Par Laura Wolkowicz
Ah bah oui, vous la voyez venir cette question terrible qui nous travaille toustes : comment gérer les turbulences d’une amitié lorsqu’elles sont politiques ? Comment, dans une société qui punit et qui exclut pour seule réponse aux problèmes, trouver les ressources et les réponses à des relations qui se crispent et se contredisent sur des fondamentaux ?

On dit souvent « Dis-moi qui tu fréquentes, je te dirai qui tu es » mais en cherchant des citations sur l’amitié, je suis tombée sur celle-ci aussi, de Paul Verlaine : « Il ne faut jamais juger les gens sur leurs fréquentations. Tenez, Judas, par exemple, il avait des amis irréprochables ». Est-ce qu’on peut dire que nos amitiés nous définissent ? Nos ami·es sont-iels nécessairement nos clones ? Peut-on lier des amitiés avec des personnes très différentes de nous ? Eloigné·es de nos valeurs ?
Ce sont les questions qui m’animent depuis que l’autre jour, lors d’une discussion en soirée, je me suis rendue compte qu’une amie d’une amie que je savais féministe et dont j’avais envie de me rapprocher pour pouvoir intégrer les cercles féministes madrilènes, était au final… une terf (trans-exclusionary radical feminist).
Pour celleux qui ne sont pas familier·es de ce mouvement, il s’agit d’une frange du féminisme transphobe, conservatrice et réac dont le principal argument est que l’inclusion des personnes transgenres (qui ne se reconnaissent pas dans le genre qu’on leur a attribué à la naissance) dans la lutte féministe la vide de sens et contribue à l’invisibilisation des femmes. En bref, un mouvement qui prend le féminisme comme paravent à une violence envers nos camarades trans, que l’on combat ardemment sur le média.
Imaginez ma tête quand elle a déversé ses arguments horribles… C’était la panique intérieure.
Après un débat au final plutôt raisonné (j’ai réussi à contenir mes hurlements) et une fois la porte claquée, je me suis retrouvée face à une question : “Ai-je envie qu’elle reste ma pote ?” – tiraillée entre l’envie de couper court à cette amitié ou d’accepter que nous avions des valeurs divergentes et que cela ne devrait pour autant pas faire barrage à notre amitié.
Pour certaines personnes la question ne se pose même pas, c’est “Thank you, next” direct ! C’est le cas d’un·e des rédacteur·ices de Motus qui m’a partagé que dans son cas, étant en relation avec une personne trans, il est évidemment impensable pour iel de donner suite à une telle amitié. Mais dans mon cas, me considérant pourtant transféministe, la décision ne m’apparaissait pas si limpide que cela.
Même si je considère mes valeurs comme la boussole de ma vie, me guidant dans mes choix, j’ai du mal à l’appliquer quand il s’agit de mes amitiés. Peut-être est-ce parce que l’amitié a une place si particulière dans ma vie que j’ai envie de la chérir et de la protéger de tout schéma politique compliqué ? J’ai envie qu’elle reste quelque chose de spontané et d’humain ?
Ces derniers temps, je me suis beaucoup politisée. J’ai donc tendance à regarder la vie avec des lunettes politiques constantes et cela a ruisselé sur tous les champs de mon quotidien – y compris mes amitiés – ce qui en fait un « pain point » (un mot de marketeuse que je suis qui désigne un point de friction, un irritant).
Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que je me pose cette question. Cela m’est arrivé à plusieurs reprises de reconsidérer mes amitiés, fatiguée que certaines de nos valeurs divergent, qu’iels aient une opinion politique différente de la mienne, qu’iels ne se sentent pas concerné·es par la cause écologique etc. S’agissant souvent de vieilles amitiés, cela s’est plus souvent soldé par de la distance ou une descente dans la hiérarchie de mes amitiés, que par une réelle rupture. Mais bizarrement, quand cela a concerné des membres de famille, cela m’a été beaucoup plus facile…
Cela vous est peut-être déjà arrivé à vous aussi de vous poser des questions similaires ? À la rédac, Rose s’est également posé cette question sur ses amitiés masculines et nous partagera peut-être bientôt ses réflexions ici aussi.
