Le rap, mes tripes, et les pourfendeurs du sale

Par Charlotte Giorgi

Comme une envie de parler culture aujourd’hui. Pas la culture que vous pensez. La culture quand elle met mal à l’aise les pourfendeurs du « sale » ; celle qui dérange en venant gratter la couche superficielle de l’art. Celle qui dit les choses brutalement, et qui, du fait de cette audace, n’est pas autorisée à être pensée plus loin que ça.

Photo de Chase Fade sur Unsplash

            Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours écouté du rap. En grandissant en banlieue, c’était quelque chose d’assez commun. Mes ami·es en écoutaient, les endroits où nous allions en jouaient (les centres commerciaux, les bus, les sous-sols de mes soirées). Devenir féministe, déménager à Paris, entrer dans une grande école n’a pas fait vaciller cette culture-là – ça aurait pu être le cas. Le rap, c’est un moyen d’expression qui prend racine trop profondément en moi pour que les paradoxes qu’on m’a continuellement jetés à la figure suffisent à l’enfouir dans les choses tacitement interdites. Et quelque part aussi sûrement, il restait pour la banlieusarde que je serai toujours, une manière d’affirmer mon identité, de poser le fait qu’elle ne se confondrait jamais complètement dans la masse de la bourgeoisie intellectuelle que j’ai commencé à fréquenter ensuite.

            Mon amour du rap est resté inchangé. Mais d’autres choses sont entrées dans l’équation, et sont venues s’entrechoquer avec ce qui m’avait toujours paru naturel. D’abord, le mépris, le mépris que je n’avais jamais connu là où la musique urbaine était la norme. Ce qui pourrait presque s’apparenter à une forme de pitié : ah, tu écoutes ça ? Ouais, bon, en soirée quoi. Mais ça vole pas très haut quand même…

On m’a fait comprendre rapidement : le rap, c’est du rap, c’est pas de la musique. Le rap, c’est un contexte. Une histoire. Inextricable. Le rap c’est la violence d’un propos. La vulgarité. La vulgarité, pas seulement des mots, mais aussi des imaginaires. Les femmes objet, les voitures, l’argent, la bagarre. La mafia. La drogue. Le sang. Le machisme.

Une question pour la forme : pour quel autre type d’expression regarde-t-on le récit avant le réel ? Dans quel autre domaine prête-t-on une si grande attention au doigt qui pointe la condition ? Se demande-t-on ce que reflète les blockbusters cinématographiques de la même manière ? S’offusque-t-on du machisme des chansons de Johnny (le type dit quand même « pour la garder je l’ai tuée ») ?

            Bien sûr que non. Car tous ces médiums ont pour eux le droit de jouer des personnages. De reproduire la vie. De pointer quelque chose dont ils ne portent pas la responsabilité.

            Ce droit est nié aux cultures populaires : stupides, bêtes, elles n’ont pas le droit d’être autre chose que ce qu’elles sont, que leur objet, que le contexte qui les façonne.

Le rap ne dit pas que ça. Mais il raconte bien sûr les quartiers où il est né, les conditions d’existence mais aussi les rêves et les espoirs que l’on nourrit, l’horizon auquel on peut se voir promis lorsque l’on réussit, là-bas. Celles et ceux qui s’en offusquent y ont rarement grandi. Ce qui leur enlève de fait le droit de critiquer les imaginaires de ceux qui n’ont pas eu leur chance.

            Qu’on s’offusque des grosses voitures et des chaînes en or des rappeurs indique une seule chose : la croissance pose problème uniquement quand elle permet un renversement du pouvoir, quand celles et ceux qui en ont toujours été exclu·es peuvent tout d’un coup se la réapproprier. N’est-ce pas ce que ce monde nous apprend, n’est-ce pas la manière dont la réussite nous est dépeinte : l’opulence, l’ostentatoire de la richesse ? Seuls ceux qui savent qu’ils peuvent l’atteindre peuvent se permettre de mépriser les rêves qu’ils contribuent à faire miroiter devant tous les autres.

            Pour le reste, la supposée apologie de la violence, de la drogue : encore une fois accusations ridicules quand elles sont portées sur une seule forme d’art. La misogynie dans le rap est un vrai problème. Comme elle l’est partout ailleurs sans qu’on ne le fasse remarquer. Dans le théâtre, le cinéma ou la littérature, on ne se prive pas de récompenser des agresseurs et pédophiles en tous genres. La misogynie c’est aussi oublier qu’il existe des rappeuses (on oublie trop souvent l’immense cadeau qu’a été Diam’s pour qu’on commence à prendre au sérieux le rap français), rappeuses que l’on préfère enfoncer dans leur genre comme dans leur genre musical sans se poser de questions sur ce qu’elles signifient pour l’industrie. Comme dans tout, en tant que féministe, je tâche de reconnaître les stigmates d’une culture patriarcale dans laquelle a baigné le rap, les personnages joués par des rappeurs à qui l’on ne cesse de faire les mêmes procès d’intention à deux balles, et de bannir les sons qui prônent n’importe quoi. Comme je le fais exactement partout, dans tous les domaines de ma vie, avec mes contradictions et mes paradoxes. Mais le paradoxe ne sera jamais « être féministe et écouter du rap ». Dans quelle autre culture que la culture populaire catégorise-t-on l’entièreté d’un genre ? C’est délirant de classisme, affligeant de généralités.

Encore une fois, la question ne se pose pas au cinéma ou dans les livres (coucou les idéaux tordus de nos grands auteurs classiques). Non, le rap dérange et il faut plaquer sur ce dérangement, cette détestation presque, des raisons tangibles… et bidons. Le rap dérange parce qu’il dit toutes ces choses que l’on sait de manière policée, avec brutalité, avec rage. Le rap dérange parce qu’il violente l’ordre établi, pas simplement dans une subversion théorique, mais avec l’âpreté de la pratique.

            Dans les moments de crise politique pendant lesquels, ces derniers mois, j’ai ressenti la rage délirante de l’impuissance au plus creux de moi, le rap a joué un rôle d’exutoire. La musique, de manière générale, je le sais puisqu’elle a cet effet sur moi, le son, peuvent canaliser tant de choses, peuvent se muer en l’expression d’une colère intense qui déflagre dans un rythme et non pas ailleurs. Parmi toutes les formes d’art, le rap est celle qui prend le mieux la forme de mes tripes.

            Je dis art car on oublie trop souvent que le rap est l’une des formes musicales les plus sophistiquées et difficiles. Les respirations, les kicks, les impros : du prodige. Mais le prodige n’est jamais accordé à celles et ceux qui le font à leur façon, loin des cultures normées. Jamais du côté de ceux qui devront toujours lutter pour exister légitimement.

            Pourtant, les bourgeois ont vite fait de se réapproprier ces trucs-là. Ils commencent déjà à sélectionner, le bon rap, le mauvais rap, eux qui regardent tout au prisme de la connaissance, de l’intellect. Mais le rap, ce sera toujours les tripes. Et nos tripes vous emmerdent.

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