Par Noa
Si devenir militant·e pour les causes qui nous touchent peut sembler stylé, courageux, et même chevaleresque, comment s’y retrouver lorsqu’on est rien de tout ça et qu’on voudrait quand même rajouter notre grain de sel dans les débats? Récit de Noa, une disqualifiée du militantisme.

Lorsque j’ai commencé à écrire cet article sur mon vécu militant, je me suis vue lister mes participations aux actions dans les luttes féministes, écologiste et de justice sociale. Les collectifs ou associations que j’ai co-créé avec des copaines. Les multiples apports sensibles, pratiques et théoriques dont j’ai bénéficié. Les rencontres faites. Un CV militant en somme. Comme une personne faisant la liste de ses conquêtes sexuelles ou romantiques afin de justifier à ses adelphes toute sa juste place dans la communauté queer. Une personne devant faire preuve de sa bonne foi d’hystero-gauchiasse.
Ces besoins de légitimité et de reconnaissance par les pairs sont terribles. Ils sont à mon sens de véritables freins à l’endurance de l’engagement. Et sont étroitement liés à la pureté militante. Cette espèce d’archétype de l’activiste idéal·e que tout le monde a plus ou moins en tête selon ses références, sa culture militante ou ses années d’expériences sur le terrain.
Pour mieux comprendre d’où je parle, voici mon socio-profil ; à 31 ans, j’ai principalement milité dans des cercles féministes. Je suis passé d’un engagement des idées à une pratique de terrain plus directe. J’ai cotôyé les milieux auto-géré, anti-fasciste et écologiste, principalement en Bourgogne Franche-Comté. Le reste du temps, je suis salariée à temps partiel dans une association du médico-social. J’y ai un poste de cadre avec les responsabilités et les conditions matérielles associées. Je suis une femme blanche, cis-genre non valide et non-hétéra. J’habite en ville, dans une maison avec trois colocataires humain.es et non humain.es. Je suis du ventre mou de la classe moyenne.
Trouver ma place est un enjeu intime profond chez moi, et j’ai eu l’espoir de l’avoir trouvée au sein des cercles féministes et de la communauté queer militante de ma ville. Je m’y suis donnée toute entière ; mon temps hors du travail salarié, mon énergie et ma santé tant physique que mentale. Trouver ma juste place sans oppresser avec mes privilèges de classe, c’est beaucoup d’essais-erreurs inconfortables.
Lors de ma période militante la plus active, je me sentais dans une famille choisie. Entre militant.es, nous partageons des expériences intenses en émotions. Nous sommes rassemblé·es autour de la même énergie de transformation et de lutte. C’est beau, c’est puissant. Ça se loge dans les tripes et le cœur. Un merveilleux outil de formation politique aussi théorique que stratégique. J’ai aimé m’oublier dans l’action politique et dans l’attention portée au collectif.
Mais le militantisme est une fonction sociale si exigeante, que le moment de basculement vers le bas est vite arrivé. Le soutien matériel et social du milieu permet à ce jeu d’équilibre de tenir, un temps. Pour ma part, je me nourrissais beaucoup de cet enveloppement affectif. Tellement que si je pouvais ressentir le besoin de m’en distancier, j’avais aussi très peur de l’isolement, du rejet et de la déliaison que ça pourrait entraîner.
Malgré une sincère bonne volonté, les pratiques militantes reproduisent ce jeu de la compétition sociale et de la hiérarchisation de l’estime, au concours du ou de la meilleur·e militant·e. Ce jeu à sens unique m’a lassée. Le fonctionnement frôle celui de l’algorithme des réseaux sociaux où plus tu te montres, plus tu es vu·e, reconnu·e et être de confiance face à la communauté.
Erika Nomeni évoque dans son ouvrage “L’amour de nous-même” un autre type de règles : « dans la communauté queer, soit-disant plus politisée, on dira volontiers qu’on n’aime pas les normes. On en recrée en réalité qui s’approchent des normes dominantes : les corps « tendance » sont toujours des corps minces et blanc, même s’ils sont tatoués. Certains poussent jusqu’à faire semblant d’être moches, en s’habillant mal et en se faisant des coupes mulet. Certain-es diront évidemment qu’iels déconstruisent le genre, bien que les meufs fem aient toujours autant la côte, surtout si elles sont blanches, cis et minces. »
Je ne suis ni butch, ni androgyne, ni punk. Mais blanche et perçue comme mince. Je me retrouve dans cette pression discrète à performer dans la radicalité.
Aurore Koechlin, dans La Révolution Féministe, parle de “radicool”. Génial, non ? Pour elle, au sein de certains cercles militants, la radicalité est cultivée pour elle-même, une radicalité plus de posture que de stratégie, comme une performance de soi pour se faire valider par ses pairs. Je la rejoins aussi sur ce sentiment de prêcher des convaincu·es et d’être coupé des masses de celleux là même que l’on pense défendre.
