Par Lucas Cortella
Ici, quand une nouvelle plume débarque avec des choses à vous dire, ça veut aussi dire un nouveau vécu qui s’exprime, une perspective à ajouter à ce journal intime de la société, et de quoi décentrer nos regards. Lucas, ancien enfant placé, amène tout ça avec lui, et aimerait qu’on porte un peu de ses bagages, nous aussi, pour une fois. Demain, la journée s’appelle “journée internationale des droits de l’enfant”, une bonne occasion, si vous me passez l’expression, de s’en saisir.
C’est quoi être un ancien enfant placé ? Moi je l’ai vécu en grandissant dans la méfiance constante envers ceux censés me protéger. J’ai appris à survivre dans un environnement hostile, comme si j’avais gagné un ticket d’or pour l’instabilité. Mais en vrai, c’est bien plus lourd que ça. C’est devoir se construire avec le poids d’un passé rempli de peur, de solitude, et d’un sentiment d’abandon. Ce bagage, je l’ai porté trop jeune et il continue de peser sur ma vie d’adulte.
J’écris parce que je suis fatigué de voir toujours les mêmes promesses sans lendemain sur les problématiques qui m’avaient déjà écorché vif à l’époque. Fatigué, mais pas résigné. Au contraire.
Et quoi de mieux que tout ce bordel pour ce premier billet au sein du journal intime de la société ?
Je me souviens encore des annonces, des promesses et des réformes qui faisaient la une pour aider les enfants comme moi : la fin des placements en hôtels, un ministre délégué à la protection de l’enfance, les revalorisations des salaires des travailleurs sociaux… On nous disait que le changement était enfin là et qu’il suffisait d’aller voter.
J’espérais que l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) comprendrait que la bientraitance ce n’est pas juste un toit et un repas. Spoiler : c’est raté !
En réalité en 2024, je n’ai vu aucun mur de l’ASE trembler (sauf dans les discours politiques du style restrictions budgétaires…). Cette institution reste aussi rigide que le jour où j’en suis sorti blessé et désillusionné.
J’en ai lu, et je les ai vu ces histoires d’enfants maltraités par ce système. Celles où des jeunes filles se retrouvaient prostituées sous l’emprise de cinquantenaires. Celles où des mineurs finiraient par se pendre, seuls dans des accueils d’urgence miteux.
Et chaque fois qu’on échoue à faire mieux, c’est comme raviver des plaies parce que c’est le quotidien d’encore trop d’entre eux.
L’ASE en fait, c’est un peu comme un vieux navire qui prend l’eau de toutes parts prêt à sombrer dans les abysses, mais qu’on continue de rafistoler avec du ruban adhésif. Et dont trop peu de gens entendent les échos.
Quand tout ça me chamboule de trop, je me rappelle que je ne suis pas seul. Qu’il y a aussi des gens qui se battent pour ces enfants que le système laisse tomber.
J’en ai eu un aperçu lorsque j’ai décidé sur un coup de tête de me joindre à la manif’ du Collectif des 400 000 – collectif militant fondé pour défendre les droits des enfants placés – le 25 septembre dernier au Panthéon. Ce jour-là j’ai ressenti un sursaut d’espoir qui s’entremêle avec ce sentiment puissant d’indignation. C’était affligeant de constater que malgré les années qui passent la situation reste alarmante pour tant d’enfants. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 2023, le Collectif recensait 3 000 enfants à la rue et 10 000 jeunes abandonnés à leur majorité livrés à eux-mêmes.
Pour aller plus loin, en mai 2024, quand j’ai entendu parler de la commission parlementaire qui devait enfin faire la lumière sur les défaillances de l’Etat quant à son rôle de parent, j’ai choisi de m’engager au sein du Comité de Vigilance des Enfants Placés. C’est ma manière d’agir, de contribuer à faire bouger les choses à mon échelle. Car ce combat je le porte fièrement, comme les cicatrices d’un ancien enfant placé qui refuse de rester silencieux.
