Par Charlotte Giorgi & Enthea
Qui considère le militantisme comme un hobby que l’on pourrait se choisir n’a jamais expérimenté cette dégringolade-là. Cette lutte comme une survie, déterminée, mais qui comprime si fort l’existence. Cette colère aussi, de regarder les visages épuisés de nos camarades et de vouloir enlever ce poids insupportable qui pèse sur leurs épaules, sur les nôtres. Cette époque dont nous n’avons rien demandé, et tous celleux qui, en plus de vivre, doivent aussi devancer la marche implacable du monde et l’empêcher de détruire plus. Nous n’aurions jamais dû écrire ce billet, nous aurions préféré ne jamais l’écrire. Mais c’est aussi ça, le militantisme.

Il y a quelques semaines, je publiais un message de détresse sur Instagram. Un signal de détresse que je n’avais pas nommé. Mais qui ressemblait fort à ce qu’on appelle « le burn out militant ». Avec Enthea, nous avons eu envie de mêler nos plumes pour vous raconter ce que ça fait à l’intérieur, de militer en France en 2023, comment tout peut s’effondrer et aussi quelles sont les pistes que nous avons envie de dégager pour aller mieux collectivement.
« J’ai l’impression que ces dernières semaines, entre l’image qu’on se fait de moi, de mon engagement, et ce que je vis vraiment au fond, un écart béant se creuse, et me plonge dans une espèce de trou noir.
Ce week-end je devais être à l’action contre l’A69.
C’est quelque chose de très important pour moi.
Sauf que je suis incapable de m’y rendre. Incapable de faire un sac, de me retrouver devant la police, de prononcer un slogan, incapable de défendre ce à quoi je tiens tant, incapable de faire ce qui me maintient en vie d’habitude.
Et je trouve ça grave et préoccupant, parce que je ne suis pas la seule.
Ça fait plusieurs jours que je tergiverse, parce que j’ai peur d’ouvrir une vanne que j’arriverai pas à refermer, et de pas pouvoir me relever si je prends la décision de stopper. Mais tout bonnement je n’ai pas la force de continuer.
Ces derniers temps, on a tous été meurtri·es par cette actualité dégueulasse, cette époque de sidération, de reculs et de misère. J’ajoute à ça le front écolo sur lequel je milite depuis plus de cinq ans maintenant, et qui prend toute la place dans ma vie. Par dessus ça encore, la responsabilité de « faire marcher » un média indépendant depuis une position ultra précaire. Qui dit média dit aussi veille, dit que je ne ferme pas l’oeil. Que mon corps a pris l’habitude d’être à l’affût, en tant que militante, en tant que journaliste. Comme si je me donnais le devoir de lancer l’alerte, si besoin. Et besoin, il y a. Tous les jours. Et j’étais trop présomptueuse de croire que je pouvais porter ça sur mes épaules.
Ce mélange fait que depuis environ un an, je me surmène, et surtout je me surmène dans le vent : je n’y arrive pas, ça ne marche jamais, je me brise à la tâche.
Et depuis un an, je me suis rendu compte que je compense aussi un traumatisme particulier : je n’étais pas là à Sainte Soline, et pourtant ce nom-là a changé profondément ma perception de l’engagement et a marqué une rupture avec beaucoup de repères, avec des gens aussi, à qui j’ai renoncé à parler depuis. Certains appellent ça une radicalisation, j’appelle ça la lucidité.
Et j’ai mis longtemps à réaliser que j’ai été profondément traumatisée par différents épisodes l’an dernier, par la violence des évidences que l’on doit défendre, la répression, le monde qui va contre nous, et aussi par le fait de « ne pas avoir été là », alors que mes ami·es se prenaient des grenades sur la tête.
Depuis Sainte Soline, je ne vais pas mieux. Je vais même de plus en plus mal.
Depuis la rentrée, j’ai tenté de militer davantage en croyant que c’était la solution, et parce que j’ai peur, encore une fois, de « ne pas être là » quand il le faut. J’ai un sentiment d’urgence constant, qui me plonge dans un endroit de détresse mais surtout de rage duquel je ne parviens pas à sortir.
Cette « radicalisation » s’est aussi traduite par un très grand isolement, et le sentiment de ne pas pouvoir dialoguer avec la plupart des gens ou alors d’éclater en sanglots en plein milieu.
