Par Charlotte Giorgi
On « célèbre » cette semaine les 10 ans d’une loi, fruit de longs combats et non pas d’un geste gracieux de président, qui donnait l’autorisation à des gens de s’aimer comme d’autres gens. Une victoire à commémorer, vraiment ? Je me suis posé la question, et j’ai tenté de raviver par les souvenirs la jeune ado que j’étais à l’époque.
Tw : je mentionne dans ce billet des propos violents.

Il y a dix ans je n’avais jamais embrassé une fille, je n’avais jamais pensé à le faire, je n’avais peut-être même jamais vraiment regardé une fille. Poser les yeux assez longtemps pour que ça marque, et que ça fasse bouger les choses à l’intérieur, je veux dire. Il y a dix ans, j’en avais 14, et j’étais assise dans une salle de classe d’un petit collège de banlieue parisienne. Salle de classe où les professeur·es pensaient bon de nous initier aux arts du débat. Les sujets étaient divers : pour ou contre la peine de mort ? …. L’avortement ? ……… Le mariage gay ?
Il y a tant de questions à poser à ces adultes qui mettaient dans la balance de conversations entre enfants des sujets contestés par les réactionnaires uniquement, et jamais ne plaçaient à cet endroit fragile les vérités assénées par l’ordre établi. « Une autre époque », nous dira-t-on.
Tout cela étant dit, il y a dix ans, dans ma classe, un garçon prenait la parole pour « débattre » et disait : « moi de toute façon, si mon fils est gay, je préfère qu’il meurt ».
J’avais 14 ans et ces mots étaient encadrés, tolérés, justifiés par le cadre du « débat ». C’est ça que j’ai retenu. Une loi passait, oui. Mais ce n’est pas cette émotion-là qui m’ébranlait, celle de l’Histoire, non pas qui se fait, mais qui se remet dans les rails justes, qui arrête de se distordre hypocritement. Ce qui me reste, ce qui m’a marqué le cœur, à l’époque, c’est la violence. Violence des mots, violence des manifs, violence des réacs, violence que ce serait alors d’être queer, ici et maintenant. Sentiment associé aux histoires toujours tragiques et lourdement criblées que nous proposaient les minces représentations LGBT dans la culture. Mais j’avais déjà compris que si c’était le cas, je devrais accepter ma mise en débat permanente, la peur et la violence à tolérer en échange de mon droit à exister.
Qu’on célèbre la période marquée d’il y a dix ans, me semble difficile. J’ai l’impression que nous avons perdu plus lourd que gagné. Que la capacité de gens à se mobiliser pour entraver, rejeter, et exclure s’en est trouvée renforcée. Que ce qu’aurait dû sous-tendre ce droit au mariage est encore un mirage lointain, sous prétexte qu’il y a eu ça, cette avancée-là, qu’elle suffit et qu’on peut passer à autre chose.
Construire des familles différentes.
Se laisser le choix, prétendre à la fluidité, à une existence qui se déroule, aux sorties de route. Au pas de côté, au décentrage.
Pour contrebalancer les regrets dont on ne veut pas, ceux de tous ces politiques qui s’excusent d’avoir refusé la liberté et l’amour, moi je voudrais dire merci. Merci à tous ces révolutionnaires qu’on ne qualifie jamais comme ça, celles et ceux qui ouvrent la voie, qui pensent différemment, qui font différemment, qui empruntent les chemins de traverse et à qui d’autres emprunteront les idées et les manières de les appliquer. D’ailleurs merci à celles et ceux qui n’en font pas des idées mais des vies, celles et ceux qui existent ces choses-là avant de les penser, qui lient intime et politique de fait, pas par un lien vaseux et fabriqué, mais parce qu’ils régénèrent des espaces de réflexion rien qu’en vivant comme ils l’entendent. Merci à celles et ceux qui documentent leurs révolutions, qui écrivent, qui partagent, merci de m’avoir tant nourrie, merci de faire bouger les fondations d’un monde qui nous oublie et nous méprise. Merci toi, ma douce première fois, d’avoir été si tendre et à l’écoute, merci d’avoir permis qu’en moi s’ouvre une possibilité, merci d’avoir fait éclore ces horizons. Merci d’avoir raison avant le monde, et d’ailleurs ce n’est pas avoir raison puisque rien de tout ça n’est une joute verbale. Merci de réinventer et de permettre à toustes, y compris au monde hétéro qui se réapproprie si souvent ces étincelles, de vivre et de respirer à pleins poumons.
J’en veux tellement à toutes ces entraves, toutes ces égratignures. J’en veux tellement à ces ronces qui sans arrêt se sentent obligées de pousser sur nos routes. Je dis « nos » car je ne suis plus dans la salle de classe de mes 14 ans, et que la révolution, je veux la faire aussi.
Les mairies se parent de drapeaux multicolores, mais c’est au-delà de ça. Ni un débat, ni une caution, ni un prétexte, ni une devanture. Ça fait dix ans, beaucoup plus, et ça fera dix ans encore. Nous sommes un embrasement légitime, et il reste tant de feux à oxygéner.