut croire que la pollution me va mieux. Que je me fonds mieux dans son décor, gris, en chantier, où quelques herbes s’évertuent à pousser au milieu du béton. Où la vie est ratatinée par les voitures et les éléments. Mais mon appartement a plus que doublé de taille. En banlieue, aussi bien ici que là où j’ai grandi, je fais l’expérience de ce que veut dire vivre une vie à peu près normale. Et depuis, un mot me trotte dans la tête pour qualifier tout ça : me déplier. Pour moi donc, la liberté, la joie, la vie, se construit ici. Dans ces lieux qu’on est censés fuir pour travailler, monter, avancer vers le centre. Et de penser ça, m’a rappelé mes profs du lycée : « pour trouver une problématique intéressante pour vos dissertations, cherchez un paradoxe. » Se déplier est un des plus gros paradoxes que permet notre époque faites de petits tiroirs où se ranger, qui donnent d’autant plus l’envie de vivre un peu de ce désordre, de ces tâtonnements, et de ces chaos de liberté des temps où il faut se réinventer.”
J’aime l’écologie et les chemins bétonnés. Les livres de bell hooks et les hommes un peu macho sur les bords. Je raffole de conversations mesquines avec de bonnes personnes, d’humour noir et de sarcasmes légers, de jolies voix truffées d’insultes et d’énormités dites doucement, de rires gras et d’engueulades où l’on pleure quand on voudrait crier. Les endroits qui me plaisent, même si ça ne plaisait pas forcément en y grandissant, ce sont les endroits où l’on ne lisse pas, où l’on ne conforme pas, où l’on ne s’excuse pas d’être plusieurs choses à la fois. Je viens des endroits où la liberté prend forme humaine et où l’on me rirait peut-être au nez d’écrire ça. Je viens des paradoxes, et je compte y rester, malgré toute la force que notre société met à les combattre.
“J’viens de là où ça sent la pisse, même si c’est repeint” rappe SCH.
En septembre dernier, j’ouvrais cette 5e saison sur le média avec cet édito. Essorée par l’année qui vient de s’écouler (sur moi, j’ai l’impression – genre comme un gros seau d’eau glacée qu’on m’aurait retourné dessus), je le trouve sacrément bien écrit. On voit que j’avais les yeux en face des trous. Peut-être plus que maintenant. À tort ou à raison. Être à côté de la plaque, ça a parfois du bon pour embrasser ses paradoxes.
Quelques mois plus tard, j’ai retrouvé ma relation toxique et cabossée qui n’en finit pas de ne pas commencer, fait un tour aux urgences psy pour constater que ce n’est pas moi la malade mais la SocIeTeR et perdu mon grand-père sur de la musique classique toute douce dont le mot “deuil” n’arrive pas à absorber l’absurdité.
Quelques mois plus tard, beaucoup de choses ont changé dans ma tête, et dehors le même paysage : Israël qui joue à “c’est celui qui le dit qui y est” pendant que tout meurt sous ses bombes ; des demi-tours prévisibles mais tout aussi lamentables de nos pouvoirs publics sur à peu près tout ce qui concerne le social et l’écologie (A69, taxe Zucman, loi Duplomb,…) ; la presse indé qui galère. Pour les paradoxes on repassera. Bon, on notera quand même un nouveau pape pas facho, l’émergence d’une Theodora superstar plus subversive que l’ensemble des politiciens de gauche, et la résilience de l’équipe de ce petit média alors que la préparation des dossiers de subventions et la refonte de ce site internet nous aura aspiré une bonne partie de nos âmes.
Cette saison 5 nous a donné du fil à retordre, et de plus en plus il faut s’armer d’imagination et de folie pour trouver des paradoxes intéressants dans la logique implacable et déprimante du monde. Cette année m’a semblé lisse, conforme aux pires attentes et léthargies, et pour beaucoup, elle aura été l’occasion de s’engoncer dans des postures morales inefficaces, signe d’impuissance politique, de fatigue militante ou – plus souvent, si on est honnête, de lâcheté. Je m’accroche pourtant toujours à cette idée qu’il faut persévérer à chercher l’endroit de frottement dans tout ce que l’on vit, et lui faire cracher ce qu’il a à poser comme questions utiles. Je suis en train de lire à ce sujet le dernier livre de Claire Touzard, Folie et Résistance et il fait écho à mon propre diagnostic de bipolarité, qui vient de me tomber sur le nez comme une évidence. Plus qu’une collection d’étiquettes, il me semble assez logique que les hérétiques de notre temps se retrouvent sous les loupes de la psychiatrie. Ce que Claire Touzard propose en revanche, c’est d’utiliser ces labels agaçants comme autre chose qu’une pathologie. Comme une force subversive. Comme une résistance intrinsèque, qui se travaille pour ne pas la laisser nous ramollir et nous rendre malades, mais au contraire nous redonner la vitalité que l’époque est en train de nous arracher.
