Tous les Norman

Par Charlotte Giorgi

Quand les drames se ressemblent, c’est là que se trouvent les causes, les injustices, les questions que l’époque n’a pas suffi à enterrer. Il y a quelques temps, j’ai dévoré tous les articles sur le cas de Norman, ce YouTubeur mis en examen pour viol. Et ce que je n’avais pas écrit est devenu nécessaire.

Trigger Warning : violences sexuelles.

« Comme si son passage dans mon existence ne m’avait pas suffisamment dévastée, il faut maintenant qu’il documente, qu’il falsifie, qu’il enregistre et qu’il grave pour toujours ses méfaits. (…) Ce sentiment d’être piégé dans une représentation trompeuse, une version réductrice de soi, un cliché grotesque et grimaçant, je le comprends pourtant mieux que personne. S’emparer avec une telle brutalité de l’image de l’autre, c’est bien lui voler son âme. »

Vanessa Springora, Le Consentement

Photo de Suparada Intharoek sur Pexels.com

Quand j’avais onze ans, je croyais que faire l’amour c’était pour les amoureux. J’y peux rien, les mots se ressemblent, et les enfants croient les choses comme ça.

            Quand j’avais onze ans, j’étais amoureuse de toi.

            Quand j’avais onze ans, tu m’as demandé de t’envoyer des photos de moi. Nue.

            Tu m’as parlé de sexe quand je ne savais pas encore ce que ça voulait dire.  

            Tu m’as dit que tu avais envie de moi.

            Tu m’as dit que tu allais arrêter de me parler si je n’étais pas ton esclave.

            Tu as plaisanté, plusieurs fois, en disant que j’étais ton esclave.

            Je l’étais.

            Que tu pouvais me violer quand tu voulais.

            Tu le pouvais.

Ce qu’il y a de plus dur ? Savoir. La sentence, ce qui va nous arriver. S’enfoncer dans le vice, dans le mal. Exterminer son enfance, pour lui. Pour l’amour. Ce qu’on croit que ça veut dire.

            D’habitude je lis pas les journaux. Sais pas, les articles sont trop longs, et mon attention dure 8 secondes. Mais j’ai eu l’impression qu’on parlait de moi. Alors j’ai lu. J’ai reconnu les mots : disproportion du pouvoir dans la relation, admiration, amoureuse, enfant, homme, emprise. Demandes, chantages, crise. Intime violé, silence, zone d’ombre. Enfance trouée, violence, zone d’ombres. Chaque mot est juste, dans ce foutu papier. Elle a raison.  Je la crois.

J’ai peur des mots qu’elles emploient, en même temps. Elles, toutes celles qui ont l’air d’être mes sœurs et pourtant j’ai rien demandé et je voudrais que mon histoire soit extraordinaire et pas juste banale.  Mais quand elles racontent aux journaux, je jauge chaque syllabe, je pèse chaque lettre. Est-ce qu’on est sûr de cette tournure de phrase, est-ce que l’adjectif tombe juste ? J’ai peur qu’on ne les croit pas, j’ai peur qu’on ne me voit pas, qu’on ne m’entende pas. Leurs voix sont la mienne, j’ai peur d’un seul mot : mensonge. Diffamation. Calomnies.  

            C’est tellement flou, et banal, et les traces durent tellement longtemps : je sais à quel point c’est dur à raconter. Il y a des violences qui sont indicibles, auxquelles les mots ne suffisent pas.

Les traces de ce que les hommes font aux petites filles. Leur pouvoir auto-satisfait qui les suit pendant des années. Leur emprise qui dure au-delà de toute considération rationnelle. Les mots qui résonnent en boucle, la sensation d’être possédée, qu’on nous a eue, littéralement, du verbe avoir.

Les hommes, débiles, convaincus qu’ils ont été un peu fous, avides d’éprouver tout ce qu’ils disent réprouver. Les hommes, ceux qu’on ne peut plus jamais aborder sans être piégée dans un jeu d’échec, sans une lutte pour le pouvoir. Les hommes qui ont le fin mot de l’histoire, qui mettent le point à la ligne. Les hommes dont on aura peur pour toujours, et qu’on choisira toujours biaisée, avec l’espoir qu’ils nous referont mal puisque c’est comme ça qu’on aime. J’ai appris à aimer cassée. C’est foutu.

            Son histoire avec Norman me rappelle la mienne. Sauf que moi, son courage je ne l’ai pas. Je crois que j’aimerais comprendre, et j’ai besoin qu’il m’y aide, qu’il m’explique. Je crois que je n’ai pas la force qu’on me scrute pour voir si je ne me suis pas tout bêtement fracassée sur la vie sans que ce soit la faute de personne. Je crois que j’ai besoin de lui dans ma vie, encore, parce que sinon je ne sais plus qui je suis. J’ai passé des années à parler de lui, à penser à lui, à construire mon imaginaire appuyé sur lui. Le balayer, même pour trouver la justice, est trop dur. Bref, Norman me saute à la gorge, parce qu’il me rappelle à quel point mon drame est une aspérité banale, et que moi, je me tais. Je le laisse exister à côté de moi, être un pilier de ma vie d’adulte. L’adulte que je ne suis jamais vraiment à cause de lui.

À cause de toi.

Et puis tu en parles. Et c’est là, à ce moment précis d’absurdité, que je bloque. C’est ça qui me pousse à écrire je crois. Tu dénonces. TU dénonces Norman. T’es con ou quoi ?

Est-ce que tu es sérieux, est-ce que tu n’as pas fait le lien, est-ce que ça te traverse, que l’impunité que tu dénonces est la même dont tu jouis pour la dénoncer, ta vie sociale ta carrière tout en place sans sanction, toi qui t’en tires avec de vagues excuses et une demi-discussion, est-ce que tu t’en fous est-ce que tu fais exprès est-ce que ton but c’est de faire mal de nous chier dessus de nous anéantir, qu’est-ce qu’elles en pensent les femmes de ta vie le savent-elles sont-elles victimes est-ce qu’il y en a d’autres est-ce que tu penses à moi est-ce que tu croies qu’on a quelque chose à foutre de ton féminisme à deux balles est-ce que tu te lèves le matin et t’as honte, est-ce que tous ces gens te croient, est-ce qu’ils savent, est-ce qu’ils savaient, est-ce que je te rentre dedans, est-ce que tu liras ce billet, est-ce que t’es une merde ou est-ce que t’es juste con est-ce que c’est au nom de la rédemption est-ce que tu as changé est-ce qu’avoir changé te donne le droit de parler de ça, d’accuser d’autres gens, de demander des punitions et des culpabilités dont tu n’as jamais eu à rendre compte EXPLIQUE-MOI.

Je sais pas si je te hais, je sais plus rien. J’ai l’impression de devenir folle, de me poser mille questions, est-ce que j’exagère ?

Tu es un Norman. Le mien. Je m’en fous, que tu le sois plus. Tu l’as été, pour moi, tu le restes pour toujours. Tu auras toujours été ça. Tu m’auras toujours fait du mal. Et je ne comprends pas qu’il ne t’arrive rien.

Je ne te veux pas dans mon combat quand tu dénonces Norman. Je ne te veux pas près des filles, près des enfants. Je te veux près de moi parce que mon cerveau est foutu. Ceux des autres doit rester à l’abri, et c’est pour ça que j’écris. Pour les autres. Un jour, il y aura le courage.

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