Je ne sais pas vers qui me tourner, vers qui dégringoler, parce que c’est vers moi qu’on se tourne pour le faire. Ce n’est pas moi qui suis censée m’effondrer.
Et pourtant je m’effondre. Je sens bien que je m’enfonce petit à petit et que me surinvestir ne me soigne pas, mais renforce un état d’épuisement grâce auquel je comble mes journées, mais que mon corps ne peut plus suivre.
Depuis quelques semaines, c’est pire. Je me mets à pleurer au milieu de phrases, d’enregistrements, de nuits, sans raison ou pour tant de raisons à la fois. Je suis touchée à ne pas en dormir par des sursauts politiques minimes. J’ai du mal à me concentrer, à me rappeler ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas, à faire confiance à mon jugement, à écouter les gens autour de moi.
Je n’arrive pas à être correcte.
Je pense que trop de développement personnel et de bullshit peut nous amener à délaisser des combats essentiels. Je pense qu’à trop « se préserver » on se trouve des excuses faciles pour laisser toujours les mêmes aller en première ligne. L’époque ne nous laisse aucun répit, malheureusement pour les précaires de ce monde on n’a pas d’autre choix que de lutter.
Je refuse que ce mal-être soit une question individuelle, d’aller voir un psy. Parce que c’est comme ça que politiquement on se ratatine. Mon mal-être est politique, et je blâme celles et ceux qui poursuivent cet ordre mortifère, soit en le soutenant activement (ah tous ces anciens camarades de promo qui rejoignent les grands groupes pourris après avoir passé leur temps à se dire engagés), soit en y étant indifférent.
Je blâme ceux qui ne soutiennent jamais rien, ni par leur temps ni par leur argent ni même par leurs paroles. Je blâme surtout ceux qui auraient le pouvoir et le privilège d’y faire qqc mais qui ne bougent pas. Je blâme les gens « de gauche » qui n’en sont pas et à cause de qui on perd tellement de temps. Je me blâme aussi au passage, parce que ce serait injuste ce gros vomi sans m’inculper moi-même pour l’énergie gâchée, les limites que j’ai été incapable de poser, et les fois où j’ai fait partie de toute cette masse privilégiée qui justifie son inefficacité par de l’impuissance.
Mais puisque ça ne sert à rien de blâmer dans le vent : s’il vous plaît, relayez les militants autour de vous, parce qu’on est trop peu pour trop grand. On a besoin de soutien, de support, de messages de force.
On a besoin d’aide, en fait.
Prenez soin de vous, mais aussi et surtout prenons soin les uns des autres. Vraiment.
Parce que j’ai l’impression qu’on a peu pris soin de moi ces derniers temps, et qu’en retour j’ai du mal aujourd’hui à continuer à prendre soin des gens que j’aime. Posez des questions, demandez comment les gens du terrain encaissent. Parce que si on m’avait demandé à moi, j’aurais sans doute dit que je n’encaisse plus rien du tout.
Que tout me déflagre au visage. Me saute à la gueule. M’explose entre les mains.
Je suis désolée. »
Être militant·e, c’est dire, écrire, lire, et pratiquer avec ses tripes. C’est chaque matin se réveiller avec plus ou moins le même espoir de changer le monde, ou parfois juste de l’empêcher d’être pire. C’est dédier son énergie, son temps, sa foi, son argent, son avenir professionnel à cet espoir. Parce que ce n’est pas que le nôtre, c’est celui de milliers, de centaines de milliers de personnes (sans doute plus, oui) qui joignent leur rage à la nôtre. On se bat ensemble, et on se bat pour. Pour un avenir pas trop merdique, pour les droits des un·e·s et des autres, pour la santé, la sécurité, et plein d’autres besoins primaires et droits fondamentaux.
Nos luttes peuvent fédérer, ou non, mais une chose est sûre : elles ne sont pas futiles. Elles sont nécessaires, et elles disent l’état de notre société.
Mais on se bat aussi contre. Évidemment, contre nos adversaires : le Grand Capital, et ceux qui, détruisent la planète, chient dans l’eau potable, puis se torchent avec les droits humains, ceux qui torturent et tuent en toute impunité, ceux qui entassent des individus dans des camions pour ensuite les abattre à la chaîne, et bon appétit, etc. La liste est longue.