J’ai voulu y croire. Mais comme souvent, la réalité nous rattrape.
9 juin 2024, 20h : Macron annonce une dissolution.
La France entière se retrouve dans un brouillard politique qui durera bien trop longtemps : plus de députés, plus de gouvernement, plus de commissions… Dont cette fameuse commission parlementaire que nous attendions tant.
Encore un coup dur pour des enfants déjà bien trop habitués à l’abandon et l’échec.
Heureusement, au moment où j’écris ces quelques lignes, le retour de la commission a été annoncé. Toutefois, tout reste questionnable… à quoi s’attendre ?
Déjà, certainement pas à un gouvernement prêt à se remettre en question.
D’ailleurs, la semaine dernière se tenait le procès de Châteauroux, où 18 personnes étaient jugées pour avoir accueilli sans agrément – illégalement – et maltraités des dizaines d’enfants confiés à l’ASE du Nord. J’ai lu chaque compte-rendu avec une boule au ventre. Des enfants placés entre des mains censées les protéger, mais qui, au contraire, ont abusé d’eux. Ces histoires, je ne peux pas les lire sans que mon cœur se serre. Parce que je revois ces visages d’enfants que l’Etat a consciemment broyés. Ce procès devrait être un signal d’alarme, un point de non-retour. Mais pour être honnête, combien de temps avant que tout ça ne disparaisse dans l’oubli, englouti par l’indifférence générale ?
Aujourd’hui, je regarde tout ça avec un mélange de cynisme et d’espoir timide. Parce que l’espoir on me l’a appris dès l’enfance. On m’a dit que les choses finiraient par s’améliorer. Mais avec le temps, celui-ci a pris ce goût amer de l’attente infinie, de promesses non tenues qui finissent par nous rendre insensibles.
Quand j’entends des politiques parler de réformes et d’améliorations, j’aimerais pouvoir y croire sincèrement. Mais je sais aussi à quel point ces mots peuvent être vides. C’est ça qui me ronge : ce sentiment que malgré tout ce qu’on essaie, les choses changent si lentement, voire pas du tout.
Et je me demande jusqu’à quand ?
Moi j’en peux plus de rester spectateur. Je ne peux plus me contenter de simples promesses, pas quand je sais ce que ça fait d’être laissé pour compte.
C’est aussi pour ça que j’ai rejoint le Comité de Vigilance. Parce que je vois dans chaque mobilisation la force et la ténacité de ceux qui refusent d’accepter l’inacceptable. Oui nous sommes fatigués, mais nous continuons de nous battre parce que nous savons que derrière chaque dossier, chaque chiffre, il y a la vie d’un enfant qui mérite d’être entendu. Et moi, je veux faire partie de ce mouvement, de ce changement. Je veux faire partie de ces enfants cabossés, devenus adultes, qui ont marqué l’histoire le 7 mai dernier, fumigènes rose et banderole arborant fièrement ce slogan “Enfants placés d’hier et d’aujourd’hui : Justice et Réparation” devant l’Assemblée Nationale.
© Olivier Bonnin
OK on en est toujours là, à jongler entre annonces politiques et réalités sur le terrain. Mais je ne peux pas m’arrêter là. Parce que je sais ce que ça fait de se battre seul.
Parce que je crois qu’on peut faire bouger les choses. Pas grâce à ceux qui nous gouvernent, mais grâce à ceux qui refusent de se taire, comme tous ces jeunes que j’ai rencontrés au fil de ma vie et qui, comme moi, ont décidé de ne plus être spectateur.
A ceux qui lisent ces quelques lignes et qui n’entendent jamais parler de ces enfants, je vous invite à ouvrir les yeux : informez-vous, croyez en leur parole, aimez-les. Soutenez le Comité de Vigilance en les suivant sur leurs réseaux sociaux : @vigilanceASE.
Mais surtout : intéressez-vous à ces enfants. Ils seront bientôt comme moi, des adultes qui vous demanderont de rendre des comptes.