Par Alyss Haller
Depuis plusieurs mois, Alyss vous raconte dans cette chronique ses aventures entre deux eaux, hors normes, indéfinies. Elle s’évertue à casser pour nous avec son petit marteau de mots les cases qui nous ratatinent – pour nous donner tout l’espace de nous déplier dans nos vies. Aujourd’hui, on parle de langues pendues (ça tombe bien).

1. Par-delà les frontières
Figure-toi qu’entre deux-trois scrutins estivaux, ma toute première expo subventionnée et un changement de formule de mutuelle, j’ai trouvé le temps de caser dans mon agenda une petite expatriation – ou immigration, selon le point de vue d’où tu considères la chose.
Bref, j’ai ajouté un nouvel inter- à ma jolie collection : international.
Depuis le 19 août, j’expérimente donc la situation singulière qui consiste à ne plus être vraiment chez soi dans son pays de naissance (plus d’appart, plus de voiture, plus de travail, plus de carte de paiement… même ma carte Vitale a été désactivée, imagine-toi l’angoisse !), sans l’être tout à fait non plus dans son nouveau pays de résidence (« résidente temporaire » : c’est mon statut officiel). Personnellement, du moment que c’est moi qui ai choisi de faire ce pas de côté, je préfère le voir comme une expansion de mon milieu de vie : en vrai, je me sens chez moi un peu partout – pourvu que j’aie un endroit qui ferme à clé et une connexion internet. D’autant plus que sur ce coup-là, je n’ai pas pris énormément de risques niveau difficulté d’intégration, puisque mon choix s’est porté sur une province francophone dans un pays occidental : le Québec. Je n’ai donc pas à affronter la fameuse « barrière de la langue », comme on dit.
Du moins, c’est ce que je pensais : je n’avais pas anticipé ce qui va suivre.
2. France Soir
Québec, un soir de semaine. Ça doit faire quelques jours qu’après d’intenses recherches et rebondissements, j’ai fini par trouver un logement : je peux enfin souffler un peu. Une fille nouvellement arrivée aussi, avec qui j’ai sympathisé, me propose de me joindre à elle et à un petit groupe dans un pub. Me voici donc installée devant un verre de cidre local, prête à passer une soirée détendue et à faire de nouvelles connaissances – un poil déçue qu’il n’y ait que des Français·es autour de la table, mais puisque je le suis moi-même, il serait bien malvenu (et so frenchy) de me plaindre. L’animation blind test à base d’étranges reprises reggae de classiques pop rock fournit les premiers sujets de conversation, puis celle-ci roule inévitablement sur nos premières impressions à quelques jours de notre arrivée. L’enthousiasme domine : chacun·e partage en vrac ses découvertes et raconte avec humour ses petites mésaventures d’expat’ (« Mais où est-ce qu’on peut trouver une serpillère, ici ? » « Vous vous en sortez, vous, avec le calcul des taxes et des pourboires ? »).
À un moment, je saisis au vol une phrase qui me fait tiquer : « Les Québécois nous trouvent hautains parce que nous, on parle bien français. »
Ces mots, énoncés sans penser à mal, ont suscité en moi une réaction de révolte épidermique, qui s’est aussitôt abattue sur leur locuteur (appelons-le Jean-Kévin) abasourdi. Je crois avoir prononcé l’expression « discours colonialiste » – qui, avec le recul, me semble un jugement quelque peu hâtif, attendu que je n’avais pas pris la peine de vérifier le degré d’adhésion dudit locuteur à ces propos. Était-ce la remarque authentique d’une personne québécoise qui trouvait que les Français·es manifestaient un sentiment de supériorité à son égard ? Cette personne pensait-elle réellement que ces dernièr·es parlaient mieux qu’elle ? ou croyait-elle que c’était leur conviction sans la partager pour autant ? Ou bien, était-ce la remarque d’une personne française qui se serait sentie jugée voire rejetée par des Québécois·es, et expliquerait ce rejet par leur sentiment d’infériorité vis-à-vis de sa maîtrise de la langue, supposée meilleure ? Ou encore, était-ce l’interprétation de Jean-Kévin lui-même ? Même si ça ferait une différence substantielle, j’ai presque envie de dire qu’au fond, là tout de suite, on s’en fout : l’idée n’est pas de clouer qui que ce soit au pilori (j’ai toujours rêvé d’utiliser cette image dont le pouvoir évocatoire me ravit). D’ailleurs, ma propre réaction dit aussi quelque chose de moi, et de ce que j’ai pu projeter à ce moment-là sur les paroles de J-K, à l’aune de mon expérience toute personnelle, de l’état limité de mes connaissances, de l’heure de mon dernier repas et du jour de mon cycle menstruel : bref, de mon irréductible subjectivité.
