Par Charlotte Giorgi
J’aurais aimé conclure cette saison avec quelques tartes à la crème, parler de la force que nous a donné cet espace où nous confier, sur les internets. Mais je me sens trop au diapason de ce qu’il se passe, et nous avons été trop humilié·es pour « nous calmer ». C’est le calme qui nous menace, pas le changement.

La colère gronde et elle gronde depuis si longtemps. En l’espace d’une semaine, le gouvernement a dissout un collectif écologiste qu’il accuse de terrorisme, Louis Vuitton a privatisé le plus vieux pont de Paris sans que personne ne crie à la confiscation de liberté ou à la « prise d’otage », un policier a assassiné un enfant de 17 ans pour un refus d’obtempérer et certains s’en accommodent, des moyens colossaux ont été déployés pour retrouver cinq touristes dans un sous-marin pendant que des dizaines de rescapés ont été abandonnés à la noyade aux portes de l’Europe, l’équipe du Journal du Dimanche s’est mise en grève après que sa direction ait été confiée à un raciste notoire. Le tout dans la chaleur étouffante d’un début d’été de l’ère du dérèglement climatique dont les puissants peuvent se contre-foutre en achetant des clims à tout va, un été qui fait suite à un an de mobilisations sociales fortes contre la réforme des retraites, mais surtout contre un système qui donne le pouvoir à quelques-uns et laisse le sol se dérober sous les pieds de tous les autres. Cette réalité-là, si elle est décriée depuis tant d’années, a été visible plus que jamais cette année, au milieu de l’inflation et des prix exorbitants, au milieu des bénéfices des entreprises les plus polluantes, au milieu des suicides adolescents, de la montée de l’extrême droite qui ne semble jamais pouvoir s’arrêter, au milieu de la guerre en Europe où la boucherie succède à la boucherie pour le bon vouloir des virilistes et dirigeants en tous genres, au milieu de la construction d’infrastructures pour des Jeux Olympiques qui paraissent lunaires, autant que le reste. Et pourtant, c’est notre époque. Notre réel, celui dans lequel je grandis et dont on me demande de me contenter.
Je me réveille ce matin pour écrire le dernier billet d’une année politique intense. C’est la troisième nuit de révolte dans les quartiers de France. Dans la ville où j’ai grandi, Cergy, les gens pillent des magasins et brûlent des voitures. Nos banlieues quadrillées, où les gens ne sont pas des gens mais des problèmes ambulants qui doivent être calmés, sur lesquels on peut faire l’exercice de son petit pouvoir minable, parce que c’est toujours pour « se défendre » face à ces hors la loi, ces dealers, ces petits zonards qui traînent et en sont suspects. Banlieues où quand tu n’es pas blanc tu vis comme suspendu, à la moindre faute, si petite soit-elle, c’est ta vie entière qui est menacée, ton exil qui reprend. Ban-lieue. Banlieues dont tout le monde se fout le reste du temps, et qu’on montre en flammes uniquement, pour justifier qu’on humilie et qu’on protège les gens de bonne société de ces « zones » que l’on se félicite de purger, tant pis si ça dérape, ils l’auront bien cherché. Mais c’en est trop, et depuis longtemps déjà. Depuis 2005 : « bavures », marche blanche, silence. La classe politique tremble ; ils ont l’air de dire « il ne manquait plus que ça », que les « sauvages » se réveillent. Certains s’exclament que la colère des quartiers populaires a réussi à secouer l’ordre établi plus rapidement que des mois de mobilisations car l’Etat parle de déclarer l’état d’urgence et d’envoyer les blindés. Je pense qu’on ne devrait pas se réjouir de cette affaire de racisme : face aux Gilets Jaunes ou aux syndicats, l’approche civilisée, le doigt d’honneur poli. Face aux « émeutes » de banlieue (que d’ailleurs on n’appelle pas autrement), le matage pur et simple, comme on agirait face à des gens incapables de raisonner et d’infiltrer dans leurs actions un contenu politique qu’on les empêche de revendiquer sans arrêt, parce qu’ils n’ont pas les bons mots, les bonnes méthodes, la bonne culture, la bonne couleur de peau.
J’aurais aimé conclure cette saison avec quelques tartes à la crème, parler de la force que nous a donné cet espace où nous confier, sur les internets. Mais je me sens trop au diapason de ce qu’il se passe, et nous avons été trop humiliés pour « nous calmer ». Comme diraient certains, c’est aux policiers de se calmer. C’est au gouvernement de se calmer. C’est aux pollueurs, aux extracteurs, aux pilleurs en costard de se calmer. C’est aux véritables terroristes, ceux qui mettent en joue vos enfants de 17 ans de se calmer. C’est aux racistes assis dans les salons dorés, aux zélés du système, de se calmer. Le calme qui nous est demandé autrement est un calme qui tue. J’en ai marre qu’on nous tue.
« Aucune colère n’est belle à voir », elles sont toujours saines à exprimer. Les autres moyens ont fait leurs preuves, et je crois que dans toutes les franges de la société désormais, il y a cette conscience fébrile : nous avons tout essayé, tout attendu, tout espéré. Nous avons reçu en retour des 49.3, des grenades et des balles. Celles et ceux qui croient encore que nous nous calmerons ont peur pour leur petit confort et leur statut quo chéri. Ne nous excusons pas de réagir quand on tue un enfant, quand on dissout les mouvements populaires, quand ceux qui détruisent et oppriment dans le silence et la complaisance les bras armés. Pas de justice, pas de paix.
Ma colère se répercute là, trouve un écho sur les murs de ma ville qui s’embrase, il ne me reste aucun ami qui ne soit un minimum révolté. Et voilà qu’il faut conclure l’année par ce billet. Il en attristera certains, qui pensent que la violence n’est jamais la solution. Je partage ce sentiment et j’aurais aimé vivre dans un monde où elle ne devienne jamais nécessaire. Mais c’est à mourir sans un bruit, écrasés et vides, que nous nous destinons si nous fermons les yeux en attendant que tout passe. Cette année, c’était celle de l’embrasement. Nous l’avons passé à nous engager, à écrire, à parler par ici. Nous ne prétendons pas détenir une vérité, nous voulions simplement tenir ce journal intime d’une société à bout de souffle, depuis notre jeunesse qui en a encore tant. On espère, en le faisant avec nos tripes et nos frissons bruts, avoir pu vous apporter de quoi nourrir vos engagements, vos envies de mieux, et aussi une petite flamme en vous qui ne se résigne pas, parce que notre époque en a tellement besoin.
À bientôt pour la suite.