MÉDIA ENGAGÉ SUR LES ONDES
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Des interstices – épisode 1 : Être et ne pas être (une autre histoire de cases)

Par Alyss Haller

Photo de Yeyo Salas sur Unsplash

Je fais partie de ces personnes pour qui le fait d’avoir été mises au monde ne constitue pas une raison suffisante pour y rester : j’ai besoin d’un sens, un truc un peu métaphysique qui me donne l’impression que mon existence ne se résume pas à une suite d’actions vaines et prédéterminées (manger – dormir – travailler – consommer – se reproduire). Que je participe à quelque chose de plus grand que ma petite personne, à quelque chose de beau.

Comme tu peux facilement l’imaginer, quand partout autour règnent individualisme, consumérisme et capitalisme, il s’agit là d’un challenge sans cesse renouvelé, et il m’est arrivé plusieurs fois de me demander ce que je pouvais bien foutre dans ce monde où tant de choses me paraissent si absurdes.

La première fois que je fis part à mon entourage de mes considérations existentielles, les réactions furent sans appel : « Tu réfléchis trop ! », « Mais tu as tout pour être heureuse ! C’est quoi ton problème ? », et ma préférée : « Tu devrais te faire aider » (ahem).

Autant te dire que ça ne fit pas vraiment avancer le schmilblick.

La fois suivante, je résolus de la jouer plus fine : je changeai de tactique, gardai pour moi mes états d’âme, et posai directement aux gens cette question innocente : « C’est quoi, à toi, ta raison de vivre ? Qu’est-ce qui fait que tu te lèves le matin ? » Je m’attendais à des réponses du style : « mes enfants / mon amoureux·se / mon travail / ma famille / ma foi / l’espoir d’un avenir meilleur / ma passion pour les cochons d’Inde de Colombie équatoriale », et je me préparai à établir une classification, façon enquête sociologique à échelle réduite.

Je n’étais pas prête pour ce qui allait suivre.

À mon grand étonnement, beaucoup se contentaient de me regarder avec effarement, comme si je venais de proférer une énormité, et finissaient par hausser les épaules en balbutiant, l’air embarrassé : « Je ne me pose pas ce genre de questions. »

J’avais l’impression d’avoir dérangé l’ordre des choses, d’avoir bafoué une sorte d’interdit tacite universel, attenté à l’intégrité d’une construction sociale fragile dont le premier commandement serait : « Tu ne penseras point. »

La troisième fois, je me le tins pour dit, et fis donc preuve d’un peu plus de savoir-vivre en confiant mes dangereuses préoccupations à une personne que cela ne risquait pas de perturber : d’une part parce qu’elle avait l’habitude de tout entendre, et d’autre part parce que je la payais soixante-dix euros de l’heure. J’expliquai donc à la psychologue en face de moi que je cherchais une raison de rester en vie.

Là encore, rien n’aurait pu me préparer à la suite.

La psychologue, d’un air grave, sortit de ses dossiers un questionnaire dont elle me lut chaque item sur un ton monocorde. On se serait cru dans un hors série de Marie-Claire : peut-être qu’à la fin, en comptant le nombre de ronds, de carrés et de triangles, je connaîtrais le sens de mon existence.

Il y avait des questions faciles : qu’est-ce que j’avais mangé à mon dernier repas (brocolis, tofu et nouilles de riz à la sauce soja et cacahuètes), à quand remontait ma dernière douche (la veille au soir). Et d’autres plus difficiles : sur une échelle de 0 à 10, à combien évaluerais-je la souffrance causée par le sentiment de solitude – et là j’étais bien embêtée, parce qu’elle n’a pas voulu me dire si la question portait sur le plan émotionnel ou philosophique, ce qui changeait totalement le résultat.

À chacune de mes réponses, elle cochait avec application une case sur son formulaire. Après une bonne heure de cet interrogatoire, elle m’annonça avec le plus grand sérieux qu’elle préconisait une hospitalisation immédiate, et que si je m’y opposais, elle pouvait appeler les pompiers pour qu’ils m’accompagnent.

