Par Charlotte Giorgi
Aujourd’hui, une envie d’en découdre un peu avec cette notion d’éco-anxiété, elle qui paraît maintenant être la condition nécessaire à tout engagement écolo. Moi j’ai la rage du présent plutôt que la peur de l’avenir. Et je crois que c’est tout aussi bien, voire peut-être même un peu mieux.

Dans un podcast il y a quelques temps, je disais, peut-être à la surprise générale, moi l’écolo de service, ne pas avoir « peur » du dérèglement climatique. J’ai l’impression que l’expression de cette réalité-là dérange. Ce décalage entre la catastrophe, et le quotidien trop encombré pour ressentir quoi que ce soit. Pourtant, si l’on ne comprend pas ça, on ne mobilise personne. On n’engage pas des gens dans l’action sans comprendre par où l’écologie peut passer, mais surtout là où elle ne percute pas. La société telle qu’elle est anesthésie le sensible et nous écrase sous les angoisses. L’éco-anxiété, pour beaucoup de gens, c’est ce petit supplément de poids qu’on ne peut pas se permettre. On m’a répondu que c’était peut-être une question de génération, que j’appartenais sans doute à tous ces avachis qui se résignent.
Pourtant, affirmer que je ne ressens pas la peur, ce n’est pas de la résignation. Bien au contraire, je le conçois si nettement, si rationnellement, que je sais à quel point c’est impossible d’absorber cette question-là par la terreur en entier, à quel point c’est humainement loin de nous, immense. On ne peut toucher du doigt ces choses-là. Pour la plupart de mes contemporains, ce serait comme leur demander de regarder le soleil et de ressentir l’angoisse de sa disparition. Que le dérèglement climatique soit déjà en action dès aujourd’hui ne change pas grand-chose à sa traduction dans les tripes. La preuve : les chantres de l’éco-anxiété ne sont bizarrement pas ceux qui seront effectivement les plus atteints par la catastrophe qui s’annoncent. Je ne dis pas que l’éco-anxiété n’existe pas, mais elle me paraît intrinsèquement destinée à faire du problème un ramassis de bons sentiments. Les bons sentiments, ça ne concerne que ceux qui ont la place disponible pour s’avachir dedans et s’en féliciter.
Bouh, tu vois toi tu t’en fiches, tu te drapes dans ton indifférence du quotidien, alors que moi je flippe. Moi je vois le problème je le résume à cette terreur que je me regarde ressentir, je vais chez le psy, j’en parle. Moi je suis l’écoanxieux avec un grand E, parce que je suis sensible, parce que je ressens, parce que je vis et j’existe. Toi, empêtrée dans le terre-à-terre, tu n’es qu’à demi-fonctionnelle. Tu n’as pas du vraiment comprendre la crise qui menace. Tu as les yeux rivés au goudron alors que moi je regarde le ciel, le cosmos, les éléments. Je suis un être plus élevé. Je suis en lien avec la nature, tu comprends. Toi tu es un petit suppôt du système.
Je n’ai pas peur du dérèglement climatique, là, comme ça, directement dans mon ventre. Comme 90% des gens, je suis animée par d’autres peurs, plus proches de moi, plus méchantes avec le présent : les prix qui augmentent dans les supermarchés, ma peine de cœur, les problèmes de santé de mes proches. Ça ne veut pas dire que je sois résignée. Ça ne veut pas dire que j’ignore la question. Mais ma porte d’entrée n’est pas la tienne, et comme tu emplis tous les plateaux télés, cette porte reste désespérément fermée.
Pour moi, et pour tant d’autres, l’écologie c’est la perspective d’un changement. Une stratégie politique digne de ce nom le voit tout de suite : l’écologie, c’est la matrice des problèmes de notre temps. Elle peut attraper dans ses filets de problématiques, les choses qui paraissaient évidentes et qui broient, et les autres choses, celles qui passent sous le tapis et nous nuisent dans le clair-obscur.
J’en ai assez de ces gens de marbre, lisses et conformes, qui prétendent nous dicter ce que nous devons ressentir. Pas la colère de l’injustice, surtout pas, elle mène au chaos et au clivage. Bannies, la rage, la haine, la violence de l’épiderme. Anxieux, en revanche, c’est accepté. Oui anxieux, c’est bien. La peur de l’avenir, c’est grandiloquent, plus que la haine du présent. Frémir pour « les générations futures », c’est mieux que la révolte pour les potes d’aujourd’hui. Vouloir sauver la planète sans parler des gens, ça passe. Ça étale la colère comme de la confiture sur du pain, jusqu’à ce que ça soit bien dilué, qu’il ne reste qu’une fine couche de sentiments mielleux, sucrés, pleins de bonnes intentions et de consensus à tout va.
Non je ne ressens pas cette peur-là, elle m’inspire pas mal de mépris même. Je les vois, vos mensonges, vos trémolos dans la voix pour parler de la biodiversité puis la niquer ensuite en acceptant les compromissions, je les entends vos violons pour parler d’émotions artificielles et combler le vide de vos vies, leur donner un sens bidon pour avoir l’air d’être du bon côté des choses, du côté du sauveur.
Je suis animée par le désir de changement, toi par la peur que le statut quo se brise. Cette société, dérèglement climatique ou pas, ne me convient pas. Toi tu aimerais que tes enfants puissent avoir la même vie que toi. Je ne veux pas de cette vie-là. Enfermer un problème politique entre les quatre murs d’un cabinet de psy me paraît dangereux, exciter l’égoïsme des solutions plutôt que la solution collective d’une alternative. L’écoanxiété ne sauvera pas le monde, et ne t’enverra pas au paradis Et je refuse que l’écologie soit un enfer.