Par Charlotte Giorgi
Finir l’Ecole. Pas n’importe laquelle, celle des élites. Se demander ce qu’on fout là, debout, à prêter allégeance à ces faux rêves qu’on agite, à ces promesses absurdes. Se raccrocher au sens qu’on peut donner à six années à l’intérieur. Finir l’Ecole, tout raconter.

Nous sommes le 22 mai 2023. Dans moins de 24h, ce sera fini. Pour le moment je suis assise, et j’essaye de réviser. Je ne sais pas trop quoi, je patauge, j’essaye de m’accommoder du vide de l’exercice que je m’apprête à mener. Ma mère me dit : « fais attention à comment tu parles, ne t’énerve pas, tu es au-dessus de tout ça donc tu restes calme ».
Je sais. J’ai l’impression d’avoir acquiescé toute ma scolarité. Reste calme, c’est bientôt fini. Laisse-toi faire, tu seras récompensée. On te donnera le petit bout de papier, tu sais, celui dont tu as tant rêvé et qui fera de toi quelqu’un de respectable. Peu importe que tu y aies joué le jeu du néant politique, l’art de s’asseoir et de faire les experts pendant que tout crame. Le bout de papier te distinguera des autres. Il consacrera ton intelligence supérieure, il flattera l’ego surdimensionné que tu dois partager avec les élites que tu côtoies. Fais semblant d’être un peu de gauche, mais pour le reste, maintiens-toi au-dessus de la masse grâce à cette grosse farce, c’est important. Ça l’a toujours été pour toi, admets-le. Le dessus de la masse.
Il y a six ans presque jour pour jour, tu passais l’oral d’admission. Tu n’avais qu’une seule envie : les rejoindre. Enjamber la barrière, et grimper les marches avec eux. Tu voulais qu’ils t’arrachent à ton milieu. Mimer leurs attitudes, adopter leurs espoirs, montrer patte blanche, réussir, en être récompensée : quelques mois plus tard tu étais admise dans le cercle fermé du prestige. Les portes du monde s’ouvraient devant toi, et tu laissais derrière ton milieu, et l’autre côté de la barrière. Tu t’en remettais à eux pour te forger tes idées, car il n’y a qu’au sommet qu’on peut en avoir assez pour avoir un avis. C’est ça, que tu voulais à tout prix, désespérément même : un avis.
Je resterai calme, maman, parce que six ans ici m’ont appris qu’il faut parfois préférer la stratégie à l’épidermique : tout le monde n’a pas le luxe de se mettre en colère n’importe où et n’importe quand. Je resterai calme, mais j’en veux tellement à ce monde, maman. Je lui en veux de n’avoir su me montrer que cette porte de sortie, celle qui consiste à opprimer pour ne plus l’être. C’est là, le tour de passe-passe, la beauté du cynisme : donner envie aux dominés de devenir les dominants. Jamais de détruire la domination.
Tu as eu tellement envie, tellement envie d’avoir le pouvoir. La voix. L’opinion qui compte, qui pèse, qui fait craqueler les écailles du monde. Attraper la société dans ta main, pouvoir souffler le chaud et le froid. L’envie d’être entendue et surtout, d’obtenir la légitimité à l’être. La première année, tu as fait ce qu’il fallait. Tu as lissé tes contours, adhéré aux idées, participé à la réputation d’une école qui était le seul rempart entre tes rêves et la masse informe d’une vie continuellement assourdie. Dissonance cognitive aux premières désillusions. Non tu ne peux pas y croire. Là-haut, tout est froid, mécanique. Les tripes sont bannies, tes mots ne sont pas les leurs et leur langage ne dit rien qui vaille. L’extérieur brûle et l’intérieur soyeux s’en préserve, en organisant des débats d’idées. Ah ! Les idées, celles qui flottent, mollassonnes, loin de ta réalité. Les humiliations, à chaque fois que tu sors un peu de ta case. Non, toi tu étais la banlieusarde qui devait grimper. Non, ne t’échappe pas de ta case, tu n’y as pas intérêt. Reste ici. D’accord, d’accord pour la stratégie et toute la sueur et l’espoir que tu plaçais là-dedans. Tu croyais t’élever mais tu chutes, tu deviens disgracieuse et creuse, idiote et pourtant les gens y croient, les gens soufflent, impressionnés. Tu participes au grand cirque des élites. Tu deviens le clown. Et un jour, tu craqueras. Ce sera en deuxième année à l’Ecole, quand la révolte des Gilets Jaunes appuiera à l’endroit de ton plexus où crie la tienne.
Trop de fois à accepter la mascarade, à y prendre ta part sous prétexte de sauver ta peau, quitte à marcher sur les autres, à te piétiner toi-même. Accepter de devoir prouver, sans cesse. Qui tu es, ce que tu vaux. Toujours on te met dans la balance, on te demande plus, on te demande l’allégeance.
« Jouer avec ces règles, même en s’en tirant bien, c’est prêter des allégeances constantes à un système qui écrase tout ce que j’ai envie d’être et me demande de jouer le rôle que j’ai toujours tenté d’éviter. Et en même temps, ne pas avoir les moyens de s’y soustraire juste pour la symbolique, ça me rend folle
La collision des deux, le mépris et ces obligations incessantes depuis toujours, de ne pas faire de vagues et de rester calme j’arrive plus à supporter et je suis obligée et je déteste cette position. » Tu gribouilles dans ton journal.
À l’extérieur, les critiques sont légions, bien sûr. On conspue l’école qui dirige. Et tu lis les critiques. Tu lis et tu es d’accord. Mais aucune d’entre elles ne raconte vraiment l’expérience des contradictions que tu vis dans ta chair, l’impression d’être prise en étau, d’être devenue un paradoxe vivant, juste pour survivre, juste pour ta voix. Celle que tu veux arracher à cette société. La violence d’être à l’intérieur, d’être un rouage que les mêmes qui l’ont vendu peuvent blâmer, accabler. En vouloir au monde d’avoir fait de moi ce rouage. L’humiliation d’y avoir cru. L’humiliation des marges qui pénètrent l’intérieur d’un système qui les dézingue. Servir de caution ou d’autre chose. Se prendre les pieds dans les rouages tordus.
Exploser.
Six ans plus tard, ultime face à face avec l’Ecole.
Être lisse et conventionnelle. S’en vouloir. Mais vouloir s’en sortir. Ça s’entrechoque, ça se débat en moi. J’ai envie de vomir. Le stress, ou la violence des six années à découvrir que le monde est crade ?
Faire le singe savant une dernière fois. Se demander si l’on n’est pas un peu trop dure, un peu trop catégorique. Se rappeler qu’il y a d’autres gamins de dix-huit ans qui espèrent et qui passent l’oral d’admission. Décider de cracher dans la soupe, pour eux.
Avoir trouvé une voix. Pas grâce à l’Ecole, grâce à tout ce que j’ai à dire contre elle.
Espérer que le cul entre deux chaises me permette de dégoupiller les grenades.
Croire que l’École n’a pas complètement effacé la petite voix qui était déjà légitime. Il y a six ans, elle était là, déjà.
Maintenant c’est elle, la grenade.