Cette dynamique revient à une forme de déconstruction qui avance en excluant ou à un miroir inversé de la domination déconstruite.
La productivité y est valorisée, avec le capacitisme, la disponibilité et le validisme qui vont avec. Aller toujours plus vite, toujours plus loin, toujours plus fort, toujours plus grand. Dans ce sens, les exigences et les attentes du milieu militant sont proches du capitalisme contre lequel il lutte, une conception viriliste et guerrière. Les personnes qui ne peuvent s’y contraindre ou qui en sont le plus critique, sont les premières à lâcher, à se cramer… une dynamique inégalitaire et culpabilisatrice qui passe aussi par la compensation de celleux plus actif·ves jusqu’à s’épuiser à leur tour. Le milieu militant souffre de l’image de la personne forte et puissante, véhiculée à travers des normes non assumées.
Qui peut bien se permettre de mettre la lutte avant sa santé ?
Comme beaucoup de personnes sexisées*, je ne me sens pas légitime pour tout un tas de sujets ou de situations. Et des crises de légitimité, y’en a beaucoup dans le militantisme. Il suffit qu’une personne ne soit pas concernée, pas assez déconstruite, trop ceci ou pas assez celà, elle se musèle, s’auto-censure.
Au printemps 2023, j’ai pris mes distances. Je ne parlerai pas d’un épuisement militant, ce n’est pas ainsi que je l’ai vécu. Mais davantage comme un désenchantement (big up Mylène) progressif.
Je ne pouvais manifestement pas suivre le rythme, et mon estime de moi en prenait pour son grade. Je me sentais dépendante du milieu tout en m’y sentant insécurisée, ce qui augmentait mes angoisses affectives. Mon anxiété sociale n’a pas été ménagée en ces lieux dits “safe”. Je ne me reconnais pas dans les codes valorisés ; esthétiques et performatifs. Je suis doute, nuance, indécision, observation et questionnement. Je suis davantage tristesse que colère. Toutes formes de violences me terrifient voire me paralysent. Je suis sensible aux dynamiques collectives et interpersonnelles. Je me sens souvent plus menacée par moi-même que par mon environnement. Je suis bien éloignée des compétences psycho-sociales demandées pour le poste de militant·e. Je suis désormais hors concours, disqualifiée.
Toutefois, il m’est encore douloureux de faire le constat des changements sociaux qu’a impliqué cette distanciation choisie : des ressentiments, des gênes, des incompréhensions, des déceptions, des ruptures, des silences, des rendez-vous manqués, des amitiés avortées.
Je ne pourrais pas militer de nouveau sans un équilibre affectif stable. La lutte n’a pas le temps et a toujours mieux à faire que de prendre soin. Les urgences matérielles et calendaires passent avant. Et lorsque le.a militant.e a le temps, iel reprend des forces avant de retourner au front.
Je veux avoir le temps de cuisiner, dormir, être avec mes proches, créer, écrire, bouger, danser, lire, marcher, faire de la merde, m’ennuyer, ralentir (cf Courir l’escargot de Lauren Bastide).
Est-ce que cela fait de moi une personne seulement passivement opposée à la culture viriliste, blanche, capitaliste, hétérosexiste ? Est-ce que cela fait de moi une lâche, une déserteuse ?
Le.a militant.e court après le temps. Il y a urgence de tout révolutionner, et c’est souvent une question de vie ou de mort. Mon urgence est autre. L’urgence de lutter pour le soin, de soigner celleux qui luttent. Le soin n’est pas au centre des préoccupations alors même que la confrontation à la violence est quotidienne. La violence en est devenue si banale qu’elle en est normalisée, faisant de bons petit.es combattant.es à l’affectivité froide.
Pierre Niedergang (Vers la normativité queer) avance que « la critique du pouvoir psychiatrique et disciplinaire, hérité notamment du philosophe Michel Foucault, conduit les anti normatif.ves radicaux.ales à évacuer et exclure la question de la santé psychologique”. Il propose alors de “penser l’action politique à partir du traumatisme, à partir de la politisation des affects, à partir du tissage et de la réparation”.
Ce besoin de trouver ma place est toujours inassouvi. Ni le militantisme ni les amitiés féministes ne m’ont soignée. Ce n’est certes pas leur but. Certaines plaies ont été pansées, d’autres de manière plus temporaire. Il me reste à trouver ma place ailleurs. Un équilibre à trouver autrement.
Les mêmes valeurs m’animent et donnent du sens à ma fragile existence. Je tâtonne, je cherche ailleurs, je continue de me perdre et m’échoue à d’autres endroits.
*personne sexisée : terme utilisé pour les personnes concernées par le sexisme, donc par la domination des hommes cis hétéro.
Ressource complémentaire :