Par Charlotte Giorgi
Parce qu’il y a les grands et les petits courages, les unes des journaux et les efforts plaintifs du quotidien. Tout ça fait partie de cette époque qui se dérobe sous nos pieds, et qui a de nombreux visages.

Navalny est mort dans sa prison cette semaine. A été assassiné, sans doute. Sur les réseaux, les gens partagent une vidéo dans laquelle on lui demande ce qu’il voudrait dire au cas où il serait tué. Il dit “n’abandonnez pas”. Navalny, au fait, c’était le principal opposant à Vladimir Poutine, en Russie, et dans le monde.
C’est une histoire digne de films d’espionnage, de drames politiques, de pièces de théâtre grandioses. Un martyr, et des enseignements de courage, de sacrifice, et d’une certaine idée du bien. C’est une réalité qui s’étale dans les journaux, même ici, en France. Ce qu’il faut en retenir, apparemment : la mort ne triomphe pas des idées qui valent le coup. Il faut des gens pour prendre le relai, des gens pour se battre, des gens pour “ne pas abandonner”.
Jusque là, il n’y a pas de grand rapport avec mes grands-parents, qui vivent dans un petit village du Grand Est, un peu isolés. La nouvelle de la mort de Navalny leur est parvenue à eux aussi, sans doute. Ils étaient malades, il y a quelques jours. Couché·es. Ma mère, impuissante au téléphone à des centaines de kilomètres de là, avait tenté s’assurer que ma grand-mère resterait tranquille. Pas qu’elle ne soit pas docile ou au contraire une grande gigoteuse, mais parce qu’elle est une femme. Parce qu’elle a plus de 80 ans, mais que sans elle la maison ne tourne pas et mon grand-père ne sait pas manger. Les femmes doivent être les mères de tant de personnes, mais c’est un autre sujet, et comme on s’éloigne déjà beaucoup de Navalny, je vais essayer de ne pas trop déborder dans la colère. Celle-ci se doit d’être précise. En bref, ma grand-mère a répondu à ma mère comme si ça rentrait par une oreille et sortait par l’autre : “oui oui, je reste tranquille – bon à part pour [insérer la liste interminable de travaux domestiques que ma grand-mère considère aussi indispensables à la survie de la maisonnée que sa propre respiration].”
Ma mère est inquiète, pour ça, mais aussi parce qu’il n’y a personne pour les aider. Quelques amis qui vieillissent aussi (la dernière fois, une amie venue prêter main forte à mon grand-père qui était tombé de sa chaise s’est trouvée incapable de le relever – lui trop lourd, elle à bout de force), la famille bien occupée et bien éloignée, et pour le reste, quelques écureuils dans le jardin qui n’auraient rien pu faire. Alors ma mère s’inquiète. Ma mère s’inquiète parce que sur ces sujets, le bien contre le mal et les combats qu’il faudrait mener en une des journaux, ça recule. Le progrès ne stagne même pas : il disparaît. Il n’y a plus de médecin dans la ville de mes grands-parents. L’hôpital le plus proche est déjà trop loin. Et les Une des journaux restent silencieuses. Il y a le courage de Navalny, incroyable, formidable, spectaculaire. Et je ne dis pas que les journaux n’auraient pas du en parler, qu’on me comprenne bien. Juste, parfois, il y a ici aussi les courages obligatoires, ceux qui n’ont rien demandé et qui ne se voient pas, celui de ma grand-mère, octogénaire, qui se lève avec de la fièvre et personne pour la soigner. Qui s’en remet aux bons vieux remèdes, parce qu’ils seront moins éphémères que les cabinets de médecins qui ne veulent pas se traîner dans ces contrées reculées.
On ne sait plus quoi dire tant les mots ont déjà prouvé leur inefficacité dans ce domaine-là : les urgences sont surchargées, on ne sait plus où donner de la tête et notre système de santé s’effondre, tout comme ce qui est public, bien commun, intérêt général, qui ne génère pas de profit, d’histoire extraordinaires. Courage ordinaire. Alors comme on est touché·es en plein coeur par l’histoire de Navalny, et la manière dont l’a traité notre affreuse époque, je me dis qu’il faut partager les courages de tous les jours, ceux qui ne seront pas affichés en grandes photos noires et blanches, et dont on devra pourtant faire le deuil le jour où ils ne tiendront plus, le jour où on n’y tiendra plus. Je me dis qu’on pourrait toustes raconter nos déserts médicaux, leur donner des visages de malades condamnés à le rester, nommer celles et ceux qui en souffrent, sortir la question des monstruosités budgétaires et des rapports parlementaires impersonnels, pour parler des forces insoupçonnées, et soupçonner les histoires glorieuses d’être un peu lugubres aussi, parce qu’il faut bien qu’il y ait des responsabilités dans tout ça.