J’étais sidérée, choquée.

Choquée que ce que je vivais comme une crise métaphysique m’ait valu une menace d’internement forcé ! Choquée qu’une professionnelle de santé se base sur un test avec des cases à cocher pour décider de quelque chose d’aussi grave que priver quelqu’un·e de son libre-arbitre, s’agissant de quelque chose d’aussi complexe que la psyché humaine (au passage, je ne comprends même pas comment on peut penser qu’enfermer une personne contre son gré dans une chambre laide, au milieu de gens qui souffrent, en l’abrutissant de médicaments, c’est l’aider et prendre soin d’elle).

Je te rassure tout de suite, on ne m’a pas enfermée. Il se trouve que j’avais prévu de partir visiter Porto deux jours plus tard, et que je tenais beaucoup à ce voyage : la psy a fini par se laisser convaincre qu’a priori ce n’était pas vraiment cohérent avec un comportement suicidaire (j’ignore toujours si les brocolis et le tofu ont joué en ma faveur, ou l’inverse).

Mais toute cette histoire, avec ses épisodes successifs, m’interroge : pourquoi le seul fait de poser cette question a-t-il suscité des réactions aussi vives ? Pourquoi ça fait si peur aux gens ?

Je pense qu’une partie l’associe immédiatement à l’idée de la mort : le simple fait d’envisager, ne serait-ce que de manière purement théorique, la possibilité de mettre fin à sa vie, déclenche l’effarement. En cause, notre vision de la mort : on a coutume de l’opposer à la vie, d’en faire son antagoniste menaçant, un synonyme de fin dernière, de néant, de perte définitive. Alors qu’à l’échelle de l’univers, la mort n’a rien de terrible : elle fait partie intégrante du cycle de la vie, elle est même absolument nécessaire à la perpétuation de la vie (imaginez un monde où personne ne mourrait plus : nous serions rapidement face à un problème de taille pour assurer la subsistance de tous·tes – d’ailleurs, nous y sommes déjà confronté·e·s). À l’intérieur de notre corps même, des cellules meurent chaque jour pour que de nouvelles puissent les remplacer : nous portons la mort en nous-mêmes ; seulement elle ne se distingue pas à proprement parler de la vie, il s’agit d’un processus qui n’a de début et de fin que les moments sur lesquels nous choisissons de porter notre attention, et l’échelle à laquelle nous l’observons. Les frontières que nous voyons sont toujours celles que nous traçons : elles sont le produit de conventions humaines, déterminées par nos capacités de perception et nos limites cognitives.

Pour d’autres, poser la question des raisons de vivre revient à ouvrir un abîme, pointer un vide existentiel angoissant : on ne sait pas vraiment pourquoi on est là, parce qu’en vérité on ne sait rien ou pas grand chose, et que la vie n’a semble-t-il d’autre sens qu’elle-même.

Moi, j’aimerais que cette question, on puisse la poser sans que ce soit un problème. Sans que ça blesse les gens, sans que ça les fasse paniquer, sans que ça risque d’être perçu comme un signe de fragilité psychologique, voire de pathologie mentale dangereuse. Parce que l’ériger en tabou, ça ne fait que diviser, stigmatiser et enfermer celles et ceux qui se questionnent dans une détresse d’autant plus grande qu’elle est vécue dans l’isolement ; et c’est que réside le véritable danger. J’aimerais qu’on puisse partager nos peurs et s’interroger ensemble, et admettre ensemble qu’on est peu de choses et qu’on n’est pas indispensables sur Terre, et qu’on ne sait pas où on va et que c’est ça qui est beau, parce qu’on peut décider nous-mêmes du (des) sens qu’on donne à nos vies, et parce que c’est à plusieurs qu’on peut construire encore plus de sens. Et c’est ce que je retiendrai de cette suite d’événements : se sentir lié·e·s, par la parole, les émotions, par nos failles, par notre humanité tout simplement, c’est ça, finalement, qui fait sens.

Après tout, nous ne sommes pas autre chose que les cellules d’un corps immense.