Un enseignement majeur de cette année : le réel est complexe, toujours subjectif, et souvent inextricable pour les gens qui portent un poil de profondeur politique en eux. Un autre : ce n’est pas parce que les faits sont graves qu’ils sortent de l’ordinaire. Ça n’est pas parce qu’on s’empresse de choisir son camp et ses mots magiques qu’on réfléchit. On utilise le mot “conflictualité” à toutes les sauces, et on se vautre dans la binarité dès qu’on sent les questions inconfortables arriver. Le champ politique n’a pas besoin de notre embarras dégoulinant de bonnes pensées. Il a besoin qu’on tangue, qu’on creuse, qu’on le nourrisse. Et si ces réflexions manquent de concret, c’est aussi parce que l’année en a manqué.
Pour avancer, il va donc falloir laisser derrière nous toute une tripotée d’abrutis qui jouent aux profs et ne vivent rien. Par exemple, ceux qui pensent que tout est simple. Ceux qui prétendent être très au clair sur des questions qui se répètent en partie parce que ces gens-là font semblant qu’elles sont limpides. Nier la complexité d’un monde violent autant que prévisible c’est aussi en être profondément et bêtement complices. Cela dit, l’époque a aussi fait tomber les masques, et on ne va pas se mentir, certaines choses sont limpides : le soutien à un génocide ou les 40° qu’on subit pendant que Jeff Bezos invite ses amis en jet pour le marier en grande pompe à Venise. Paradoxes, encore. Il faut savoir naviguer entre les choses simples qu’on complique et les imbroglio qu’on voudrait lire sans profondeur.
Depuis que j’écris sur Internet et ce média que j’aime tant, je connais bien ces endroits border, où tu flirtes avec le danger d’une pensée libre et qui gratte, et le plaisir autant que l’inconfort de rencontrer tes propres contradictions. Je connais ces moments où te sentant couler, tu découvres de nouvelles portes par lesquelles laisser la vie s’engouffrer. Je connais ces conflits, ces ruptures, ces douleurs autant que ces euphories qui élargissent le monde et lui donnent le reflet de plusieurs vérités qui cohabitent. Prétendre porter une parole politique, c’est aussi s’abandonner au contradictoire, tenir grandes ouvertes les portes qui font des courants d’air désagréables, être complet et entier, et surtout assez solide pour gratter derrière la saleté de l’ordinaire. Il faut mettre les mains dans le camboui plus que des mots dans un confessionnal, voilà ce que je retiens de cette année militante à couvrir une actualité qui se délabre autant que le monde.
Et puis, si je dois me confesser de manière absolue (et vous refiler la patate chaude), j’avoue que je prends une certaine jouissance à ne prêter allégeance à rien ici ; ni au bien ni au mal, à aucune victime ni aucun bourreau, ni à la morale ni même à ma propre vision des choses.
Mais je prends aussi mon pied paradoxal dans la loyauté aux miens, à ceux qui me ressemblent, ceux qui marchent sur le fil et dont les gros rires d’équilibristes font trembler de peur tous les bien-pensants.
Je crois qu’un jour on se rendra compte que tout ça peut cohabiter, et que même, ça doit. Il suffit de penser.
Je me suis demandé pendant longtemps ce qui faisait que je me retrouvais toujours à compagnonner dans les zones d’ombres, avec les tordus. Tous mes plus chers traînent trente casseroles à leurs jolies fesses, et j’ai pris plaisir à décortiquer ces frontières difficiles entre l’acceptable et l’inacceptable, mais aussi entre la folie et le réel dans des textes et des podcasts. Je ne me suis pas épargnée, j’ai tout raconté, des manigances du contrôle aux sincérités des explosions. De l’intimité de ma chambre aux marches vers Gaza.
Je me suis accroché à ce média pour penser, de toutes mes forces. Pour écrire ces folies, ces idées, ces illuminations. S’il faut avoir l’air de se rouler dans la boue pour toucher du doigt l’essentiel des choses à dire, nous serons les vilains petits canards qui laissent des traces de gadoue sur la moquette. À bientôt sur l’internet pirate !