Et puis il y a ces luttes moins évidentes, des luttes fantômes, mais qui pour ma part, me vident souvent de mon énergie. Je parle là de nos sphères privées, de celles et ceux que l’on aime, et qui nous aiment. Iels n’ont peut être pas l’énergie de s’engager autant, mais nous partageons les mêmes valeurs, n’est-ce pas ? Et pourtant souvent, j’ai l’impression d’évoluer dans une bulle de verre, si épaisse…. Tu me vois, tu me lis, mais tu ne cherches pas à me comprendre. Parce que tu as transformé mon militantisme en trait de caractère, il ne te concerne pas vraiment, mes combats sont pour toi peut être un genre de passe temps, ou une communauté que j’ai eu besoin de me trouver ? Que sais-je. Mais ça n’en est pas un, crois moi. Si demain, tous les individus sont respectés, si demain nous sommes en paix, dans un monde qui cesse de s’auto-détruire, je lâcherai avec soulagement ce mode de vie par lequel tu as décidé de me définir.
De ce message, écrit la main un peu tremblante d’ouvrir une vanne, je retiens, un mois plus tard, plusieurs choses.
Déjà, qu’il m’est extrêmement difficile d’imaginer ce que peuvent ressentir les militant·es plus menacé·es que moi. Celles et ceux qui doivent affronter des procès, des blessures physiques et psychiques plus graves (et iels sont si nombreux·ses), celles et ceux qui sont à la rue, ou tout simplement qui n’ont pas pour eux le petit nombre de privilèges dont je bénéficie. Comme je le disais alors : ce n’est pas moi qui suis censée m’effondrer. J’ai commencé à militer parce que de ma position, je pensais pouvoir (devoir ?) défendre des vies. Être une des plus à même pour le faire : pas d’attaches, une jeunesse qui me libérait de beaucoup de contraintes, une santé solide, une famille alliée. Cela me permettait aussi d’avoir des refuges, physiques ou mentaux, pour me reposer et reprendre des forces. Je constate que cette maigre « avance » que j’avais sur la vie de beaucoup d’autres et qui me permettait de lutter avec elles et eux, de me mettre à contribution, s’est effritée. Pour cause : le coût de la vie a explosé, je suis passée d’étudiante en grande école à travailleuse ultra précaire, la répression s’est terriblement installée dans mon quotidien et dans celui de mes ami·es. Et si même moi, je commence à ne plus fonctionner, qu’est-ce que cela dit de nos capacités de résilience ? D’entraide ? « Je n’ai plus la force d’aider », c’est ce qui cause le repli dans l’individualisme, la fuite, l’évasion de la cause sociale. Combien n’ont pas le luxe de fuir un peu ces combats ? Et d’ailleurs, comment pourrait-on, alors que les glissements s’opèrent de tous les côtés et que les urgences se précipitent sur le présent toutes en même temps ?
Je retiens aussi de cela, la nécessité de politiser la question du bien-être et du soin que l’on prend de nous-mêmes. Combien de messages bienveillants ont répondu au mien « prends soin de toi ». Bien sûr, c’est essentiel. Mais alors quoi, chacun·e (comprendre : celles et ceux qui le peuvent) se retire quand la fatigue est écrasante, prend rendez-vous chez le psy et commence le yoga ? C’est tout ? C’est ça notre réponse ?
J’aurais tant aimé qu’au lieu de « prends soin de toi » on me dise « on va prendre soin de toi ». J’aurais tellement aimé que nos collectifs soient formés à ces questions, valorisent le temps d’empathie, de partage et d’écoute nécessaires pour remarquer les signaux d’alerte des camarades avant qu’il ne soit trop tard. J’aurais tellement aimé connaître des espaces collectifs où décharger tout cela, moi qui n’ai absolument pas les moyens de m’enfermer seule dans un cabinet de psy chaque semaine.
Je ne vais pas mieux. Mais je sais que je traverse une tempête épouvantable dont peuvent nous sortir des solidarités collectives renforcées. J’espère que c’est à ça que tout cet accablement servira. Tracer des chemins, pas à pas, vers l’apaisement.
Entre personnes engagées, on essaie de se soutenir au mieux, parce que l’on sait la difficulté de notre quotidien. Mais on a, comme tout le monde, envie du soutien et de la compréhension de nos proches. De ces mots qui peuvent donner de la force, ou de savoir que ce que l’on fait, ils en apprécient l’espoir et la puissance. C’est rarement le cas, et pour toutes ces raisons et plus encore, j’ai vu beaucoup de mes consœurs et confrères expérimenter le burnout militant.
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