Bref, cette décision paraît pourtant simple… :
Se dissocier ou se séparer, telle est la question.
Mais beaucoup de critères rentrent en compte dans ce choix : l’ancienneté et l’intensité de cette relation, l’importance de cette valeur dans notre colonne vertébrale existentielle (parce que oui, au final, toutes nos valeurs ne pèsent pas le même poids dans la balance de l’amitié) et enfin ce que l’on gagne ou perd à travers cette relation.
Sauf qu’il ne s’agit pas de simples mathématiques – on ne sort pas la calculette, on n’applique pas je ne sais quel théorème de Machinchose – il s’agit de notre cœur, de l’affect, de l’humain. Difficile de rationaliser tout ça en un programme applicable et duplicable que l’on pourrait lancer automatiquement à chaque situation. “Le coeur a ses raisons que la raison ignore” dira-t-on. Toujours est-il que le relationnel et l’humain sont tellement importants pour moi, que j’ai souvent du mal à les réduire à une simple divergence d’opinions. Alors oui, je crois que j’ai plus souvent choisi la dissociation que la séparation…
Mais pour autant, est-ce qu’en décidant d’être liée d’une quelconque manière avec ces personnes, cela veut dire que je soutiens forcément leurs opinions et actions ? Ai-je envie que les gens m’associent à des valeurs ou des discours avec lesquels je ne suis pas d’accord en raison de mon lien amical avec leur émetteur·ice ? Certainement pas… Et là réside toute la difficulté de cette décision…
Alors, faut-il séparer l’ami·e de la politique ?
Je n’ai pas de réponse universelle ni de solution miracle à cette question existentielle. Mais si vous me lisez et que vous avez un quelconque éclairage à partager ou que vous avez trouvé la fameuse recette magique, n’hésitez pas à commenter ou à m’écrire en privé pour me partager votre opinion sur le sujet!
Résultat des courses : Cette fois-ci, j’ai dit NON. Je n’ai pas envie de poursuivre le développement de cette amitié. Cela me coûte plus que cela ne m’apporte. Ses propos sont encore bien ancrés dans mon esprit et me retournent le bide. Depuis dès que je fais de nouvelles rencontres dans les cercles queer et féministes, je suis hantée par la peur de devoir avoir à nouveau cette conversation et de devoir mettre fin à une amitié naissante.
Mais malgré tout, une croyance continue de m’animer et de briller plus forte que les autres : je n’ai pas envie de m’enfermer dans une bulle entourée uniquement de personnes étant tout le temps d’accord avec moi. Même si à force de dissociation, je frôle parfois la scoliose et l’épuisement émotionnel, je n’ai pas envie de couper le dialogue. En l’occurrence, même si la réconciliation entre ces deux pans du féminisme est impossible, j’ai envie de garder l’espoir qu’il existe un monde dans lequel, en continuant à converser, à comprendre ces autres, que l’on arrive un jour à atténuer le rejet et la haine qu’elle diffuse.
J’aime le débat, j’aime la remise en question et la contradiction et je refuse de m’enfermer dans ma propre bien pensance toute puissante. Nous vivons dans un monde de diversité et même si la tentation de l’entre-soi est très attrayante, je ne pense pas qu’il soit la solution magique pour créer une société dans laquelle nous serions toustes épanoui·es. Mais je reviendrai très prochainement sur le sujet.
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Turbulences, ce sont les chroniques d’une femme cis blanche privilégiée hypersensible qui décide de s’emparer et de décortiquer les turbulences sociétales et personnelles qui la bousculent. Un petit plongeon dans l’œil de la tempête pour un grand bain de prises de tête.