Par Charlotte Giorgi
À propos du mépris. De mon père (normal), de la ministre de l’éducation (pas normal), et de tout tout le temps. À propos du mépris qui souille nos relations, qui gicle dans nos quotidiens, qui ricoche sur nos vies ratatinées par le dédain de notre époque. Tout ce que ça fait de mal, tout ce qu’on gagnerait à s’en déprendre.

Ce matin en montant chercher un truc dans ma chambre, j’ai entendu des bribes de conversation téléphonique. Mon papa était obligé de renvoyer un colis pour la troisième fois. Le cadeau de Noël de ma maman. Presque une heure d’appels téléphoniques pour tenter de trouver une solution, mais y’a pas le temps et de toute façon en face y’a pas d’humains. Personne qui peut causer. Personne à qui causer. Les protocoles sont robotiques, les manières de faire aussi. Mon père s’agace, j’entends le ton qui monte. Mon cœur se serre : je pense au type qui cherche ses fiches de réponse derrière le combiné et qu’on a balancé à ce poste mal payé, pour prendre sur lui tous les reproches qu’on n’en peut plus de contenir à l’adresse de cette société néolibérale.
Alors ça m’a donné envie d’écrire sur ça. Sur le mépris. Le mépris pour nos colères, concentrées dans des moments comme ça, des vociférations au téléphone. La ministre qui balance son mépris et puis rien qui ne se passe. Nous et nos joues qui gonflent et gonflent et gonflent de tout emmagasiner et de ne rien pouvoir laisser filtrer, et puis qui éclatent au téléphone. Nous et le pauvre type d’en face, qui prend tout dans la gueule. Nous et tous les autres qui nous ressemblent et qu’ils ont foutus là, à côté du poste, pour recevoir toute la rage accumulée, pour ramasser les pots cassés et cirer les chaussures des gens pas contents pas de leur faute.
Voilà ce que je pense à écrire, quand j’entends la voix de mon père dérailler dans les aigus, désemparée.
Mais vous dites qu’on ne peut rien faire ? … Oui je sais bien que ce n’est pas de votre faute, mais vous comprenez que c’est vraiment embêtant… c’est pas contre vous que je suis en colère.
Non, c’est pas contre lui. Mais c’est ça le problème : ce fiel qui se déverse entre nous au lieu d’aller éclabousser les responsables. L’impunité qui nous prend comme barrages, comme boucliers. Les trucs qui vont mal et qu’on ne peut même pas dire. Toutes ces femmes et Depardieu et le président. La ministre qui aujourd’hui rend visite à l’école à propos de laquelle elle a dit n’importe quoi. Cette manière, aussi parfois, dont ils nous imprègnent, de parler entre nous, de se renvoyer les fautes, d’être d’humeur massacrante parce qu’on ne peut rien massacrer et qu’ils nous massacrent un peu chaque jour. Ils. Les gens qui décident, les gens qui ne décrochent pas leur téléphone pour nous, les gens qui nous laissent crier sur les autres et crier dans la rue.
Je me demande combien de temps ce mépris-là peut durer et combien de temps on peut endurer, combien de temps on va les pourchasser avec nos caméras pour retransmettre à la télé leurs mea-culpa tout creux, leurs discours faits d’air et de monstrueuses condescendances. Je me demande combien de temps les gens qui récupèrent les aigreurs au téléphone, les fatigues, les craquages, vont tenir. Je me demande combien de temps on va toustes tenir, à naviguer dans la crise de nerfs et la crise tout court, à se tenir bien au chaud les uns contre les autres puis à exploser de colère la minute d’après, je me demande comment on va faire pour contenir toute cette méchanceté que le putain de monde nous inspire, ce désordre moral monumental, ces gens qui logent des SDF dans les écoles et qui se font punir, ou ceux qui font traverser les montagnes à des migrant·es pieds nus et congelés et qui se font punir, ou ceux qui protègent le vivant contre le béton et qui se font punir. Je me demande comment on va faire pour vivre avec des nazis qui n’ont pas peur de crier dans la rue, le policier qui a tué Nahel en liberté avec sa cagnotte d’un million d’euros, Depardieu bien au chaud dans sa baraque. Comment on va faire pour que tous ces détraqués en payent le prix et qu’on arrête de le faire pour eux ? Quand est-ce qu’on arrête de décrocher le téléphone qui vocifère ?