MÉDIA ENGAGÉ SUR LES ONDES
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Des interstices – épisode 0 : Faille

Par Alyss Haller

Illustration d’Anastasia Renauld (@ar_studio_da)

Je suis une faille du système.

« Fissure, cassure », « défaut, faiblesse »1. Avec moi, quelque chose n’a pas marché. Il faut bien se rendre à l’évidence : j’ai foiré quelque part.

Tout semblait pourtant s’annoncer sous les meilleurs auspices : enfant, de bonnes notes, pas de vagues. Polie, sage, obéissante. J’avais une excellente capacité à comprendre ce qu’on attendait de moi, et à y répondre consciencieusement de manière systématique.

Tout le monde était très content.

Mes professeur·e·s, pour qui j’étais une élève modèle.

Mon université, quand j’ai décroché du premier coup l’agrégation externe de lettres modernes à vingt-deux ans.

Mes parents, quand j’ai embrassé la voie respectable de l’enseignement, qui me permettait d’accéder à la sécurité financière ainsi qu’au statut de propriétaire.

La société, que je contribuais à faire tourner en payant mes impôts et en éduquant les jeunes générations.

J’étais l’image de la réussite : de beaux diplômes, un bel appartement, une belle réputation, et même un bel amoureux.

Et puis, tout s’est méchamment cassé la gueule.

Un beau jour de juin 2019, le verdict tombe : mon père, atteint d’un Alzheimer précoce qui le rend violent, doit être placé dans un établissement spécialisé. Étant donné le coût des soins (plus de 2000€ par mois), ma mère n’a pas d’autre choix que de vendre leur maison.

J’assiste, impuissante, à l’effondrement de leur existence.

Deux jours plus tard (ou plus tôt, je ne me souviens plus bien), j’apprends que suite à la Réforme du lycée2, un poste de professeur de lettres va être supprimé dans l’établissement où je travaille depuis sept ans. Il devrait s’agir du dernier à avoir été pourvu, mais par un enchaînement de circonstances, il se trouve que ce sera le mien.

Dans la foulée, je me sépare de mon compagnon.

Ça aurait pu n’être qu’un banal accident de vie : on trébuche, on se relève et on reprend sa route. Des nuages bientôt chassés par le vent : après la dépression, l’anticyclone.

– Mais non. La « fissure » s’est transformée en crevasse, puis en abîme sans fond. Le bel édifice a craqué, et me voici sans savoir quoi faire de ses ruines. « Défaut, faiblesse. »

Voici quatre ans que la foudre a frappé et je ne me suis pas relevée. J’ai pourtant tout bien fait comme on m’a dit.

Je suis donc, selon toute apparence, une faille du système – à moins que la faille, ce soit précisément le système.

Du verbe faillir, issu du latin fallere : « tromper »3. Une gigantesque arnaque.

Si on regarde bien, rien n’a jamais vraiment marché.

Tout le monde était content – sauf moi.

Dès le début de ma scolarisation, j’ai été rejetée par mes pairs, sans en comprendre la raison. Il faut croire que mes bonnes notes avaient un prix : mise au ban de la communauté des élèves fréquentables, harcèlement, et autres joyeusetés. J’endurais en souriant, à grand renfort de déni : après tout, j’étais sur le droit chemin, tout devait donc nécessairement être dans l’ordre des choses (avant même d’avoir lu Candide, j’en étais l’incarnation parfaite).

Ma réussite académique a eu un autre prix, bien plus élevé : l’enfouissement de mes rêves, c’est-à-dire de moi-même. Ce qui m’attirait, c’était la musique. « Pas un vrai métier », m’objectait-on. Avec mes capacités, je me devais de viser l’excellence. Encore heureuse qu’on m’ait laissé étudier les lettres. Alors, je me suis construit une histoire qui me permettrait de donner du sens à mon renoncement : ma motivation pour passer l’agrégation, c’était d’avoir un métier qui me laisserait suffisamment de temps pour me consacrer à la musique – donner quinze heures de cours par semaine, ça paraissait plutôt cool. J’ai adhéré au récit social : « travaille bien, tu auras des bonbons ». Pire : je l’ai fait mien, me piégeant dans ma propre rhétorique.

Spoiler : je me suis fait ken mes bonbons. Mais une fois enrôlée dans la machine, je n’ai plus su en ressortir. J’ai encore serré les dents. Jusqu’aux burn-outs (trois pour le prix d’un).

Fail4, dirait-on d’après l’anglais. J’y suis retournée, pour ne pas en être un, d’échec.

Et puis juin 2019 est passé par là, pour me rappeler à l’ordre. Un bon drame familial, ça a le don de remettre les pendules à l’heure. Et l’heure était venue d’arrêter de nier l’évidence : ce système, à moi, il ne me convenait pas. Il n’avait vraisemblablement pas non plus convenu à mes parents, qui avaient passé leur vie à travailler pour lui dans l’espoir de profiter d’une paisible retraite à la campagne. Re-fail.

Une fois la réalité regardée en face, je n’ai plus pu me cramponner à mes illusions : ma jolie petite histoire s’était fissurée de partout, et moi avec.

Qu’à cela ne tienne. J’écrirai donc depuis les interstices.

Du latin interstare : « se trouver entre ». En marge des catégories, n’entrer dans aucune case. « Le cul entre deux chaises », pour employer une autre expression fleurie.

J’ai bientôt quarante ans ; il paraît que j’en fais dix de moins : plus vraiment jeune, pas encore vraiment vieille. Je suis une femme, mais pas complètement si j’en crois certain·e·s, puisque je n’ai pas enfanté, et n’en ai pas l’intention. Je ne suis ni hétérosexuelle, ni homosexuelle. Je suis professeure sur le papier, mais je n’exerce plus depuis deux ans. À l’inverse, je fais un travail d’autrice, j’ai publié un roman que je tâche de promouvoir, mais n’ai été adoubée par aucune instance éditoriale reconnue. Pareil pour la musique. Je pratique l’art en fantôme, en infiltrée. En outre, je n’ai pas voulu « choisir » : je fais donc un peu de tout, sans me fixer nulle part – l’image de l’instabilité, ou de l’indécision.

Moi, je dis que je suis à l’intersection.

Et si cette position, aussi inconfortable soit-elle, me permettait justement de porter un regard singulier sur le monde ? Si habiter la faille, l’incarner peut-être, c’était ça, mon super pouvoir ?

J’écrirai depuis les interstices, puisqu’il le faut5, et je fais le pari que je n’y suis pas seule – ce monde n’a pas fini de craquer.

  1. Source : cnrtl.fr
  2. L’une des mesures de la réforme de 2019 fut la suppression des séries de spécialité en classe de première, qui a eu pour effet de rassembler indistinctement les élèves au nombre de 35 (ou plus) par classe (là où certaines séries bénéficiaient encore d’effectifs plus humains). Plus d’élèves par classe = moins de classes = moins de professeurs requis (= économies).
  3. Ibid.
  4. Du verbe anglais to fail : « échouer ».
  5. Du verbe falloir, ou du verbe faillir (même combat).

Retrouvez toutes les réalisations d’Alyss Haller sur son site.