3. Où il est question d’oursons mignons et de petits hommes verts (mais surtout de nuances)
Alors, qu’est-ce qui s’est joué là pour que je sorte à ce point de mes gonds, moi qui ai d’ordinaire l’agressivité d’un chaton croisé avec un bisounours (si si, même en phase lutéale – les concerts de métal ne comptent pas) ?
Tout simplement cette idée sous-jacente (qui, qu’on la partage ou non, imprègne l’inconscient collectif) qu’une nation serait dépositaire du « bon usage » de la langue française au détriment des autres pays francophones. Et, si l’on décortique un peu plus ces présupposés, que la langue puisse être utilisée comme un instrument de domination sur autrui, ou de discrimination (tiens, revoilà notre barrière !). Comme s’il ne suffisait pas qu’elle eût été historiquement imposée à des gens qui n’avaient rien demandé, il faudrait encore qu’aujourd’hui quelqu’un vienne leur faire la leçon sur la manière dont il est convenable ou pas de se l’approprier ? Et à quel titre ? C’est drôle comme quelque chose censé nous rapprocher (en nous permettant de communiquer) peut être retourné en son contraire (ça marche avec plein d’autres trucs, tu remarqueras).
Pourquoi, au lieu de vouloir instaurer une hiérarchie de valeur ou de correction entre différents usages, ne pas les voir comme autant de possibilités et d’enrichissements d’une même langue VIVANTE, c’est-à-dire changeante et évolutive, capable de s’adapter à la multitude de situations, de contextes, d’interlocuteur·rices qu’on croise dans la vraie vie ? Comme autant de choix variés, avec chacun ses nuances, sa couleur, ses connotations particulières ?
N’en déplaise aux vénérables garants d’un ordre fixiste et autres puristes en habit vert (non, pas les leprechauns), le français ne s’est pas fait tout seul (comme toute langue, il s’est forgé au contact et sous l’influence d’autres langues), et n’est pas resté identique à celui qu’on parlait au XVIIIème siècle, fort heureusement (d’ailleurs, si on juge de la « pureté » d’une langue à sa conservation, autant parler italien : c’est la langue la plus proche du latin, d’où découle majoritairement le français). Mais passons. Tiens, d’ailleurs, ça me fait penser à une anecdote qui date de l’époque où je préparais l’agrégation de lettres : « Si vous utilisez un mot qui n’existe pas, ça s’appelle un barbarisme, et c’est une grosse faute, a dit un jour un professeur. Quand vous serez agrégé·e, vous aurez le droit de dire que c’est un néologisme. » CQFD.
Moi, mon kiff, c’est d’utiliser la langue dans toute l’étendue de sa richesse. Et aussi, d’observer les manières de parler et de comprendre ce que ça dit. Quand quelqu’un à Québec me demande : « ça va-tu ? », je ne vois pas l’intérêt de dire que « ce n’est pas français ». En revanche, je trouve très intéressante cette manière de renforcer l’interrogation tout en impliquant personnellement le ou la destinataire avec l’ajout du pronom « tu ». Je ne vois pas une faute : je vois un supplément de sens, une subtile différence dans l’intention et l’attitude discursive. De la même manière qu’ interpeller sa pote en l’appelant « Gros » ou « Frère » ne signifie pas qu’on ne sait pas parler correctement français, mais simplement qu’on utilise des codes de langage qui façonnent la relation en se référant à certain contexte.
Le tout est bien sûr d’en être conscient·e ; à partir de là, comme on dit ici (ou là-bas, selon ton point de vue) : « c’est ben correc’ ».